Chroniques berlinoises

28 avril 2019

Chroniques berlinoises IV. Novembre-décembre 2001

 

Mise à jour avril 2019

 

NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2001

 

 

Des amis me laissent à nouveau leur appartement. Je repars donc pour Berlin d’un pied léger 10 jours avant la remise des clés.

Comme à mon habitude, à l’arrivée, je fais le tour de mon périmètre préféré. Les rénovations se poursuivent, celles de la rue Albrecht sont achevées. Trois nouveaux  restaurants à la suite : un restaurant chinois, Tsing Tao et deux restaurants de cuisine teutonne, à l’enseigne Gasthaus zur Holz Hütt’n et Alte Burgschänke. Le Ständige Vertretung Représentation permanente ne désemplit pas.

La pédicure est toujours là, je prends rendez-vous. Elle n’a pas oublié :

— Vous travaillez toujours au Berliner ?
— Vous avez bonne mémoire !
— Pas difficile,
réplique-t-elle, à l’époque les clients  étrangers étaient rares ! Et avec votre coiffure !

En face du Berliner, un immeuble en construction, le Spree-Karree sort de terre. La rue Reinhardt est en chantier. L’immeuble et les magasins qui abritaient ‘mon’ teinturier et le réparateur d’objets divers ont été rénovés. Le magasin de teinturerie s’est déplacé de quelques mètres. Il a gagné en espace et abrite une cordonnerie. Nouveau, la présence d’une jeune femme, épouse, semble-t-il, du teinturier-couturier, dont les cheveux ne sont plus blonds, mais blancs. Pourquoi teignait-il ses cheveux noirs d’oriental ? Une manière d’afficher sa volonté d’intégration ?

La portion de la rue Friedrich allant de la gare à la Brechthaus continue de se transformer.  Les petits commerces ouverts par les Ossi, avant ou après la Wende, disparaissent. Le cordonnier, un vrai, “à l’ancienne”, annonce sa migration vers un quartier moins cher. Le magasin d’électro-ménager a mis la clé sous la porte. Nouveau : des galeries d’art.

Près de la gare, l’immeuble en construction est sorti de terre. La sensation d’espace autour de la gare a disparu.

Les jours suivants, malgré la pluie, le mauvais temps, le froid, je sillonne Berlin dans tous les sens, allant jusqu’au bout des trajets d’un autobus, d’un tram, d’une ligne de métro. Je découvre ainsi Grünewald, un quartier résidentiel,  où Walter Rathenau avait habité. Ses tueurs s’étaient entraînés, à proximité, dans ce qui était encore une forêt.

Je déambule dans différents-quartiers en vogue, Pankow, Friedrichshain, un quartier ‘branché’. L’ex-Berlin-Est se rénove lentement. Sans pour autant perdre de sa grisaille.

J’explore la banlieue de la vieille ville de Spandau, avec ses immeubles-casernes d’une laideur à  désespérer. À Berlin comme à Paris, la périphérie est le plus souvent triste, avec cette différence qu’à Berlin, elle est d’un accès facile.

Dans la gare de Spandau, près d’une sortie, un homme, un oriental (Turc, Kurde, Iranien?) mendiait. Bel homme, grand, les traits du visage sont fins, mais l’expression est hagarde, manifestement, il était en manque. Le regard quémandeur était si pathétique qu’il me fit peine. Sur un banc, en face de lui, un dealer attendait. Guère plus brillant que son client. Pas du même monde. Des traits marqués à l’agressivité. Le temps était gris, pluvieux, rien pour m’aider à chasser cette double figure de la servitude volontaire, de la misère psychique/intellectuelle entretenue, sciemment, avec application par tous les pouvoirs en place (droite, mais aussi gauche au nom de la liberté de…), réduisant l’un à la mendicité et l’autre, le fournisseur du dernier étage, à l’attente du client. Une double figure qui est aussi un des multiples double piliers de la pyramide, sans lesquels elle s’effondrerait.

