Chroniques berlinoises

3 août 2008

Chroniques berlinoises. III. 3. Novembre 2000


NOVEMBRE 2000 (suite 2)



Les Chroniques berlinoises de Novembre-décembre 2000 [III] ont été coupées en 4 parties. Pour chacune d’elles, un inventaire des sous-titres est proposé dans PAGES.

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Samedi 25 novembre 2000

Plötzensee

Le temps est gris, brumeux, le ciel est bas. Un bon jour pour aller à Plötzensee, un lieu de mémoire- Gedenkstätte. Il est des lieux qui ne peuvent être vus dans la pleine lumière solaire. Je ne saurais dire pourquoi.

À la descente de l’autobus, je découvre un paysage urbain, très découvert, fait de ponts, d’autoroutes se croisant, voilé par un crachin très fin qui rend la chaussée glissante. Le paysage embrumé participe de la tristesse des lieux. Je traverse un pont, une route, m’engage sur le Hüttigpfad – Chemin Hüttig. Je longe un mur de briques sur ma gauche, très haut ; sur la droite, un garage pour camions de livraison. Une étrange voiture qui semble sortir d’un film des années trente avance lentement à ma rencontre. Silence pesant. Le claquement de mes talons sur les pavés résonne dans ma tête. C’est sinistre. Je me défends en avançant d’un pas décidé et ferme dans le Hüttigpfad. J’apprendrai quelques instants plus tard qu’il s’agissait du nom du premier communiste exécuté le 14 juin 1934 à Plötzensee. Richard Hüttig fut décapité à la hache dans la cour de la prison à l’âge de vingt-six ans. Le premier d’une longue lignée de décapités.

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Plötzensee, un nom de lieu, souvent rencontré — Exécuté-ée à Plötzensee, le… — Je savais que c’était une prison, un lieu d’exécution, mais guère plus.

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Plötzensee, un nom de lac, pour désigner une prison, construite entre 1869 et 1879 à proximité, ainsi décrite dans la brochure publiée par le Centre historique du Mémorial de la résistance:

« [..] Les bâtiments en brique nue s’élevaient sur un terrain de plus de 25 hectares et étaient entourés d’un mur de six mètres de haut. Les logements de fonction du personnel se trouvaient à l’extérieur de l’enceinte. L’établissement comprenait cinq bâtiments de détention de trois étages, d’une capacité de mille quatre cents détenus environ. Il était construit selon le système panoptique qui permet une bonne surveillance grâce à des plafonds dotés d’une ouverture centrale et à une disposition cruciforme des bâtiments. Avec les centres de travail, la chapelle et les cours intérieures entourées d’un mur, les bâtiments carcéraux formaient un monde à part, régi depuis toujours par une surveillance et une discipline sans faille dans la tradition militaire prussienne. Rares étaient les personnes du « dehors » qui savaient ce qui se passait derrière les hauts murs de Plötzensee.
Sous le national-socialisme, le système pénitentiaire classique se mue, à côté du nouveau régime concentrationnaire extrajudiciaire, en instrument politique de répression et de mise à l’écart des « ennemis du peuple ».

Les bâtiments endommagés par les bombardements ont été rasés après la guerre, le mémorial se trouve dans l’ancien bâtiment des exécutions, rénové. Deux salles qui ressemblent à une chapelle désaffectée, entourées d’un petit jardin.

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Ces espaces vides, dont un avec des crochets de boucher au plafond, me défont, j’en sors rapidement. Je me dirige vers une petite bâtisse, pensant que c’est une librairie. Un homme jeune, gardien des lieux, vient à ma rencontre. On bavarde, longuement. Paysagiste, “architecte des espaces”, avait-il ajouté, il est au chômage. Comme gardien des lieux, il gagne 20 DM de l’heure. Il se dit satisfait.

Durant notre conversation surgit un couple de policiers. Ils viennent de temps à autre, me dit-il. — Pourquoi ? Il hausse les épaules légèrement pour dire qu’il ignore la raison de ces visites. Le mémorial est donc surveillé.

Je parle de Sachsenhausen. Il refuse ce genre de pèlerinage, « pas maso ». La réplique est vive et contraste avec le ton très doux de la discussion. D. avait employé le même verbe pour dire ce refus — ersparen- se dispenser, qui pourtant travaille sur le nazisme.Je conteste cette position. A-t-on même le droit de se protéger ? S’y risquer et en garder la mémoire est notre seule manière de nous incliner sur ces tombes vides. Et pour en garder la mémoire vive, il faut passer-par. Passer par quelque chose d’indéfinissable qui ressemble plus à un état de mal-être qu’à un sentiment précis, passer par quelque chose qui ressemble à du dégoût, mais n’en est pas… Passer-par pour passer à autre chose, pour soi, pour et avec les autres. Peut-être, une bonne manière de brider sa propre violence, d’éviter qu’elle ne déborde, d’en faire quelque chose, d’être attentif à ce que parler veut dire… Il ne discute pas mes arguments. Il ne peut pas, simplement. Ich kann nicht. Je n’ai rien à dire. Après un long silence, il dira :

C’est dur d’être né dans un pays où se sont passées de telles choses. On a forcément des tueurs, des complices dans sa famille proche ou lointaine, dans son entourage.

Il regarde devant lui un moment. Je respecte ce silence.

— Moi aussi, j’ai eu du mal à me décider… C’est « après » (avec accent d’intensité) avoir analysé des textes nazis dont deux rapports militaires que j’ai éprouvé le besoin de « passer »  par ces lieux… Une manière de s’incliner…

— Pourquoi « après » ? dit-il à voix basse.

— Quand on analyse des textes, texte de propagande, rapports d’officiers qui viennent de mettre à mort des Juifs, des Tsiganes, on est au cœur même de l’événement, ce que le discours historiographique ne permet pas, l’écriture de l’historien/ne avec ses hypothèses de travail, son arsenal méthodologique, etc., joue le rôle de filtre distanciateur, pour lui-même d’abord, et donc pour le lecteur. L’analyse d’un rapport de Täter (en ce cas militaire) oblige à entrer-dans,  on y passe beaucoup de temps, l’expérience en est éprouvante… après on peut affronter une autre épreuve du réel de l’extermination celle du passage par les lieux, me semble-t-il …

— Ach ! – Ah ! (Tiens!) comme adressé à lui-même.

Dans le jardin qui entoure les deux salles vides, des urnes,

vides, précise-t-il.

Comme deuil impossible à faire.

Je lui demande si les visiteurs de ce mémorial sont nombreux.

