Chroniques berlinoises

2 août 2008

Chroniques berlinoises. IV. Janvier 2002

Mise à jour août  2018

JANVIER 2002

 

Kreuzberg, mon nouveau quartier

Le 30 décembre au soir, j’occupe mon nouvel espace, à Kreuzberg. Les commerçants turcs, majoritaires dans le quartier, sont aimables, plus aimables que les commerçants allemands de la chic Bayerischerplatz d’où je viens. Ils ont sauvegardé un quelque chose de cette convivialité orientale qui n’est pas seulement mercantile. À portée de main, un petit magasin de produits bio, tenu par deux hommes, deux Allemands, peu aimables. Leurs produits sont de qualité.  À proximité, une station de métro, la Gare de Görlitz, et devant ma porte, un autobus, le 129, qui non seulement traverse le Berlin des hauts lieus en un quart d’heure, vingt minutes les mauvais jours, rares, me laisse à quelques mètres de la bibliothèque, et circule jusqu’à minuit. Puis-je rêver mieux ?

Quand je cherche une rue, un commerce, je m’adresse de préférence aux Orientaux, leur réponse est précise et  chaleureuse. Dans ce quartier, beaucoup de «foulards islamiques». Le foulard est ici un marqueur de classe sociale. Les unes, aux allures de paysannes, souvent massives, revêtues de longs manteaux, le portent serré, de manière conventionnelle, le visage en est presque enlaidi, les traits adipeux trop marqués, tandis que les jeunes femmes en font une parure, qui met en relief la beauté des traits, des yeux. Le foulard, souvent de soie brillante, s’étale sur les épaules comme une étole. Entre la tradition des femmes des champs et les détournements astucieux des jeunes femmes des villes, je me demande souvent où se niche le religieux.

Dans mon nouvel appartement, j’apprends à vivre avec peu, et je goûte ce peu. Je me sens légère, plus légère qu’à Paris. Quelques assiettes, deux casseroles, une poêle… Je m’adapte. Pourquoi accumule-t-on tant de choses au fil d’une vie ? De nombreux achats m’apparaissent ici comme des formes de compensation, des réflexes pavloviens induits par la société marchande. Pourquoi ce désir de changement qui se fixe sur des objets ?  On peut vivre avec peu. Un rapport aux objets que les clochards eux-mêmes cultivent aujourd’hui, alors que les clochards de mon adolescence promenaient leur abandon les mains vides.

Un soir, dans ma rue, je découvre sur une façade d’immeuble, un immense graffiti qui me fait sursauter : demo-NPD abschlachten –  massacrer la démo-NPD. Un  verbe dont usait Julius Streicher pour évoquer les pseudo-massacres orchestrés par les Juifs, lors de la Révolution française. Abschlachten s’emploie pour les animaux d’abattoir.  Pulsion de mort sauvage. On n’est pas sorti de l’auberge nazie! Mais pourquoi donc les anti-de ressemblent, souvent,  comme deux gouttes d’eau, à leurs adversaires? Des anti-staliniens parlent comme parlaient les staliniens, des anti-nazis comme les nazis… et ainsi de suite.

Lundi 7 janvier 2002

Retour à la Budapesterstraße

J’ai retrouvé ma table devant la fenêtre avec vue sur le zoo.

Je travaille de manière plus méthodique qu’en décembre, un peu moins chien fou. J’apprends à gérer mes lectures. En décembre, au bout d’un temps, plus ou moins long suivant les jours, j’abandonnais d’un coup la lecture des rapports, minutes de procès et autres documents d’archives, après une respiration profonde, comme si je remontais d’un puits sans oxygène, je me levais, allais parcourir les rayonnages, feuilletant des ouvrages sur des sujets divers.  En janvier, j’alterne en toute conscience, la lecture de  documents d’archives sur les victimes et les ouvrages d’historiens, toujours distançant. Suivant mon état psychique qui dépend souvent des lectures de la veille, je dose la lecture des documents d’archives. Il m’arrive de dévorer des chapitres de résistants soviétiques, pour me sentir vivante, pour renouer avec de l’humain, ses haines, ses combats, l’incroyable créativité du Sapiens quand il affronte les Goliaths. Je participe, je m’identifie à cette commissaire qui regarde avec mépris ces bourreaux, avant d’être pendue, je jubile à lire les pages sur les poseurs de mines, j’avance avec eux dans les forêts, je me réjouis de voir les trains sauter sur des mines construites avec des riens de récupération. Ma respiration  est accélérée, je me réoxygène. Je me sens vivante avec des vivants. Je lis sans distance critique.  Oui, tous les partisans sont des héros. Oui, oui ! L’illusion est bienfaisante à l’âme. Après avoir lu des minutes de procès, des circulaires de Täter, des interrogatoires de certains responsables de massacres, l’écrasement de l’armée allemande à Stalingrad me comble.