Je ne PEUX pas m’y faire. Je ne VEUX pas m’y faire. Il faudrait avaliser l’amont et l’aval du trafic. Trop de victimes. Et la corruption généralisée. Voir un peu plus loin que le bout de sa jouissance…

Budapesterstraße 40

À la recherche  des originaux des rapports militaires analysés, je décide d’aller à la bibliothèque de la Fondation Topographie des Terrors, au 8ème étage du 40 de la Budapesterstraße. La bibliothécaire, Madame Roschmann, une jeune femme charmante, se met en quatre pour m’aider à localiser les originaux qu’ils n’ont pas.  Tandis qu’on téléphone, pianote sur l’ordinateur, je fais un tour dans les salles. Je découvre une bibliothèque, réservée à la seule littérature sur le national-socialisme. Ouverte au public. Je feuillette des bouquins, repère l’emplacement de ceux qui m’intéressent et demande l’autorisation de revenir.

Je reviens le lendemain, délimite mon territoire. Puise dans tous les rayons. J’accumule les livres sur deux tables devant une large fenêtre où viennent buter de temps à autre, les vrombissements d’éléphants invisibles, ou les cris d’oiseaux pensionnaires du  Zoo berlinois.  À ma droite, à portée de main, des ouvrages sur la Suisse et ses compromissions avec le régime nazi, des revues, nombreuses.  À ma gauche, la littérature historique sur la Serbie, la Russie soviétique, Stalingrad, la famine génocidaire de Leningrad, 500 jours de blocus, des livres de photographies, des témoignages, des souvenirs de partisans soviétiques… Des ouvrages sur les désertions, la résistance allemande, les dénonciations… De quoi faire.

Lundi 26 novembre 2001

Frank  Beyer, cinéaste ossi

Suis allée écouter Frank Beyer au cinéma Die Börse, il présentait un  livre de souvenirs.  Wenn der Wind sich dreht. Meine Filme, mein Leben- Quand le vent tourne, Mes films, ma vie, paru chez Econ. Eine Lesung, une lecture, rituel fréquent en Allemagne. Dans la foulée, je revois Trace des pierres – Spur der Steine que j’avais vu à Paris. Une adaptation cinématographique du roman de même titre d’Erik Neutsch, objet de luttes mémorables. Beyer n’élude  ni n’atténue le conflit entre des cadres du Parti et les ouvriers, et  ses effets ravageurs sur les vies privées. Condenser 900 pages en 2 heures 15 est une gageure où s’exaspèrent les conflits, les formes d’aliénation en terre socialiste s’en trouvent soulignées.

L’histoire du livre et celle du film sont paraboliques, comme l’était le destin d’Alfred Kantorowicz pour les exilés politiques du Grand Reich. C’est un condensé exemplaire des tensions qui existaient entre des courants opposés, portés par des acteurs aux structures psychiques, mentales, inconciliables. Des deux côtés, des gens de conviction, mais dont les désirs, les stratégies divergent. Avec des relents nettement fascisoïdes chez certains. D’une certaine manière, l’opposition communisme/nazisme s’est pérennisée en RDA, sous des formes masquées et spécifiques, parce que portées par des acteurs, relativement nombreux si on en croit Karl Wilhelm Fricke —  175.000 anciens nazis seraient devenus communistes, pensant avoir changé de camp politique en changeant de carte de parti. En toute sincérité, la pire forme de bonne conscience. Il faut par ailleurs ajouter à ces ex-nazis qui ont changé de couleur de  chemise,  les exilés qui reviennent de l’Union soviétique, désignés par Brecht et d’autres adversaires comme “la clique moscovite”. Ils auraient, dit-on, «intériorisé» des modèles staliniens, peut-être est-ce exact pour certains, mais les Abusch, Kurella and Co. qui jouent dans la répression des artistes trop audacieux, un rôle important, sévissaient déjà dans la République de Weimar, à l’intérieur même du Parti.  Le jeune Brecht avait eu à affronter les critiques dogmatiques d’Alexander Abusch dans la Rote Fahne, celles d’Alfred Kurella et de quelques autres. En 1927 déjà, ils déploraient l’anti-conformisme “bohème” des Sermons domestiques (Hauspostille), sans liens avec le prolétariat (Er ist antibürgerlich, aber noch ohne innere Beziehung zum Proletarischen). L’argument est repris en automne 1931 dans la revue Literatur der Weltrevolution (Moscou).