— C’est variable, on peut rester des heures sans voir personne et soudain, deux, trois cars arrivent et déversent des touristes. Ils font un tour de piste et repartent… peut-être pour un parc d’attractions… la visite des mémoriaux est dans l’air du temps… Qu’emportent-ils ? dit-il en conclusion, comme se parlant à lui-même.

Une sympathie est née. Je lui donne mon adresse parisienne. Je relève la sienne et associe son nom à Plötzensee, un lieu de supplice comme repère mnémotechnique. La pollution a des formes diverses.

Sur le chemin du retour, avant de prendre le métro, je déambule un temps dans l’équivalent de Belleville à Berlin. La population y est plus bigarrée, plus vivante que dans mon périmètre préféré, qui, par comparaison, en devient presque terne.

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Revenue dans “mon” quartier, je m’installe dans un café et je lis la brochure emportée. Il m’arrive de relire des paragraphes, espérant avoir mal compris, tant les faits mentionnés sont terrifiants.

À Plötzensee, la mort était donnée par pendaison ou par décapitation, à la hache d’abord, ensuite à la guillotine, à partir 17 février 1937 — date de la livraison de la guillotine (la circulaire instaurant la guillotine datait du 28 décembre 1936).

À Plötzensee furent exécutés des adversaires du régime. Dont les responsables de l’attentat manqué du 20 juillet 1944. Entre le 8 août 1944 et le 9 avril 1945, «au moins quatre-vingt-six personnes sont exécutés».

À Plötzensee furent exécutés des civils étrangers, polonais et tchèques en particulier.

À Plötzensee, on mourait pour avoir caché des Juifs, des déserteurs, donner de la nourriture à des déportés au travail obligatoire. Mais on mourait aussi pour de petits délits, du vol à l’étalage ou de l’«abattage non déclaré». On mourait pour avoir douté du génie militaire d’Hitler and Co., pour avoir colporté des blagues politiques.

Ainsi à Plötzensee fut exécuté Karl-Robert Kreiten, un jeune pianiste, remarqué pour ses talents, qui avait obtenu des prix internationaux de musique. Il était né en 1916 à Bonn d’un père musicien néerlandais et d’une mère française. Il avait osé en 1943 exprimer des doutes sur la stratégie militaire d’Hitler. Dénoncé à la Gestapo, il est condamné à mort le 3 septembre 1943 par le Tribunal du Peuple. Sa famille obtient une promesse de grâce de la Chancellerie du Reich. Mais K.R. Kreiten avait été exécuté dans la nuit du 7 au 8 septembre 1943 — sans ordre d’exécution. Une «méprise». Aucun des fonctionnaires impliqués n’eut de compte à rendre.

À Plötzensee, on peut suivre la courbe ascendante des changements fondamentaux qui s’opèrent dans le système judiciaire, l’émergence d’une nouvelle rationalité qui balaie ce que la République de Weimar avait tenté d’instaurer et préfigure ce qui va advenir : tuer le maximum de personnes en un minimum de temps. C’est tout le système judiciaire qui est transformé dans le sens d’une répression de plus en plus féroce et qui rend caduque la réforme du système pénal menée sous la République de Weimar, qui faisait, entre autre, une large part à la réinsertion des détenus. L’augmentation du nombre des exécutions impose une procédure de plus en plus rapide.

Tuer un maximum de gens en un minimum de temps, tel était, à l’Est, le souci des officiers de la Wehrmacht dont j’ai analysé les rapports. En Allemagne, Otto Thierack, l’entourage du Führer et le Führer lui-même exigeaient l’accélération des procédures.

Pour «réduire nettement les délais», on introduisit quelques innovations techniques simples – einfacheren Vorrichtungen (Rapport 101 du 12 décembre 1942). Ainsi, les crocs-de-boucher que le visiteur découvre dans une des salles du mémorial permettaient d’exécuter par pendaison plusieurs personnes à la fois, à partir de décembre 1942. Arvid Harnack, Harro et Libertas Schulze-Boysen et d’autres membres de l’Orchestre rouge sont pendus en même temps, le 22 décembre 1942. La guillotine aussi permettait de gagner du temps.

Sur le plan judiciaire, l’accélération des procédures entraîne l’interdiction des recours. Le rituel de mise à mort est lui-même simplifié, le 15 octobre 1942, une circulaire du ministre de la Justice interdit la présence des aumôniers. On tue à la chaîne, les méprises sont nombreuses. Pour gagner du temps, les décisions d’exécution, les noms sont transmis par téléphone du ministère de la Justice au procureur de Plötzensee.

En 1942, le nombre des pendaisons planifiées est impressionnant. Sont en attente : un prisonnier de guerre français Jumel, condamné à la peine capitale le 27 juillet 1942 à Kassel par jugement du tribunal de l’état-major de la division 409 ; un ancien officier de marine Klotz condamné à la peine capitale pour atteinte à la sûreté de l’État et haute trahison. Le ministère de l’Aviation de son côté avait annoncé :

« par téléphone que plusieurs condamnations à mort pour haute trahison seraient vraisemblablement prononcées cette semaine par le Tribunal militaire du Reich. Il est probable que le Führer ordonnera la pendaison et les 51 services judiciaires sont priés de veiller à une exécution immédiate.»

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Plötzensee dit à la fois la “nouvelle” société, et la guerre que le pouvoir nazi mène sur deux fronts : à l’intérieur d’abord, contre la fraction gauche du peuple allemand, contre les Juifs, et très rapidement contre tous les transgresseurs de LA Norme établie ; et à l’extérieur contre les populations qui refusent l’asservissement. Avec deux instruments : la Justice et l’Armée.

De hauts et petits fonctionnaires de la Justice, structure classique d’un État moderne, ont été les instruments privilégiés — et zélés du national-socialisme. Faut le redire. Des juges, des procureurs ont mené à leur manière une guerre contre la société civile allemande pour étouffer dans l’œuf le moindre germe de rébellion.

De 1933 à 1944, la législation est de plus en plus répressive : avril 1933, création d’une cour spéciale (Sondergericht) dans chaque ressort de tribunal supérieur du Land (Oberlandesgericht), mai 1934 est créé le Tribunal du Peuple chargé, comme les cours spéciales, des délits politiques, «les cours spéciales ne sont plus tenues à l’instruction préliminaire et à la notification de l’acte d’accusation. Les juges reçoivent pouvoir de rejeter les offres de preuve à décharge». À partir de 1935, les recours peuvent entraîner une aggravation de peine. Avant la Blitzkrieg, la Blitzjustiz, la seconde préparant la première. À partir de 1939, les jugements trop «indulgents» peuvent être cassés par un «appel extraordinaire» de l’exécutif, un nouveau procès peut alourdir la peine. Il arrive que le Führer intervienne quand le verdict paraît clément. Ainsi Mildred Harnack et Erika von Brockdorff qui avaient échappé, parce que femme, semble-t-il, en décembre 1942, à la sentence de mort prononcée par le magistrat Manfred Roeder à l’encontre des principaux membres d’un réseau de résistance, sont jugées à nouveau et condamnées à mort. Elles sont guillotinées à Plötzensee, la première le 16 février, la deuxième le 13 mai 1943.