Pour moi, la question est simple : sert-on la vie ou la mort ?

En janvier, je lis plus lentement, je prends le temps de relire certains documents. J’avais noté de manière presque inconsciente lors de mes lectures à 100 à l’heure que certains rapporteurs usent massivement du Je, d’autres au contraire n’usent que des formes impersonnelles. Relisant, je note que le je est souvent associé à des formes verbales qui disent l’exigence autoritaire et zélée. Dans ces Je performatifs, on entend la voix du botté, qui obéit et veut être obéi. Chaîne sans fin des rampants.

Quand  je lis les documents qui  décrivent l’horreur, quand je lis les minutes des  procès où se dévoilent l’inconscience épaisse des complices, des agents, des Täter, Mitläufer, quand je lis des souvenirs de rescapés, j’ai le sentiment d’être en veilleuse, ma respiration est minimale. Je n’éprouve rien qui ressemble à un affect. Les victimes sont à distance, très loin, comme les figures d’un mauvais rêve. Elles ont quelque chose d’irréel. La distanciation n’est ni consciente,  ni défensive,  ni protectrice.

La position de voyeur est délicate. Il importe de se bien tenir. Le respect des victimes interdit compassion, pitié, larmes — et identification.  On ne peut pas partager cette expérience-LÀ.  Dans un fauteuil. Le ventre plein.

Lucienne Idoine, résistante rencontrée à Blida, revenue de Ravensbrück, avait noté, et semble-t-il, apprécié le silence de l’écoute. Apparemment neutre. Les questions mêmes me semblaient déplacées. À l’époque, je pensais ne pas devoir étaler ma grande ignorance. J’avais été protégée, mon père, qui a vu venir la guerre dès 1934 et je tiens à le préciser, ce n’était pas un ‘penseur’ politique avait quitté l’Europe. Je n’ai pas eu peur comme mon amie Naomi sous le Blitz allemand à Londres,  je n’ai pas eu faim, bref, j’ai eu une vie normale de petite fille… Et même le vécu raciste de la fille de macaroni me paraît insignifiant, du moins aujourd’hui. Écouter avec respect ceux/celles qui n’avaient pas eu ma chance était la moindre des politesses. Mais, après la lecture des documents sur l’Extermination, j’ai compris que RIEN de ÇA ne pouvait se partager. Ne pouvait se comparer.

Le soir du lundi 7 janvier

Maison de la démocratie

Dans le cadre de l’exposition sur les Crimes de la Wehrmacht, des débats sont organisés.  Nombreux. À la sortie de la bibliothèque, je  me rends  à la Maison de la démocratie, Greifswalderstraße 4, dans l’ex-Berlin-Est, où sont regroupées une myriade d’associations. Ignorant où se tenait la réunion, j’ai erré dans des couloirs du bâtiment. Par chance une jeune femme s’était attardée dans son bureau, très étonnée par mon intrusion, elle découvrit les failles de la sécurité !

— Comment étais-je entrée?

J’avais pris le risque d’être enfermée dans le dédale des bureaux, l’heure de la fermeture approchant.

Elle était Iranienne, s’occupait de prisonniers politiques, me remit sur le bon chemin avec cette cordialité orientale, charnellement chaude.

Au rez-de-chaussée, les représentants de différentes associations, écologiques entre autres, étalaient leur littérature sur des tables à l’entrée de la salle. Des souvenirs des années 68  affleurent. La même fièvre de jeunes croyants.  Le thème de la discussion : Réveil de la conscience ou faux alibi pour la Wehrmacht? – Aufstand des Gewissens oder falsches Alibi für die Wehrmacht? Participent à la table ronde, des chercheurs et un représentant de la Wehrmacht Oberst Bernhard Gertz qui tiendra à souligner l’enracinement historique de ces hommes que l’histoire juge sévèrement.

Ces officiers du 20 juillet étaient des hommes de leur temps, répète-t-il.

Mais encore? Ils appartenaient à la même génération qu’Alfred Kantorowicz, Walter Benjamin, Brecht et tant d’autres anonymes qui furent obligés de fuir. Héritiers hautains d’une classe sociale à qui le monde appartient à la naissance, ils étaient convaincus de leurs bons droits de conquérant.

En fait, il faudrait dire : des hommes de la caste militaire.

Je n’ai rien appris de nouveau, les interventions résumant des ouvrages publiés. L’un des intervenants, qui remplace au pied levé un communicant absent, minaude. Coiffure originale. Deux amis, plus âgés, font la claque et applaudissent vaillamment à des propos sans intérêt. Pensée clanique?