Des formes de continuité sont repérables dans les comportements et les discours. C’est durant la République de Weimar,  et durant l’exil  que la théorie du Réalisme socialiste, comme reflet  de la réalité, est devenue dogme sous la plume des Kurella, Abusch and Co. La théorie qui (entre autres) implique le dualisme de l’être et de la conscience, de l’esprit et de la matière  —  et manque le sujet-producteur/transformateur, n’est qu’un aspect de l’envasement de la  dialectique marxiste  dans des catégories théologico-philosophiques. Dans ses démêlés avec les bureaucrates de la RDA, Brecht n’a cessé de se battre contre les mêmes adversaires, et surtout, contre le même argumentaire dogmatique et normatif. Défendant jalousement son champ de pratique (écriture), il usait en RDA, du mot Fach (discipline) renvoyant ainsi les bureaucrates, théoriciens normatifs à leur fourneau, leur refusant une quelconque compétence dans les questions d’écriture et d’art en général.

Le dogme est réajusté suivant les besoins, les moments, mais d’une manière générale, les apparatchiks ne tolèrent pas que des artistes pointent les failles, les formes d’aliénation dans la société socialiste. Aussi, les artistes, écrivains, metteurs en scène…  qui osaient explorer la société socialiste réelle  et non mythique, eurent-ils à rendre des comptes aux détenteurs du Savoir, du Vrai sur la société. Hors du Parti, pas de vérités. De l’ordre de l’infaillibilité papale.

Entre les lignes d’oppositions marquées, (disons schématiquement libertaires/staliniens) des individus, nombreux, louvoient, assurent leurs arrières avec souplesse,  manœuvrent sans jamais perdre de vue leur intérêt propre, certains semblent jouer le jeu de la censure, d’autres se perdent dans ces jeux confus par opportunisme… Des gens de conviction, mais aussi des carriéristes. Des gens de pouvoir. D’où ces rapports de forces mouvant, se déplaçant, produisant des sentiments d’extrême complexité, pour ne pas dire de confusion, tant il faut tenir compte d’éléments divers, de choix stratégiques dont personne ne maîtrisent les effets : guerre froide, dépendance économique de l’URSS et donc des erreurs soviétiques, les contradictions de la politique culturelle soviétique, proximité d’une autre Allemagne dont des intellectuel/les, des artistes s’autorisent à la critique. Les idées migrent malgré les murs. Le désir utopique de maîtriser tout le champ du social s’avère illusoire.

Que le froid de la guerre froide baisse de quelques degrés et les avancées démocratiques conquises sont remises en question. Un pas en avant, deux pas en arrière. À l’Est —  comme à l’Ouest, il importe d’y insister 1). Qui tend les pièges? Qui est pris aux pièges dans ces châteaux kafkaïens,  socialistes ou capitalistes? Qui manipule?

Les adversaires du livre d’Erik Neutsch appartenaient à  la “fraction bétonnée” de la culture. Des adversaires qui n’ont pas conscience de leur inculture. C’est un certain Paul Fröhlich, secrétaire du Parti à Leipzig,  communiste trop zélé qui avait fait sauter l’église gotique St-Pauli sur la Place Karl-Marx à Leipzig, malgré les vigoureuses protestations de la population, qui enclencha la polémique sur le roman de Neutsch. Il n’est pas certain que cet ancien adjudant de la Wehrmacht, cuisinier de profession en RDA,  ait été un juge averti des problèmes littéraires. Il fut neutralisé par le secrétaire de la SED de Halle, Horst Sindermann, un communiste plus libéral qui avait passé douze ans de sa vie dans les  prisons et les camps de concentration nazis, de 1933 à 1945. Pour mettre fin à la polémique toujours relancée,  les partisans de Neutsch  mettront l’ouvrage sur la liste des prix nationaux. L’ouvrage se vendit à  plus de  200 000 exemplaires.