Le nombre des exécutions croît à partir d’août 1944, dans les seules années de guerre, les tribunaux civils ne prononcent pas moins de 15 860 peines capitales. Le nombre de condamnations à la peine capitale entre 1933 et 1945 s’élèverait à 16 560, dont 11 881 exécutées jusqu’à la fin 1944. Près d’un quart des exécutions ont eu lieu à Plötzensee, dit la brochure.

À Plötzensee, on voit comment la Justice du IIIe Reich participe de ce travail social qui corrompt la société et les êtres jusque dans les replis les plus intimes. On voit comment elle justifie ce travail en coupant les liens du droit et de la légalité d’un État de droit classique.

Pis. Cette guerre intérieure qui commence en 1933 avec la complicité des gardiens traditionnels du respect de la Loi, non seulement absout par avance les crimes de la Wehrmacht, mais elle les rend possibles. En toute légalité. Durant la guerre, les experts de l’administration judiciaire mettront en place une réglementation réduisant les droits des populations des territoires occupés, qui devait devenir, après la «victoire finale», un «droit pénal durable s’appliquant aux peuples étrangers». Et fidèle à ces principes, des cours de Justice absoudront les officiers responsables de massacres de populations.

Et plus les menaces s’accumulent sur le IIIe Reich (bombardements, avancées des Soviétiques…), plus l’appareil judiciaire est partie prenante dans la répression implacable, qui précipite la destruction physique de milliers de prisonniers. Après le bombardement des 3-4 septembre 1943 qui endommage la guillotine et touche sévèrement le bâtiment III où trois cents personnes attendent leur exécution, de hauts fonctionnaires du ministère de la Justice et du Parquet de Berlin accélèrent la procédure d’exécution immédiate des condamnés. Afin de prévenir les évasions de la prison. Un aumônier protestant, Harald Poelchau en a laissé le témoignage suivant :

« Le massacre a commencé au crépuscule, le 7 septembre. La nuit était froide. De temps en temps, l’explosion d’une bombe déchirait l’obscurité. Les faisceaux des projecteurs dansaient dans le ciel. Les hommes étaient rassemblés, alignés sur plusieurs rangées. Ils étaient là, ne sachant d’abord ce qui allait leur arriver. Puis ils ont compris. On les appelait et on les emmenait par groupes de huit. Ceux qui restaient ne bougeaient pratiquement pas. Seules de temps en temps quelques paroles à voie basse échangées avec moi et mon homologue catholique. […] Une fois, les bourreaux ont dû interrompre leur travail à cause des bombes qui s’écrasaient à proximité. Il fallut reconduire dans leurs cellules les quarante hommes déjà rassemblés, alignés par huit sur cinq rangées. Puis la tuerie reprit. Ils furent tous pendus. […] Comme il n’y avait plus de courant, les exécutions eurent lieu à la lumière des bougies. Les bourreaux, épuisés, ne s’arrêtèrent qu’au matin, à huit heures, pour reprendre leur activité le soir, avec des forces neuves. »

Last but not least. Les exécutions se poursuivent jusqu’aux derniers jours de la guerre. Quand la prison de Plötzensee est trop gravement endommagée, on exécute au pénitencier de Brandebourg-Gorden, «Vingt-huit personnes sont encore exécutées le 18 avril 1945, vraisemblablement le dernier jour. Une semaine plus tard, le 25 avril, les troupes soviétiques occupent la prison et libèrent les détenus».

Trois jours avant, le dimanche 22 avril, un détachement d’éclaireurs soviétiques avait libéré Sachsenhausen, tandis que des unités blindées de la 47e Armée soviétique et des éléments d’infanterie de l’Armée polonaise brisaient les dernières unités SS qui s’accrochaient à Orianenburg.

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Il faut le dire et le répéter, la Justice, l’Armée, ne sont pas des abstractions, mais des structures d’État portées par des individus qui peuvent faire ou ne pas faire du zèle. Et certains fonctionnaires de Police, de Justice, de l’Armée ont parfois aidé leurs concitoyens. Ces fonctionnaires zélés, contrairement à leurs homologues militaires, emploient souvent le Je dans leurs rapports, procès-verbaux, associé à différents verbes, dont le verbe bitten (prier) et ce je pointe un fonctionnaire qui assume sa position hiérarchique et les charges qu’elle implique, quels que soient les effets et les manquements à la justice elle-même.

Bien sûr, les problèmes de carrière, d’avancement, l’opportunisme…, voire la peur, ont joué un rôle, mais ils ne suffisent pas à expliquer le zèle de hauts et petits fonctionnaires. Quoi qu’il en soit du carburant de ce zèle, la volonté de pouvoir, de domination est à la mesure de leur propre servitude volontaire.

Je suis de plus en plus convaincue des liens étroits entre servitude volontaire et désir de domination, plus on se courbe, plus on cherche à écraser. Une manière de compensation pour retrouver un peu de dignité à ses propres yeux ? Du prolétaire humilié qui humilie à son tour femme et enfants, au haut fonctionnaire qui subit sa vie durant de multiples pressions, etc., se trame une chaîne sans fin de courbures et d’écrasements.

Se courber appartient à la tradition allemande et prussienne, c’est un formatage qui commençait dès l’enfance, renforcé par l’éducation religieuse, catholique ou protestante. Hermann Hesse (pour ne citer qu’un auteur relativement connu en France) n’a cessé de fictionner les ravages psychiques de ces dressages. Il s’est lui-même tourné et vers la psychanalyse et vers le bouddhisme, pour tenter de maîtriser les effets dévastateurs de ce dressage.

Mais, tous les enfants dressés comme des chiens ne sont pas devenus des criminels. On ne peut rien contre le formatage d’enfance, mais on peut contester un héritage ou se complaire volontairement à le perpétuer.

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Parce qu’à Plötzensee, on pouvait mourir pour peu, professeurs et étudiants de l’Institut d’anatomie et de biologie de l’université de Friedrich-Wilhelm avaient abondante matière à disséquer. Si abondante que cette surproduction de cadavres posait quelques problèmes au professeur Stieve qui menaça de «limiter l’enlèvement des cadavres à ses besoins réels», si l’administration judiciaire ne prenait pas en charge le coût des caisses contenant les corps (17,50 RM par cercueil).