J’observe souvent la salle dont l’écoute est attentive.  Une majorité d’hommes, de tous les âges, beaucoup d’hommes mûrs que le sujet concerne directement et quelques jeunes. Les femmes se comptent. À croire que la guerre est l’affaire des andres.

Le modérateur prend la parole, trop longuement aux yeux de certains. Et subitement, du pulsionnel fait craquer le policé de l’écoute. La salle a des choses à dire et veut le dire. L’un d’eux prend la parole et débite un texte préparé. Ça grince encore. Des éclats métalliques. Les voix qui s’élèvent sont cassantes, les intonations dures.  Je me sens agressée par ces voix d’hommes impulsifs. Je quitte la salle. Mon voisin de gauche, un homme jeune me suit. Une fois dehors, il me regarde avec un air de connivence. Lui aussi est frustré. Mais je n’ai pas envie de parler. Je m’encapsule. Il n’ose pas frapper sur la capsule, les signes de repli sont trop nombreux!

La journée à la bibliothèque a été dure. J’ai épluché les minutes du procès de médecins qui ont participé à «l’euthanasie» des handicapés. Les réponses aux questions des juges ont une telle épaisseur d’inconscience qu’on en sort pantelant. L’un d’eux, Heinrich Friedrich Karl Bunke, assurait, pour sa défense; n’avoir jamais ouvert le gaz lui-même. Il disait ne pas comprendre pourquoi ON l’avait choisi. Mais, à l’écouter à travers les procès-verbaux, on mesurait le flair psychologique des recruteurs. D’autres disaient avoir agi sans penser qu’ils agissaient contre la loi, puisque la loi les autorisait à… Il m’est arrivé de relire deux, trois fois, la même page, pour tenter de percer l’opacité des réponses.

Jeudi 10 janvier

Vor aller Augen – Devant tous les yeux

La bibliothécaire m’offre un livre, Vor aller Augen, un recueil de photos sur le nazisme au quotidien, édité  par un collaborateur de la Fondation, Reinhard Rürup, recueillies par Klaus Hesse et Philipp Springer. Photographies qui témoignent des persécutions au quotidien. En province. On savait. Ils/elles savaient. On voyait. Ils/Elles voyaient.

— Comment ont-ils pu regarder tout ça, sans rien faire ? se demande-t-elle à voix haute.

Des photographies de femmes tondues, injuriées… Photographies d’arrestations d’opposants, de Juifs, en plein jour au su et vu de tout le monde. Boycotts de magasins ‘juifs’. Devant des écoliers. Sur des places, dans des rues.

Samedi  19 janvier 2002

Meldungen aus dem Reich

Journée du samedi 19 à la Bibliothèque de la Potsdamerstraße. Une vaste et très agréable bibliothèque. Je voulais y consulter les ouvrages sur l’étude de la “langue nazie”.  Les ouvrages sont disponibles, mais n’ont pas encore été rangés. Manque de personnel. Une  maladie chronique en Europe, à ce qu’il semble. Je décide d’explorer les rayonnages consacrés au nazisme. Je  découvre une mine, les Meldungen aus dem Reich, les Rapports de la Police de la sûreté (SD).  Dix-sept tomes en format de poche.  Le nazisme au jour le jour. Je commence par lire de manière anarchique dans tous les sens, puis, lentement j’apprivoise la matière. Lisant des ouvrages sur la campagne de Russie à la  Budapesterstraße, je m’intéresse aux rapports des années 1941 jusqu’à Stalingrad. Une expression se fait litanie: on a sous-estimé nos adversaires.  Les sous-hommes bolchevisés commencent à faire peur! Je jubile.

Ces rapports qui tentent de saisir l’humeur du peuple, les effets de la propagande,  permettent d’entrevoir  certains mécanismes à l’œuvre dans l’aveuglement volontaire. J’ai souvent pensé qu’un discours politique n’avait d’échos que s’il rencontrait du désir. Le peuple allemand, dans sa majorité, semble avoir aimé son Führer. Comme une certaine France a aimé son Maréchal... Aimer désigne ici des formes de complicité quasi corporelle, traversée de jouissances à la fois troubles et transparentes. Complicité qui n’est donc pas seulement effet d’imposition, de dressage, de pouvoir. Un processus de satellisation, on pense recevoir de la lumière qui émane de la figure dont on a fabriqué le charisme. Des échanges troubles et troublants.