 

L’histoire du film est plus conflictuelle. Les adversaires du livre ne désarment pas, portés  par  le vent  glacé de l’histoire.  Fin 1962, après un léger dégel, le froid  recommence à souffler sur la culture soviétique,  le pseudo-débat formalisme/ cosmopolitisme que l’on croyait enterré, refait surface, sous d’autres formes.  Ce froid atteint la RDA. C’est dans ce climat délétère que Beyer commence  le tournage de son film. Sans mesurer la gravité de la situation.

Tandis que Beyer tournait, une discussion rageait autour de deux films : Ne pense surtout pas que je pleure – Denk bloß nicht, ich heule de  Frank Vogel, dont le héros, un lycéen, fuit l’école, écœuré par l’hypocrisie régnante ;  C’est moi qui suis le lapin – Das Kaninchen bin ich de Kurt Maetzig, d’après le roman de  Manfred Bieler, était aussi sous l’œil du cyclope. Roman et film attaquaient sévèrement la justice. L’ouvrage avait été interdit, mais Maetzig avait paradoxalement obtenu l’autorisation d’une adaptation cinématographique.  Last but not least, l’affaire du chanteur Wolf Biermann battait la tempête. Le 5 décembre 1965 paraissait un article sur Biermann, signé par  Klaus Höpcke, rédacteur en chef de Neues Deutschland, l’organe officiel du Parti,  dont Beyer dit, que ce n’était pas un article, mais une tinette de boue – ein Kübel Schmutz, déversée sur Biermann, dont les éditions Wagenbach  publiait à Berlin-Ouest,  La harpe de fils de fer – Die Drahtharfe. Or, Beyer avait eu la malencontreuse idée de lui demander une chanson pour son film, en guise de prologue.

Les tensions étaient vives au sein de la SED.  Erich Apel, membre du Bureau politique et directeur de la commission au Plan, se suicide le 3 décembre, après la signature des contrats qui liaient le destin économique de la RDA à celui de l’économie de l’URSS, mettant fin aux projets de réformes économiques qu’Ulbricht planifiait, et qui irritaient Brejnev. D’autres refusaient l’alignement  politique  — et culturel.

Dix jours plus tard, le 16 décembre 1965 s’ouvrait à Berlin le  célèbre 11e Plenum du comité central de la  SED (Parti socialiste unifié) sur la culture, plenum qui fera date, marqué par une régression spectaculaire. Qui a creusé le fossé entre l’éthique et le politique,  l’art et la société, la théorie et la pratique, la culture et la société. Vertiges du vide.

Selon certains observateurs, cette régression dogmatique dans le champ de la culture aurait été, pour Walter Ulbricht affaibli, une tentative  de redresser la barre. Quoi qu’il en soit, la coupe blanche-Kahlschlag qui surprend les intéressés, aura des effets dévastateurs et durables, de nombreux intellectuel/les, artistes critiques, qui désiraient participer à la modernisation culturelle de la RDA, tournent le dos au politique et s’isolent. La fermentation intellectuelle, artistique du début des années soixante retombe. Replis, rancœurs, rages étouffées, aux effets psychiques ravageurs. On boit beaucoup chez les artistes, en RDA. Ils/elles ne reviendront au devant de la scène, qu’en novembre 1976, lors de l’expulsion de Biermann, et en 1989.

Durant ce plenum, les deux films problématiques, aux yeux du pouvoir, furent  «hystériquement»  attaqués.