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Plötzensee est à la Justice légale ce que les camps de concentration sont pour les SS, un lieu de mise à mort pour tous les porteurs du moindre germe de contestation. Mais les juges restent gantés de blanc. Après la guerre, ils sont nombreux à continuer à juger. Sans avoir à blanchir leur mémoire…

On a eu tendance à se fixer sur les SS, parce que leurs crimes étaient horriblement concrets, et leurs mains visiblement tachées de sang, on a eu tendance à oublier de regarder les mains tachées d’encre.


On ne peut pas devenir fou dans une époque forcenée bien qu’on puisse être brûlé vif par un feu dont on est l’égal.
René Char


Alfred August Eder

Le soir, après Plötzensee, j’écoute la copie, en version intégrale (Langfassung), d’un documentaire radiophonique, un Feature d’Harald Kruse, pasteur, mis en ondes par Beate Rosch pour la SFB-ORB, radio kultur.

Une idée saugrenue après une telle journée. Nuit blanche.

Le documentaire raconte le destin inénarrable d’un homme simple avec qui la Justice, et par elle une certaine Allemagne, ne cesse de régler des comptes, après la guerre perdue. Un frère jumeau de Schweyk qui se mourait lentement à Hambourg, et dont les rêves continuaient de charrier les cadavres abattus, gazés, morts de typhus, qu’il devait déblayer durant les années passées en camp de concentration. Parce qu’il avait refusé de participer au massacre de populations civiles. De l’histoire d’en-bas, racontée d’une voix râpeuse, au souffle court, en plattdeutsch, par un très vieil homme. Une histoire qui ne se prête pas à la mythification héroïque comme celle des insurgés du 20 juillet 1944. Inénarrable. Du très mauvais roman picaresque. Si un romancier s’avisait de raconter une histoire pareille, on crierait à l’invraisemblance misérabiliste. Et de plus, ennuyeuse, tant elle est répétitive. Si invraisemblable que la version intégrale fut réduite. Censure ? Ou difficulté à penser les ‘dysfonctionnements’ de la justice allemande des années 50-60 ?

Rappelons, pour la compréhension de ce qui suit, qu’en 1945, de nombreux juristes nazis- NS-Juristen continuaient à rendre la justice au nom du peuple, l’ère Adenauer fut même une période faste pour faire une belle carrière. Dans les années 60, de 1100 à 1200 juristes-NS connus (juges, avocats) étaient encore en poste. Or, l’institution de la justice participa de manière « active et conséquente à la décadence de l’État de droit » dès 1933 1).


Si le destin de l’intellectuel Alfred Kantorowicz permettait de mesurer à leur juste poids, les lâchetés d’une Europe, face au nazisme, avec le destin d’Alfred Eder, on mesure à quel point des couches importantes de la société allemande ont été contaminées, pourries de l’intérieur par le nazisme. La bactériologisation langagière (toujours dangereuse) ne me paraît pas déplacée, ici, pour dire le pourrissement des psychés. Du très intime. De l’ordre de la longue durée historique, malgré les efforts prométhéens des historiens, sociologues allemands pour explorer ce lourd héritage.

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Alfred August Eder, né le 18 mars 1918, en Prusse orientale à Warnen, était le quatrième enfant d’une famille pauvre, le père était valet de ferme – Knecht, disait-on. Un terme qui renvoie au servage. L’enfant rêvait de devenir garde-forestier, mais ne parvenant pas à maîtriser le hochdeutsch, il sortit de l’école avec l’étiquette dämlich – bête, ballot.

Quand Hitler et ses généraux partent à la conquête du monde d’une botte alerte, Alfred August Eder est mobilisé. Avant de partir pour le front, sa grand-mère, sa mère, très pieuses, le bénissant, lui avaient pris la tête entre les mains et murmuré à l’oreille :

Mon enfant, ne fais jamais rien contre ta conscience, Dieu voit tout, l’Enfer dure éternellement – Tue kein Unrecht mein Kind.

Elle avait l’habitude, cette mère, d’ouvrir la Bible et de montrer des images de l’Enfer à l’enfant qui avait failli.

Gravement blessé sur le front de l’Est, il est rapatrié. Versé ensuite dans une unité de réserve, il se retrouve en France, à Lisieux d’abord.

Le 10 juin 1944, selon Eder, des hommes de sa compagnie sont envoyés à Oradour 2). La veille, un officier, SS-Sturmbannführer Kämpfe (3. Bataillon) qui avait fait exécuter 29 partisans, avait été enlevé 3). Quand Eder et ses camarades arrivent sur place, ils voient des pendus aux lanternes. Les hommes étaient enfermés dans des granges, les femmes, les enfants parqués dans l’église. Le village incendié. La compagnie d’Alfred Eder reçoit l’ordre de tirer sur les femmes et les enfants parqués dans l’église.

Le récit d’Eder est chaotique. Des soldats d’unités différentes, infanterie, armée de l’air, SS, étaient déjà à l’œuvre et tiraient dans tous les sens. Eder dit avoir vu des SS arracher un nourrisson aux bras de sa mère et le jeter contre un mur de l’église.

Ryfta Weidenfelt m’avait raconté la même scène, vue à l’Hôpital Rothschild à Paris. Elle regrettait qu’on ait effacé les traces de ces meurtres d’enfants.

La voix d’Alfred Eder vacille, bégaie, il cherche ses mots. Il ne peut pas tirer :

— J’étais paralysé – wie gelähmt. J’avais vu des atrocités en Russie, mais ça… Il se dit halluciné, il voit et entend sa mère, « en France, dans l’église » — Tue kein Unrecht mein Kind. Il voit les mains de sa grand-mère et entend distinctement : — Ne fais rien de mal, quoi qu’il arrive.

Il refuse d’obéir, son supérieur l’insulte, le traite de Rubenschwein – de porc-à-betteraves, d’embusqué – Drückberger. Fou de colère, il tourne son fusil vers son supérieur hiérarchique. Il est emprisonné à Ponte Clichy, renvoyé en Allemagne et jugé.

L’enfer réel — forteresses, camps de concentration — ouvre grand ses portes à celui qui n’a pas pactisé avec les tueurs. Il est d’abord envoyé à Torgau sur l’Elbe. Dans la forteresse militaire, on lui souhaite la bienvenue en l’attachant sur un chevalet, et le fouette suivant la coutume bien connue aujourd’hui. Il fallait chanter et remercier Dieu – Gott mit uns. Tortures diverses. Faim, les prisonniers mangent de l’herbe quand ils en trouvent. Il passe devant un tribunal militaire – Feldkriegsgericht, accusé de rébellion, d’insulte et menace à supérieur hiérarchique. Transféré au camp de Weroschino, il parvient à s’échapper, espérant pouvoir rentrer chez lui. Il sera repris à Wilna, avec dans son sac un kilo de pommes de terre gelées. Il est renvoyé à Torgau, accusé de pillage, il est condamné à mort au pilori – Tod am Schandpfahl, par un juge civil — Dr. Klein, décoré de “l’ordre du sang” – Blutordensträger. « La vraie raison – der wahre Grund » de sa condamnation à mort, commente Eder, c’était sa rébellion dans un village français, sa dénonciation des crimes vus à Weroschino, et dans la forteresse militaire de Torgau, en pleine audience.