Je relève à la pelle des exemples de ce que j’ai appelé les  effets de boomerang. Car la Bêtise a des retours de bâtons en force. Ça cogne. Un motif revient souvent qui m’amuse : l’adultère des femmes allemandes tombées sous le charme d’hommes venus d’ailleurs. Les hommes sont au front, à la conquête de nouveaux espaces pour permettre l’extension de la race aryenne, à l’arrière, les femmes sont seules dans leur ferme, leur commerce, leur entreprise… Pour remplacer les hommes allemands, on déporte de la main-d’œuvre étrangère, beaucoup de Slaves, Russes, Polonais, des prisonniers de guerre… Et ces hommes finissent parfois dans le lit des femmes allemandes. Le lit conjugal en est souillé, mais aussi le völkisches Blut – la pureté du sang germanique. Des enfants naissent qui ne seront pas de purs Germains. Les mouvements imprévisibles de la vie rusent avec la Bêtise. Et la dénudent. Je jubile devant chaque effet de boomerang.

Le rapporteur tente d’expliquer ces rapports sexuels, interdits. C’est souvent drôle! Les femmes aimeraient l’exotique des cheveux noirs, elles subiraient l’emprise de ces hommes qui menacent de partir (!?) si… Il m’arrive de photocopier la page d’un rapport à plusieurs exemplaires, afin de faire partager mes trouvailles, car le personnel n’a pas le temps de lire les livres, il les répertorie. C’est une bibliothèque dure, où le rire est rare et d’autant plus précieux. Rire jaune et bref, bien sûr. Quand on sait les suites dramatiques pour les coupables. Après avoir été exhibées, livrées à la vindicte des regards, les femmes sont humiliées, rasées, les hommes exécutés.

Les formes de résistance aussi sont parfois drôles : ça va du fantôme qui erre la nuit aux tables spirites, en passant par les horoscopes qui annoncent la fin proche du Reich. Les Tsiganes abhorrés jouent un rôle dans ces sombres prédictions.

Je quitte avec regret la bibliothèque qui ferme à 21 heures. J’aurais volontiers passé la nuit !

Le lundi, revenue à la Budapesterstraße, je demande cette collection. Elle était à portée de mains sur un rayonnage. La fin du séjour approchant, je m’y consacre. Je lis de manière thématique. Les Juifs, Stalingrad, les rumeurs. J’adore les rumeurs et les blagues politiques qui sont des formes verbales de résistance.

Je découvre, non sans étonnement, la résistance de l’église catholique au quotidien, les rapports y font souvent allusion. Une résistance auto-centrée. Il n’est jamais question des Juifs. Mon amie Diete* a donc raison,  les Églises qui avaient réussi à stopper «l’euthanasie» des handicapés auraient pu faire quelque chose pour les Juifs, si elles avaient voulu. Mais elles n’ont pas voulu.

J’avais tendance à négliger la lecture des pages portant sur l’Économie-Wirtschaft, un jour, je découvre leur intérêt après avoir lu des lignes sur la pénurie de textiles, la pénurie d’or pour les dentistes.  J’en parle à D. qui ne cesse de dire que  l’Extermination a toujours été idéologique/économique, qu’il faudrait même créer un mot pour les rendre indissociables et non hiérarchisables. Pas «marxiste» cette remarque, contrairement à ce que pense sa supérieure hiérarchique de la Technische Hochschule, où D. travaille avec des architectes qui ignorent que l’architecture est aussi une affaire politique. L’historienne-sociologue passe pour un trouble-fête, trop politisée qu’elle serait !  Je lui suggère de leur donner à lire ces rapports.

—  Leur faire lire ces pages ?!  Ça ne sert à  rien, leur “apolitisme” ou plus exactement, leur “objectivité scientifique” est trop confortable pour qu’ils/qu’elles veuillent la remettre en question. Si je dis que les Allemands avaient besoin de textile, elle (sa supérieure hiérarchique) me regarde, avec des larmes dans les yeux, et me dit que j’exagère !

On a raison de se méfier des larmes.

Travail de récupération, de recyclage du vivant ET des choses. L’économique se revêt d’idéologique, pour gagner en dignité ou se faire oublier?  Je mesure la difficulté de penser ces documents dans leur complexité.

Quand on approche de la fin cataclysmique, la structure des rapports se désorganise, les sous-sections disparaissent, les informations sont données pêle-mêle. Sur les pages du dernier tome souffle un vent de folie. Les alliés avancent, les Soviétiques pénètrent en Allemagne, mais le peuple continue d’espérer, de croire à un miracle, à l’arme secrète. On espère même l’invasion, car «tout se décidera là». C’est parfois si fou que j’ai le sentiment de ne pas avoir bien compris, il me faut relire.

J’en discute souvent avec D. pour mettre à l’épreuve la compréhension des rapports. Elle attire mon attention sur les contre-rapports de la Sopade. Il serait intéressant de comparer année par année, les rapports nazis et les rapports des sociaux-démocrates en exil.