Aux yeux de la fraction bétonnée du SED, les intellectuels, les artistes critiques contamineraient  la jeunesse, en particulier  cette frange anomique de la jeunesse qui s’intéressait plus aux films américains  et à la musique beat qu’aux discours des apparatchiks ou  aux productions des  artistes critiques de la RDA. Pour le pouvoir,  c’est le corps sain de la société socialiste qui est  attaqué par ces «tendances nuisibles/ hostiles  –  schädliche Tendenzen / feindliche  Tendenzen. Les expressions sont certes plus abstraites que le terme virus dont usaient les nazis, mais l’idée est la même. Il est vrai que ces figures de rhétorique ne sont pas spécifiquement nazies, même si les nazis en ont fait un usage intensif dans le cadre de la biologisation radicale du politique.  D’une manière générale, aux yeux du pouvoir politique, le  scepticisme, le doute, le pessimisme, sont des épouvantails. Pis des signes de décadence. Une vieille rengaine donc que le pouvoir socialiste teuton rajeunit. Qui a besoin de croyance, de foi dans l’avenir. Ce n’est pas le sourire-dentifrice américain, mais ça y ressemble.

Le ‘nouveau’ tournant s’accompagne de nouvelles nominations, Hans Bentzien, un ministre de  la culture qui n’était pas un libertaire, est remplacé  par Klaus Gysi. Eine Ratte, disait de lui, Heiner Müller.  Un petit rat. Günter Witt, le représentant de Bentzien pour le cinéma, le directeur des studios de la  DEFA,  Jochen Mückenberger et le secrétaire de Parti des studios,  Werner Kühn, sont démis. Hans Bentzien, Günter Witt avaient, à leur manière, attiré l’attention de Beyer sur la question de la représentation du Parti dans le livre et dans le film, à travers les deux personnages Horrath et Bleibtreu, deux secrétaires de Parti. Mais, Beyer suit son chemin, avec l’entêtement d’un artiste qui pense agir dans l’intérêt de la société dans laquelle il vit.

Le film de Beyer achevé est présenté aux instances responsables, comme à l’habitude. La représentation du Parti dans le film ne satisfait pas les apparatchiks. Ne peut pas satisfaire les apparatchiks. Trop «petit-bourgeois», un attribut rédhibitoire.  Pas de classe ouvrière non plus. De classe ouvrière modèle, s’entend. L’équipe de charpentiers dirigés par Balla a des allures trop anarchisantes, trop provocantes, voire méprisantes pour les dirigeants du chantier, perçus par les censeurs eux-mêmes comme incapables – unfähigeétroit  d’esprit – engstirnig, dangereux – gefährlich. Pas inexact, mais quand on y regarde de plus près, ils apparaissent aussi comme les victimes d’une structure inadaptée, qui érode les volontés les plus déterminées et les réduit progressivement à l’impuissance. «Les gens intelligents», remarquait Alexandre Abusch, ne sont pas au Parti. Quant à la grève déclenchée par les ouvriers, elle n’a évidemment pas de sens si le pouvoir qui impose sa loi est celui de la classe ouvrière…

En bref, durant ce qu’il était convenu d’appeler une discussion, on assassine le film, sans demander son interdiction. Il est décidé que le film sera soumis au Conseil  (Beirat) qui se composait de 44 membres : des régisseurs, des comédiens, des auteurs, des fonctionnaires de la culture, des journalistes, des représentants d’entreprises, d’organisations de masse.

Le 15 juin, le film  est montré en avant-première à Potsdam/Babelsberg.  Le public applaudit, et Manfred Krug dans le rôle de Balla, chef de l’équipe des charpentiers, remporte un franc succès.

Le 30 juin a lieu la Première berlinoise. Mais, entre l’Avant-première  et la Première à Berlin,  les adversaires du livre et de son adaptation filmique ont eu le temps d’affûter leurs armes. Le film devait participer au festival du cinéma à Prague. À la dernière minute, il est supprimé. L’auteur l’apprend à Prague. À son retour,  Beyer est convoqué par le ministre  Klaus Gysi. Prétexte : une falsification du roman – eine Verfälschung des Romans. L’auteur proteste, mais Gisy refuse de l’entendre. Le film est autorisé à sortir quelques jours  et  devra être remplacé par Spartacus, ce révolutionnaire se battait, lui, contre de vrais adversaires, les légions romaines!