— J’étais assez naïf à l’époque pour croire qu’un juge civil ne tiendrait pas compte de l’accusation militaire de rébellion.

Durant 83 jours, Alfred Eder attendra son bourreau, dans une cellule étroite, puant l’urine, maculée de sang, dans la forteresse militaire de Torgau. Sans dormir, battu, assoiffé, affamé… Mais l’exécution est différée, la condamnation à mort n’a pas été contresignée par l’officier supérieur, le général Meindel, le prévenu servira à des “fins spéciales” – besondere Verwendungen. Le jugement est donc modifié par le Dr. Klein, le 30 novembre 1944, il condamne Eder pour vol à 5 ans de prison, mais il conserve la clause de l’internement préventif – Sicherungverwahrung. Eder est envoyé dans différents camps de concentration. À “des fins spéciales” : mission suicide, déminage, déblaiement de cadavres, voire de mourants, « le plus terrible, quand j’y repense, je ne peux pas dormir ». Dans le camp de concentration de Torgau-Brückenkopf, on lui cassera les dents à coups de talon de botte, il assiste à l’assassinat de 200 à 300 prisonniers de guerre russes, déchirés par des chiens – zerrissen worden,

des chiens dressés, des chiens policiers. Comme ils ont ri, comme ils ont ri – ham die gelacht, ham die da gelacht, nich? Gell? .

Après Camp de Torgau-Brückenkopf, Neuengamme et de Neuengamme à Bergen-Belsen. Il était aussi passé par Wintergerg, un camp annexe de Dachau. « und so weiter – et ainsi de suite ».

Les internés préventifs, chargés de taches spéciales étaient considérés comme des hors-la-loi (Vogelfreie), n’importe quel lèche-cul (Arsch) pouvait les abattre – gell?… und so weiter – et ainsi de suite.

Eder a vu des Juifs poussés à coup de fouet dans les chambres à gaz, des camarades déchiquetés en déminant, accompagnés par les injures : « Dies ist kein Himmelfsfahrtkommando ! Ihr fahrt zur HölleCe n’est pas une mission-suicide, (Himmelsfahrt = aller au ciel ) ! Vous irez en enfer ».

Quand la fin de la guerre approche, les SS qui tentent de supprimer les traces de leurs crimes, obligent les prisonniers à réouvrir les fosses pour en extraire les cadavres, parfois décomposés, mais parfois aussi encore « frais », pour les brûler.

Quand j’y pense, je ne peux plus dormir, Gell ! ».

Ils comprennent rapidement que les SS supprimeront tous les témoins. Il se cachera deux jours durant, sous un monceau de cadavres, avec deux camarades, Max Malberg et Paul Hering, à Bergen-Belsen. L’odeur est si pestilentielle que les chiens échouèrent à les retrouver. Ils seront délivrés par des soldats anglais, le 5 avril 1945. Il pèse 50 livres, les dents cassées, le nez brisé, cinq côtes fracturées, des blessures à la tête et aux testicules. Il passe plusieurs mois dans les hôpitaux militaires anglais. Il a perdu sa terre natale, ignore ce qu’est devenue sa famille.

Dieu a été trop sourd aux prières des justes, il « sort » de l’Église. [cf.note 2 III.4]

Après la guerre, l’enfer continue dans la lutte pour la survie. Handicapé physiquement, pouvant à peine travailler, il vole. Vêtements, nourriture. Se glisse parfois dans les granges pour dormir au chaud dans la paille. Fait du marché noir. Vit dans une cave deux années durant. Il rencontre une Shen Te, la prostituée de La Bonne âme de Se-Tchouan qui fut la seule à aider les Dieux, elle partagera ses maigres biens, vole des pommes de terre la nuit dans les champs, le soigne. Il se met à boire pour échapper à ses maux de tête. Pris en flagrant délit de vol de vêtements, il est condamné à deux mois de prison. À Essen.

Il décide alors de reconstruire sa vie. À Giessen an der Lahn, il retrouve l’avocat Becker qui l’avait assisté lors de sa condamnation à mort pour pillage, celui-ci l’aide à demander des réparations. À Giessen, Alfred Eder apprend à lire, à écrire. Becker obtient 28.000 Reichsmark de réparation. Trois jours plus, la réforme monétaire fait fondre cette maigre compensation financière. Il recevra 40 DM. Son rêve d’une autre vie s’écroule, il rêvait d’acheter une petite ferme et d’élever des cochons. Il se sent floué, engage une nouvelle procédure auprès du Tribunal d’Essen. Se remet à voler. Le cycle recommence. La Justice, si indulgente pour les Täter, tombe à bras raccourcis sur les Schweyk, il est condamné à 3 ans de prison avec perte de ses droits civiques. Se reconnaissant coupable, il ne fait pas appel, il reçoit une lettre signée du Président du gouvernement de Darmstadt lui annonçant qu’il ne pourra plus prétendre à des dédommagements.

Fou de rage, il décide alors d’aller à la recherche de ses anciens bourreaux, responsables de son destin tragique. De pister les anciens nazis en poste. Il rejoint l’Association des anciens victimes du nazisme. Sillonne l’Allemagne du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Il découvre que certains fonctionnaires de justice ont retrouvé leur poste. L’un d’eux, le Dr. Herbert Klein qui l’avait condamné à mort, est à Wiesbaden, zone d’occupation française, Directeur du Tribunal de grande instance. Il raconte l’Histoire d’Oradour à des soldats français d’Erbenheim près de Francfort, qui tabasseront le Landgerichtdirektor Dr. Klein. Eder est condamné pour incitation à la violence.

Il connaît les pires ennuis, il subit les pires pressions. Une certaine justice se protège, et de manière efficace. On tente de l’enfermer pour des délits qu’il n’a pas commis, une manière de le réduire au silence et de justifier sa réputation de sujet asocial, rebelle. De condamnations en intimidations, il se retrouvera en face du Dr. Herbert Klein, qui fidèle à lui-même, lui reprochera de s’être mis à l’abri dans des camps de concentration, tandis que d’autres risquaient leur vie pour défendre la patrie !