Mercredi 23 janvier

Die Augen von Auschwitz – Les yeux d’Auschwitz

Tandis que la photocopieuse chauffe, je jette un œil sur les nouveaux livres qu’un intérimaire enregistre. Un petit livre, au titre étrange, arrête mon regard. Die Augen von Auschwitz – Les yeux d’Auschwitz, Le cas du Dr. Karin Magnussen de Hans Hesse. Au dos du livre quelques informations sur ce professeure de biologie qui propagea la théorie raciale. Elle s’intéressait aux yeux, à l’hétérochromie. À partir de mars 1943, elle travaille sur du matériel humain, des yeux de Tsiganes assassinés. D’enfants tsiganes assassinés «par une piqûre dans le cœur». C’est un ex-assistant d’Otmar Freiherr von  Verschuer,  directeur de l’Institut  du Kaiser-Wilhelm-Institut  (KWI ) für Anthropologie, menschliche Erblehre und Eugenik – Institut  Kaiser-Wilhelm  d’anthropologie, de génétique et d’eugénique, le Dr. Joseph Mengele qui lui procure ce  “matériel inestimable”.

J’oublie la photocopieuse, parcours le dernier chapitre, pour savoir si elle a dû répondre de sa criminelle activité de recherche. En 1945, elle retournait dans sa ville natale Brême, enseignait la biologie dans un lycée. En 1946, elle dut s’expliquer sur son appartenance au Parti, mais elle fut classée  M’, Minderbelastet – peu chargé. Après le blanchiment en mars 1968 du maître, Otmar Freiherr von  Verschuer, qui avait mis en relation les deux assistants,  Karin Magnussen parvient à asseoir son statut  de «scientifique apolitique».

Je parcours l’introduction qui s’ouvre sur une épitaphe commémorative, feuillette le reste de l’ouvrage. Des photos d’enfants tsiganes déportés à Auschwitz ponctuent le texte.  Je tombe sur une tête d’enfant dans du formol. Je  referme l’ouvrage, le repose sur le chariot, vivement, comme si je voulais effacer cette vision. Mais cette image, à peine entrevue, reste ineffaçable.

— Vous pourrez l’emprunter demain, me dit madame Roschmann.

—  Non, je l’achèterai et le lirai à Paris.

La lecture de certains ouvrages exige d’être apprivoisée.

On n’en finit pas de découvrir l’horreur. Comment font les historiens pour s’attaquer à de tels sujets dans la longue durée? Même si les méthodes historiques permettent d’établir la distance critique nécessaire à la pensée, il faut d’abord passer par les documents. Ne travailler que sur le nazisme, me disait D. m’est impossible… Je somatise. Curieusement, nous somatisons de la même manière. Elle use des mêmes mots que moi pour dire qu’elle a le sentiment de respirer au ralenti quand elle lit certains documents. Quand je lui dis que j’ai appris à alterner les lectures, et que les mémoires de résistants sont un antidote.

— Pour moi aussi! dit-elle vivement.

On n’est jamais aussi singulier qu’on le croit.

La bibliothécaire, à qui j’ai montré le livre, me dit que la bibliothèque lui était «souvent lourde à porter».

Jeudi 24 janvier 2001

J’apprends la mort de Pierre Bourdieu par le Tagesspiegel qui lui consacre un long article, signé par Rolf Spinnler.

Vendredi  25  janvier

Un petit conte berlinois

À la sortie de la bibliothèque, ce vendredi soir, je passe chez un bouquiniste, un homme charmant, à qui j’avais demandé de me dénicher deux ouvrages de Bert Engelmann, lus chez mes amis. J’aime sa manière de refaire l’Histoire de l’Allemagne, en cultivant le regard, qu’en termes brechtiens, je dirais plébéien. C’est tonique. Racontant l’histoire de la bombe atomique dont le secret est emporté dans les neurones de  savants juifs et non juifs, il conclut en disant que le nazisme a été vaincu par ceux qu’ils méprisaient,  par les Juifs donc et par les Soviétiques. Évident, encore fallait-il le dire.

Dans le fil de la conversation, je lui demande si on trouve Mein Kampf, feuilleté la veille à la Budapesterstraße. Une faveur, il est interdit de consultation. Je souhaite le lire, et peut-être analyser des fragments.

L’ouvrage est interdit, mais on le trouve sur Internet, sur les sites nazis.

La suggestion me fait sursauter.

— On doit pouvoir le trouver, c’était un livre qu’on offrait aux jeunes mariés, il doit  encore traîner sur bien des rayonnages.

Au bout d’un moment, il sort un sac de plastique d’un tiroir et en extrait, Mein Kampf, un petit livre rouge qui ressemble au petit  Livre rouge de  Mao. Son prix?  Il confirme ce qui m’a été dit à la bibliothèque, entre 250-300 DM. Il se contenterait de 250 DM. Je convertis la somme, plus de 1000 Fr.

—  Jamais,  je ne débourserai  une telle somme pour ce bouquin!

Je le feuillette, l’édition est soignée, le papier de qualité et de plus, il est imprimé en lettres romanes et non gotiques, je pourrai donc le scanner sans difficulté.  La conversation suit son train. Je parle du premier chapitre, lu en bibliothèque. Je dis trouver intéressante, sa manière de raconter son enfance.

Il lisse ses phrases, fait du style,  j’aimerais y regarder de plus près… de toute évidence, il  construit son image de future incarnation d’un Reich millénaire…

Je lis en riant, certaines phrases, un peu pompeuses. Il dit «respecter» son père malgré sa dureté, mais il «aime» sa mère. Une enfilade de stéréotypes. Sa découverte du monde juif serait comique de bête naïveté si on ne connaissait pas la suite. Je lis. Il rit.

Au bout d’un moment, il me dit :

—  Pour un travail scientifique, je pourrais vous le prêter…  deux mois…

Je crois avoir mal entendu, je le fais répéter. J’ai bien entendu leihen – prêter. Je le regarde émue. J’accepte. Et j’emporte Mein Kampf. Ce libraire-antiquaire berlinois, qui ne connaissait que mon nom, ne m’a demandé ni caution ni carte d’identité. Rien. J’emportais 250 DM.

Je me précipite dans le magasin où j’ai l’habitude de faire des photocopies d’ouvrages,  je demande le prix de la copie de ces 800 pages. Environ 25 DM. Je me promets de revenir. Au moment où je sors, une employée me dit:

—  Je peux le faire pour vous, si vous  voulez!

Je suis un peu embarrassée. Confier ce livre à quelqu’un d‘autre me gêne, mais l’offre est trop alléchante.  Je préviens.

— Attention, le livre est affreux, mais précieux.

Voilà comment, à Berlin, j’ai fini  par avoir la copie d’un livre que je cherchais à acquérir depuis longtemps. Sans me ruiner. Et sans fatigue.

Le lendemain, je raconte cette histoire à la bibliothèque, avec un certain plaisir. «À  Berlin?!» disent-ils incrédules. Je m’empresse de préciser ex-Berlin-Est.  J’ignore si l’antiquaire est wessi ou ossi. Peut-être un Wessi qui s’est installé à l’Est après la chute du mur.  Il ressemble au gardien du site de Plötzensee. Une même fragilité.

Il me reste maintenant à trouver le temps — et l’envie — d’analyser des fragments d’un ouvrage très connu, mais rarement lu. C’est une autre histoire.

À Paris, sur les quais, en face de Conforama, j’avais lorgné la première traduction française de J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, publié hors commerce, par les Éditions Sorlot (Nouvelles éditions latines, proches de l’extrême droite).

Son prix ?

4000 Fr.

— Pour ÇA ?! avais-je répliqué.

C’était une traduction interdite par Hitler.

Le traducteur avait osé traduire et souligner ce qui attendait la France. Regrettant, semble-t-il, la franchise de son programme politique, Hitler exigea des coupures que l’éditeur refusa.

J’ai appris par la suite que les bouquinistes de cette boîte noire étaient sous surveillance policière. De l’extrême-droite gauloise.

Dimanche 27 janvier

Visite de l’exposition Holocaust au  Kronprinzenpalais, Unter den Linden, pour le 60e anniversaire de la conférence de Wannsee. D. est venue me rejoindre. Elle a souvent les larmes aux yeux.

— J’ai appris à ne pas refouler mes larmes, durant mon analyse, dit-elle, en guise d’explication.

L’exposition organisée par le Deutsche Historische Museum donne à voir quelque mille documents, photographies, affiches, lettres, lettres de soldats, journaux privés, objets divers, prêtés par différentes instances allemandes et internationales. Pour s’achever sur l’Histoire de la mémoire allemande de l’Holocauste, de Nuremberg, la ritualisation mémorielle présente, en passant par le procès Eichmann en 1961, les procès d’Auschwitz à Francfort en 1963-1965, et à partir de 1979-1980, l’intérêt croissant pour les victimes.

Exposition lourde, chargée de questions effleurées. Trop de monde dans des salles étroites, on respire mal. Des parents sont accompagnés de jeunes enfants. J’avoue ne pas comprendre. Je sors assez rapidement. Et j’attends D. dans le froid.