On se demande si on ne fait pas soi-même un cauchemar, s’il faut continuer à écouter cette voix exténuée. On continue parce qu’on espère toujours pouvoir dire : — Enfin !


Allemagne, terre blafarde.

Le 11 février 1953, le Directeur du Tribunal de grande instance, le Dr. Klein donc, condamne Eder à 6 années de détention et 5 ans de privation de droits civiques, comme voleur multirécidiviste. Une certaine justice cultive une certaine mémoire, et l’ancienne condamnation à mort refait surface. Sa libération par les alliés est considérée comme un acte de violence (Gewaltakt). Une libération illicite, en somme, étant donné que « Eder se trouvait en 1945 dans une unité de sursis – Bewährungseinheit ». On peut donc de nouveau, lui reprocher son insubordination en France. Fou de rage, Eder saute sur le juge Dr. Klein, ce décoré de l’Ordre du sang – Blutordensträger. Il est conduit à la prison de Butzbach, il reconnaît dans le directeur, un ancien de la forteresse militaire de Torgau, où il avait assisté à l’exécution sadique de prisonniers de guerre russes, déchirés par des chiens. Il parvient à alerter l’avocat Becker. Le cas Eder commence à faire du bruit, la presse s’en empare. Eder est mis à l’isoloir, il n’est pas interdit de courrier, démocratie oblige, mais il n’a ni papier ni crayon. Il est ensuite transféré à Ziegenhain dans la circonscription de Kassel.

Maître Kliepenski, un avocat de Francfort, qui a perdu parents, femme, enfants dans les camps de concentration, s’intéresse au cas Eder et parvient à engager une action judiciaire contre le Dr. Klein, qui — hélas — mourut avant l’issue du procès rétablissant Eder dans ses droits. Les violations du droit – Rechtsbruch sont reconnues. Le procès est signé par le Dr. Georg August Zinn, Premier ministre et ministre de la Justice du Land. Il sera relâché le 27 juillet 1958. Le procès eut des suites fâcheuses pour deux procureurs de justice, un procureur général et un assesseur.

— Si, à Oradour, j’avais tiré, aujourd’hui, je serais mal en point, j’aurais été condamné […] comme ce Mertsche condamné à mort par contumace […] Je ne tire pas, et maintenant je suis aussi mal en point, parce qu’on m’a envoyé dans un KZ […] et ça je l’ai crié au Tribunal : vous êtes des Idiots férus de Droit, qui ne peuvent plus penser logiquement – Gell !* studierte Rechtsidioten, die nicht mehr folgerichtig denken können.

* Gell, un de ces menus mots qui créent un lien avec l’interlocuteur, ponctue les phrases d’Alfred Eder.


On a repris souffle, et parce qu’on croit toujours un peu au Père Noël, on pense que tout va — enfin — s’arranger. Croire que les haines judiciaires se dissolvent par un coup de baguette magique, fût-il judiciaire, trahit le désir d’en finir avec ce récit. L’issue du procès ravivent les haines. Il faut donc continuer à suivre  Alfred August Eder sur son chemin de croix. Un de ceux qui durent une vie.


À sa sortie de prison, on l’envoie travailler dans une ferme, voleur récidiviste, il reste sous surveillance. Eder découvre que son nouveau ‘protecteur’ est un ancien nazi, Schmidt, qui fut condamné à deux ans de prison pour avoir exploité et torturé des travailleurs de l’Est, dans sa ferme. Il flaire la machination, ne tombe pas dans la provocation. On l’éloigne rapidement de la circonscription de la Hesse (Land Hessen), il risquerait de découvrir d’autres cadavres exquis dans les placards. Il tente de renouer avec sa famille. Reçu comme un mouton noir – Schwarzes Schaf, il retourne dans la Hesse, décidé à continuer le combat. Il trouvera logis chez une veuve, Marie Huber, et travaille dans une usine de matériaux agricoles chez Helwig Söhne KG à Ziegenhain, circonscription de Kassel. Malgré des certificats de bonne conduite, à chaque délit commis dans la région, la police le soupçonne. Il est conduit au tribunal de Treys, et chaque fois blanchi. Un fonctionnaire de police, Hoffmann, lui laisse entendre qu’il agit sur ordre d’instances supérieures. Une certaine Justice allemande n’en finit pas de régler ses comptes avec ce gêneur.

Sauvagement attaqué devant son domicile, la police commence par refuser la plainte contre un habitant du village, reconnu par les villageois comme l’auteur de l’agression. La Justice le dissuade de donner suite à la plainte. On trouvera dans sa cave, une bicyclette volée. Il est accusé de vol, une fois de plus. Eder devient de moins en moins capable de faire face à ces pressions. Il se remet à boire, et se retrouve devant la justice pour un vol qu’il n’a pas commis. À nouveau condamné à deux ans de prison par la Justice de Marburg, le 12 juin 1961. Il fait appel, mais le jugement est confirmé en mars 1962. Curieusement, il est envoyé, non pas en prison, mais dans un centre semi-ouvert à Ziegenhain. Il peut donc travailler. Il cherche à faire réviser le procès. En vain. La Justice le déclare malade et l’envoie dans un hôpital Hepatha à Treysa. Le directeur refuse, Eder n’est pas malade. On lui demande alors de quitter la circonscription de Ziegenhain et de ne plus chercher à faire réviser le procès de Marburg.

À proximité de Bad Wildungen, il trouve du travail dans un domaine, Elim. Ses problèmes d’alcool le mettent en difficulté. On tente de lui mettre sur le dos le vol d’une voiture. Il tombe du toit d’une grange, haute de 8 mètres. À sa sortie d’hôpital, il quitte le domaine. Il va en Allemagne du Nord. Trouve du travail à Hambourg-Bährenfeld dans les usines Turrit. Eder est formé en 4 semaines à un poste difficile, il assume ses nouvelles responsabilités, avec succès. Pour obtenir un logis de fonction, il se marie à une femme qui elle-même cherchait un logis. Tout semble rentrer dans l’ordre.

Mais, un policier prévient la belle-famille. Un gendre qui a fait de la prison… Le directeur de l’usine où il travaille en est aussi informé. Un policier surgira, chez ses parents, avec une photo, sous prétexte que cet homme est recherché. Alors qu’il est officiellement inscrit à la police de Hambourg. Son domicile est ravagé, les vitres brisées. Il doit arrêter ses recherches sur les anciens nazis. Eder n’y songe pas, il gagne bien sa vie, se meuble à crédit. La femme qui s’était servie de lui pour avoir un logement, le plaque. Il perd et son domicile et son emploi. Il doit régler une dette de sa femme de 4000 DM. Des maux de tête insupportables. Les médicaments étant sans effet, il les noie, ces maux de tête, dans l’alcool. Et le cycle recommence. Ivre mort, il vole une montre. Prison. Le procureur demande 7 années de réclusion. Il sera condamné à 3 ans et 6 mois. Bien que la montre ait été rendue à son propriétaire, quelques heures après.