Je regrette de partir, durant la durée de l’exposition  du 17 janvier au 16  avril, des tables-rondes sont organisées, des films projetés. Les nouvelles générations d’historiens font un travail d’Inquisiteurs. Les Berlinois de tous les âges sont nombreux à les suivre. L’exposition sur les Crimes de la Wehrmacht, qui s’achevait, aurait déplacé 42 000 visiteurs.

Mercredi 30 janvier

Aux Bundesarchiv – Archives d’État

Le mardi 29, j’ai pris congé de la bibliothèque. À regret. Vous allez nous manquer, me dit gentiment la bibliothécaire. J’aurais une manière tonique de lire certains documents et d’en faire état.

J’avais décidé d’aller aux Archives d’État- Bundesarchiv, à la recherche des originaux des deux rapports d’officiers analysés, celui de l’Oberleutnant Walther et celui de l’Oberleutnant Liepe, qui dressaient le procès-verbal de la mise à mort d’otages juifs et tsiganes. Le mercredi 30 janvier 2002, j’allais donc à Lichterfelde, je découvrais dans un quartier résidentiel une micro-ville dans un parc.

À l’entrée, quelques difficultés. Je n’avais pas téléphoné pour annoncer ma venue, me contentant du coup de téléphone de la bibliothécaire annonçant ma visite. Je jouai donc de l’accent français. On m’autorisa à pénétrer. Je commençai par me perdre, une voiturette chargée de documents me déposa devant le bâtiment recherché.

Je n’avais pas l’intention de chercher moi-même les originaux, je pensais déposer la demande. Mais la bibliothécaire de service préféra commander les films en urgence,  pour que je cherche moi-même les rapports convoités. Je m’installai donc et parcourus deux films de documents sur la Wehrmacht, avec une certaine fébrilité, car le temps m’était compté. Les documents avaient servi à Nuremberg. Je photocopiai tous les rapports où je repérais des situations, des mots qui faisaient échos aux analyses, dont Sühne – expiation, seul ou dans un mot composé. Je finis par trouver le rapport Liepe (NOKW-497) que j’avais presque oublié tant les rapports parcourus m’avaient absorbée.

Le soir, je montrai à mon amie historienne, le rapport-Liepe pour l’inviter à déchiffrer avec moi une note manuscrite commentant le mot befriedigt – apaisé, satisfait. Il était dit dans le rapport que les unités rentraient satisfaites après avoir exécuté du juif. Nous hésitons un moment. Je parviens à reconnaître trois  signes de l’écriture gotiques le s /∫  de also, le h  de doch (une sorte de f avec deux boucles), et  le d  qui ressemble au symbole √, je déchiffre : also doch! suivi, à distance, d’un très grand point d’exclamation.  Un lecteur (lequel ? juge de Nuremberg ?) s’était-il  interrogé sur la possible jouissance des soldats lors des  exécutions ? Comment le traduire ?  Nous y voilà ! … Ah ! quand même ! …  Je le disais bien! … Le traducteur germano-américain, Frank Freudenthal, a traduit befriedigt par satisfied, et  also doch par Really now. Un second point d’exclamation, discret, interpelle les deux lignes qui totalisent le nombre des exécutés : sous  449 a été ajouté à la main  269. Ont été soulignés le passage qui fait état du vivat crié par quelques prisonniers, et sur la page 5, l’adverbe  leider-malheureusement. Des éléments que j’avais moi-même relevés, interrogés, lors de l’analyse.

Dans la foulée, j’ai photocopié des pages de Journaux de guerre, de Rapports d’activité, qui font état de l’intense activité partisane, en Serbie en particulier, autour entre autres de Pancevo, partisans qui infligent des pertes sérieuses à l’armée victorieuse, et mine lentement, mais sûrement, le sentiment de toute-puissance de la Wehrmacht. «Une guerre d’Indiens» dit un rapport, pour laquelle l’armée manquait d’expériences. Mais, si les dégâts matériels infligés à l’ennemi sont massifs (ponts, routes, installations militaires, câbles électriques, téléphoniques…, entrepôts de céréales…, trains), les pertes dans les rangs des partisans sont importantes. Sur la liste des «attaques communistes», jointe au rapport-Liepe, j’ai relevé les chiffres suivants : 521 morts, 99 prisonniers, pour 82 «Allemands» (56 morts et 26 disparus).