Eder a compris que c’est son combat contre d’anciens nazis qui lui vaut des peines aussi lourdes. Il sera de nouveau interrogé sur son insubordination dans un village français, pourtant rayée des registres en 1963. Un Expert – Gutachter est nommé, un Professeur de l’Université de Hambourg. Qui n’est autre qu’un ancien pratiquant nazi de l’euthanasie – Euthanasienmassenmörder. Connu. Il lui reprochera d’avoir alerté les soldats français à Wiesbaden ! On lui fera même remarquer que dans les camps de concentration, il portait le triangle vert, criminel donc. Ces accusations sentent le nazisme, Eder recommence à lutter. Il reconnaît être coupable de vol, mais il ne peut accepter qu’on lui reproche son passé de non-tueur. Il écrit, écrit, demande révision sur révision. En vain. Personne ne daigne répondre.

Après avoir purgé la peine de 3 ans et 6 mois, il est envoyé dans un centre de psychothérapie à Bergdorf. Sa vie se stabilise. Il trouve un travail, un logement. Mais il doit promettre de cesser ses activités antinazies. Il a 54 ans, promet ce qu’on lui demande, mais ne tient pas sa promesse. Ne peut pas tenir sa promesse. Il découvre que le chef de son service dans les Usines-Hauni (Hauni-Werken), et deux supérieurs ont été des SS.

Un pasteur de la communauté d’Elim, (auteur du script radiophonique), l’écoute. Il revient dans l’Église dont il était sorti. Et retrouve un peu de paix intérieure.

— Je peux pardonner, comme il est demandé dans la Bible. Mais pas oublier.

Atteint du KZ- Psychosymdrom, il continue de charrier des cadavres, de voir des humains déchiquetés par des chiens – Bluthunde.

Quand Eder parle du passé, de son passé, à des hommes de sa génération, ils ne veulent rien entendre, il est même interdit de taverne !

— Ils préfèrent parler de la Stasi, des victimes du Mur. Mais pas de leurs crimes passés, dit Eder de sa voix rauque, râpeuse.

À la fin de l’entretien, Eder concède avoir volé comme une pie (en allemand on dit Rabe, corbeau), mais, il n’avait pas de sang sur les mains.


En 1976 – ENFIN – cinq juges de la Grande Chambre d’Accusation, 8a, du Tribunal régional de Hambourg ont travaillé, durant deux jours, sur les actes d’Alfred Eder, qui s’étalaient sur vingt-quatre années. Ils conclurent :

« Eder a eu un destin vraiment triste. Il n’est pas parvenu à reprendre pied dans la vie, de manière durable, après la guerre. La raison selon la Chambre en est : qu’il a été trop lourdement condamné pour des faits vraiment anodins, ce qui aujourd’hui, serait juridiquement impossible ».


Juin 1944 : tout commençait dans un village français (qui n’est peut-être pas Ouradour, cf. note 1.). 1976 : réhabilitation. Trente-deux ans de vie volée. Sans compter les années de guerre.

Après la guerre, des années durant, la haine m’empêchait de dormir, j’ai gratté les murs de la prison, de haine. La haine est un conseiller terrible. Qui obscurcit littéralement le cerveau Ich habe nach Kriegsende jahrelang vor Hass nicht schlafen können … von de Wände den Kalk gekrazt vor Hass. Und Hass ist ein furchtbarer Ratgeber. Verdüstert buchstäblich das Gehirn.

Je n’ai pas peur de la mort, vraiment pas peur, je n’ai qu’une peur, gell, une peur terrible, d’être à nouveau mis au monde. Ich hab vor’m Tod keine Angst, gell, nur Angst habe ich furchtbar, noch mal geboren zu werden .

Quand Harald Kruse le rencontra au début des années 90, il survivait dans un Foyer à Hambourg-Wandsbeck. « Presque aveugle, presque sourd, presque impotent ». La mémoire du vécu toujours à vif.


En guise de conclusion : rappels comparatifs

En 1962, l’instruction préliminaire au Tribunal de Constance, concernant le commandant Walther, un tueur par balles (en Serbie) dont j’ai analysé le rapport, déboucha sur un non-ieu. Cet officier de la Wehrmacht eut donc une retraite confortable.

Le Dr. Heinz Baumkötter, médecin du camp de Sachsenhausen, de 1943 à 1945, qui participa aux expériences médicales sur les prisonniers, sur 12 enfants âgés de 8 à 14 ans; etc., fut condamné à huit ans de réclusion par le tribunal de Munich. Après sa libération anticipée, il a continué à pratiquer la médecine.

Le maréchal Albert Kesselring, que les tribunaux anglais condamnèrent à mort en 1947 pour crimes de guerre en Italie, fut gracié, avec une pension mensuelle de 1100 Mark.

ET CAETERA.

Comment s’étonner que certains, certaines soient devenus terroristes ? Ce signe même du désespoir par impuissance qui s’inscrit dans la continuité de ce qu’il dénonce. C’est de la génération des soixante-huitards que viendra le questionnement. En attendant, les complices du nazisme se défendent. L’histoire d’August Eder témoigne de leur impunité et de leur puissance à nuire dans l’immédiat après-guerre.

Il faudra attendre les années 90 pour que  l’Armée et la Justice deviennent à leur tour, objet d’études, et donc de mise en accusation. Les historiens allemands n’en finissent jamais de gratter là où ça fait mal. Avec quelque héroïsme… quand on les compare avec d’autres historiens. Français, entre autres.

Dimanche 26 novembre 2000

Spandau

Rendez-vous à Spandau avec D. Je suis en avance, j’ai traversé Berlin en moins de 10 minutes. En attendant, je me promène dans les parages. Je tombe sur un bâtiment de Siemens, où pendouillent de vieilles banderoles, signes d’un combat avorté. Que sont devenus les ouvriers, les employés, ces producteurs d’insuffisante plus-value ?

À Spandau furent enfermés des opposants nazis.

À Spandau furent enfermés des nazis. Rudolf Hess s’y serait pendu. Des travaux sont en cours, la forteresse est fermée. Après avoir tourné en rond, nous nous réchauffons dans un restaurant aux allures médiévales de bonne réputation. La tasse de chocolat est onctueuse.