Les actions de représailles – Sühnemaßnahmen sont un leitmotiv monotone de tous les rapports d’activité lus : tantôt les chiffres sont précis, ici 2, là 16, ailleurs 80, 10, 90… exécutés, tantôt l’indication est indéterminée : «plusieurs centaines de communistes ont été exécutés – von mehreren hundert» à Belgrade, le 9.10.41. D’une manière générale, les fusillés seraient “communistes”. J’ai relevé  quelques associations de communistes et de Juifs, exécutés pour les sabotages survenus. Ainsi le 5.7.41 ont été exécutés  10 communistes et 3 Juifs ;  à la page suivante, le 6.8.41 à Agram : «des terroristes ainsi que 98 communistes et otages juifs (ont été) exécutés» ; le 29.7., à Belgrade, «122 communistes et Juifs ont été exécutés pour les actes de sabotages mentionnés». Parfois, le rapporteur se contente de noter le lieu et le nombre d’exécutés.

À la date du 20.7.41, on lit :

Ont été exécutés :

Valjevo        17
Cacak          12
Usice           22
Palanka       16

Et ainsi de suite .

En fin de parcours, j’ai photocopié une liste de 49 officiers italiens, exécutés à Saranda le 5.10.1943. Le plus âgé avait 45 ans, la majorité avait entre 20 et 30 ans. Ils venaient de tous les coins de l’Italie. Rome, Milan, Palerme, Venise, Florence… L’un d’eux, né le 20.12.12, à Noto (Syracuse), des lieux qui appartiennent à la protohistoire sicilienne, des hauts lieux de croisements génétiques (hellènes, sémites…),  porte un nom proche de celui de mon père : Passarello Giovanni. Le rapport ne donne pas les raisons de ces exécutions.

Avant de quitter les Archives, je me heurte à un problème imprévu. J’ai beaucoup trop photocopié. Il me suffisait d’appuyer sur un bouton ! Je pensais pouvoir régler la note et emporter les photocopies.  La responsable m’explique qu’on m’enverra la facture et que je recevrai ensuite les photocopies. La procédure me paraît si compliquée que j’éclate de rire. D’un rire franc, pas même teinté d’ironie. So was !? J’explique toujours riant  que le virement va me coûter plus cher que les photocopies. Je ris de si bon cœur, qu’elle finit par sourire et dire :

Ach, Ja !  bei uns… wissen Sie –  Eh oui ! vous savez, chez nous… Vous êtes Française? Quand revenez-vous?

Je lui dis en insistant  que je partais le lendemain. Elle finit par accepter le paiement immédiat et me donne les photocopies. Par chance, je pouvais faire l’appoint, sinon je perdais le bénéfice du rire.

Il faut être Française, pour pouvoir rire et faire sourire aux Bundesarchive, me dira  D.

L’herbe est toujours plus verte ailleurs !

Je ne suis pas sûre que tu aurais pu rire au nez d’un fonctionnaire des Archives nationales françaises!  Ce que j’en sais par une amie israélienne n’est guère encourageant… Elle parlait même  d‘un certain racisme… les choses ont-elles changé? La France est parmi les pays européens, celui où les archives sont le plus difficilement accessibles! Et pas seulement quand la droite est au pouvoir !

— Pas très démocratique ! remarque-t-elle surprise.

J’opine. Oui, pas très démocratique.

 

Je m’étais promis, en décembre 2001, de retourner à Sachsenhausen. En 2002, je ne suis pas retournée à Sachsenhausen.

P.-S du 20 juillet 2018

* Dr Dietlinde Peters est une historienne du nazisme, travaillant pour des musées berlinois et autres instances. Auteure d’ouvrages sur l’Extermination. S’intéressant aux personnes, reconstituant leurs parcours, rédigeant les textes de Stolpersteine  ces plaques de cuivre qui rappellent le propriétaire d’un magasin, d’un appartement, d’une arrestation…

Son histoire personnelle, qui est une histoire allemande, mériterait d’être racontée. L’histoire de la mise au rebut d’une brillante universitaire de la génération 68. Dénoncée comme communiste, à une l’époque où il valait mieux avoir été un ancien nazi. Au moment, où les partis cherchaient des collaboratrices, elle aurait pu faire carrière en politique dans le cadre du Parti socialiste allemand. Mais, elle refusa de collaborer avec un politicien trop corrompu…  Elle vit pauvrement, en marge, payée à la prestation. Retissant patiemment la vie ordinaire de disparu-ues. De l’ histoire politique allemande. En partie ignorée.

J’invite à lire les Jüdische Miniaturen, Spektrum jüdischen Lebens, publiés par Hentrich&Hentrich. En particulier, la miniature «Dr. Martha Wygodzinski (1869-1943], L’Ange des pauvres, médecin berlinois». Une TRÈS belle Personne, au service des plus démunis, des femmes et des enfants en particulier. Déportée à l’âge de 73 ans à Theresienstadt en juillet 1942.

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