Je parle, en déambulant le long du lac, de la manifestation antinazie, raconte ma conversation avec l’Allemande d’Afrique qui vit à Oranienburg  [voir III.1]. J’essaie d’expliquer ce que j’éprouve devant les étrangers non-européens. D. est plus catégorique que je ne le suis, c’est du racisme, peut-être inconscient, mais du racisme ! [voir III. 4, le chauffeur de taxi grec qui conteste cette affirmation]

De son côté, D. me raconte un incident récent dans le métro, trois jeunes nazillons sont entrés dans la voiture où elle se trouvait, décidés à en découdre avec les étrangers aux cheveux et aux yeux noirs.

— Il y avait des hommes dans le wagon, mais les deux seules personnes qui ont réagi, c’est une femme avec deux enfants et moi. Je me suis mise à crier, et tu sais quand je crie, je crie ! et à frapper avec mon parapluie, car par chance, il pleuvait.

— Qu’ont-ils fait ?

— Ils ont eu peur et sont descendus à la station suivante. Ils sont lâches et ils comptent sur la lâcheté des gens, la peur des gens…

*

Lâcheté, le mot fait surgir des séquences d’un documentaire américain sur de jeunes dealers de Philadelphie, qui, dans un règlement de compte entre bandes rivales, avaient tué un jeune et sage lycéen qui avait eu la malchance de passer au moment de la fusillade. Un policier mène son enquête avec patience et entêtement, il refuse qu’un innocent fasse les frais des rivalités entre dealers, mais personne dans la rue ne veut parler.

— Vous comprenez, nous on vit ici… ils sont armés, la police les connaît, mais ne fait rien…

Quand le policier finit par arrêter les responsables et dit à l’un des dealers : — Vous terrorisez votre rue ! ce jeune dealer à l’expression désespérée si typique de certains marginaux noirs américains qui se savent (ou se pensent ?) sans avenir, prononce, avec détachement, cette phrase dense de vérité :

— Mais, je n’ai rien fait pour. C’est eux qui ont choisi d’avoir peur…

Choisir d’avoir peur. La clé de toutes les démissions, et de tous les tremplins pour la servitude consentie, la sienne et celle des autres.

Pas seulement la peur, dit-elle,revenant à ce qui la préoccupe et ne la quitte pas, l’aveuglement, l’insensibilité à la souffrance des autres ont joué un rôle important. Quand elle demande à sa mère comment elle pouvait aller se promener le Dimanche près d’un camp de concentration, sans voir, sans chercher à savoir, celle-ci écarte la question. — Ça coupe les liens, tu es prise de rage devant l’inconscience. Même conversation houleuse avec son père, qui ne pardonnait pas “aux Français”, (des partisans) de l’avoir gravement blessé, alors que l’armée allemande était en déroute ! Et dans le dos, ce qui est contraire à l’honneur !

— Que faisais-tu en France, du tourisme ? lui demanda sa fille.

Que faire devant tant d’inconscience ?

— Accepter d’être déshérité ! réplique-t-elle en riant.

H. dit la même chose au sujet de sa mère : elle trouvait normal que les délinquants soient enfermés, c’était dans l’ordre des choses. Et quand la fille proteste sur l’emploi du mot délinquant, la mère répète le mot, — Doch ! Opposant et délinquant se superposaient et se superposent, aujourd’hui encore, dans son esprit. Elle est restée nazie, cette femme qui toute sa vie a marché à quatre pattes devant sa belle-mère, elle-même un beau spécimen de nazie convaincue. Sans jamais manifesté le moindre mouvement de révolte. Des histoires de dressage sans fin.

Lundi 27 novembre 2000

Käte Kollwitz

Après-midi au musée Käte Kollwitz. Une traversée de la misère ouvrière. Un rappel utile pour comprendre la dureté des regards, une certaine forme d’insensibilité à la souffrance des autres dans les années vingt-trente.

J’ai longtemps tourné autour d’une sculpture, un corps de femme, immense, d’où sortent des têtes d’enfants. Tout en ronde-bosse. Comme certaines sculptures préhistoriques. La femme regarde droit devant elle, les enfants aussi. Un corps protecteur, mais pas possessif, ouvert sur la vie si dangereuse. De l’ensemble se dégage une sensation de force, de douceur, de détermination. Comme si cette femme de bronze disait, les enfants que je procrée sont POUR la vie. Mais des dessins disent combien cette vie est menacée.


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1.  Je conseille vivement, à qui lit l’allemand, l’article de Klaus-Detlev Godau-Schüttke, qui a pour titre De la dénazification à la renazification de la Justice en République fédérale allemande- Von der Entnazifizierung zur Renazifizierung der Justiz in Westdeutschland, paru en 2001, qui cerne la complexité de la question pour les forces d’occupation alliées. En zone soviétique, tout juriste NS étant écarté, on fut obligé de nommer des juges sans compétence juridique. Accessible sur le site : http://fhi.rg.mpg.de/articles/0106godau-schuettke.htm

2. Le récit d’Alfred Eder diffère du récit établi par Jean-Jacques Fouché dans ORADOUR, publié aux Éditions Liana Lévi (2001), à qui j’ai soumis le récit d’Alfred Eder. Le massacre d’Oradour est le fait de la Waffen-SS, das Reich qui revient du front de l’Est, avec une « culture » de la violence contre les populations civiles. Or, Eder ne fait pas, ne pouvait pas faire partie de cette division « d’élite » composée de soldats politiques (voir le ch. 2 de l’ouvrage). Selon J.-J. Fouché, le massacre d’Oradour fut beaucoup discuté dans l’armée allemande elle-même, et devint très tôt l’archétype même du massacre arbitraire de populations civiles, il est donc vraisemblable que dans la mémoire d’Alfred Eder se bousculent des images de massacres de villages français, dont il a entendu parler, nombreux après le débarquement des Américains, et le massacre auquel son unité fut mêlée, le nom «Oradour», à la fois métonyme et métaphore des massacres arbitraires, occuperait donc la place d’un autre village. J’avoue n’être pas vraiment convaincue. Le récit de tiers peut-il se graver dans la mémoire avec la même force que le vécu ? Entre autres questions.

3. Le Bataillonskommandeur Diekmann, son ami, désirant le venger, ordonna la destruction d’Oradour. « Sans exception toutes les personnes du nourrisson au vieillard » dira Heinz Barth, un des éxécuteurs d’ordre, lors de son procès. Barth qui avait déjà participé à la destruction de villages en Tchécoslovaquie, Protectorat du Reich, (dont Lidice près de Kladno, le 9 juin 1942) avait été promu du grade de lieutenant à celui de SS-Untersturmführer. Il participa au massacre d’Oradour dans la Waffen-SS, Division “Das Reich”. L’ordre du Général-SS General Heinz Lammerding, ce samedi, 10 juin 1944, était clair : « La division nettoie l’espace rapidement et durablement – Die Division säubert den Raum rasch und nachhaltig […] ».


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