Le  30 juin 1966, le film de Beyer est présenté  au cinéma International de la  Karl-Marx-Allee. Pas d’affiche, pas de photos, pas de programme. La séance fonctionne à bureau fermé. Des journalistes de l’Ouest, invités,  ne parviennent pas à obtenir leur place. Dès le début, sifflets, injures fusent dans le noir.  La séance a été racontée par Jurek Becker dans son  roman   Jours  sans sommeil –  Schlaflose Tage. Le film est donc interdit, qui  s’est heurté «à l’opposition de la population». À Leipzig aussi, le vendredi 1er juillet, au cinéma Capitol, l’ex-adjudant de la Wehrmacht, Fröhlich, avait fait occuper la salle par des « groupes de combat » et des élèves du Parti. Le tumulte, la violence des injures rappellent de fâcheux souvenirs : «Nos secrédaires de Barti ne couch’nt pas avec des étrangères (la comédienne était tchèque) – Unsere Barteisekredäre schlafn nich mit fremdn Fraun!», crie une femme ; «boucler le régisseur –  Den  Regisseur einsperrn»,  dit une autre voix. Le comédien Manfred Krug, «ce gredin» est invité à «aller travailler» 2). Manifestement, la section du Parti de Leipzig manipule par le plus bas.  «Qui lève la main contre la classe ouvrière, elle lui sera coupée» dira  Siegfried Wagner, un bon élève de Paul Fröhlich à Leipzig. Une figure de rhétorique certes, mais les figures sont bavardes.

Mais, à Halle, à  Rostock, lors de la  Première, le film de Beyer trouve son public. Les manipulateurs de Rostock avaient oublié d’informer le directeur du cinéma de la présence de l’anti-claque officielle, en toute innocence donc,  il avait demandé à la police de chasser les provocateurs. Ce qu’elle fit.

Frank Beyer somatise son dégoût, un eczéma aux mains, difficile à soigner, lui évitera d’avoir à serrer certaines mains. Il persévère dans ses erreurs,  refuse d’aller à confesse, lui qui avait parodié dans le film les mea culpa de responsables,  dans le personnage du directeur principal du chantier, Trutmann.

Cette  histoire grotesquement socialiste,  racontée par Beyer dans un chapitre de son livre,  déboucha sur quelque chose qui ressemblait à une interdition professionnelle. Une spécialité allemande de l’Est et de l’Ouest. Il fut invité à quitter les studios de la DEFA, deux années durant, et à travailler loin de Berlin. Une décision – Maßnahme du  Parti, dira Beyer, à laquelle on se doit d’obéir par discipline. Il demanda à travailler dans un théâtre et atterrit à Dresde.

Ces claques sifflantes comme «voix du peuple» pour interdire un film, une pièce de théâtre qui polluent le corps sain  de la société, réactivent ma mémoire savante des années vingt. À l’Ouest rien de nouveau, film qui empruntait son matériau scriptique au roman de Erich Maria Remarque, scandalisa les nazis qui multiplièrent les provocations visant à le faire interdire. À l’époque, ce sont des communistes qui pensaient devoir défendre «le peu de vérité» que le film  contenait. Ce sont des communistes qui se battaient contre  «la grêle des interdictions» qui frappaient le théâtre, le cinéma. Ce sont des communistes qui furent arrêtés. C’est à Leipzig, où sévit Fröhlich,  que  la Première de Mahagonny de Brecht avait provoqué un scandale le 9 mars 1930, préparé par des associations étudiantes d’extrême droite, ce sont  des organisations de gauche mises au parfum qui déléguèrent des défenseurs. Un député du Deutschnationale Volkspartei (Parti Populaire National Allemand exigeait l’arrêt des représentations. Par peur du scandale, des théâtres  renoncèrent à présenter cet opéra. À Oldenburg,  le 27 octobre 1930, la fraction du  parti nazi du Landtag avait demandé l’interdiction de la pièce au nom de la santé morale. À Erfurt, le 28 janvier 1933, c’est la  représentation de La Décision, ce Lehrstück  qui avait connu à Berlin un immense succès, auprès de l’intelligentsia progressiste berlinoise, mais aussi auprès des travailleurs, qui fut interrompue par la police, la salle vidée à coups de matraques et d’arrestations.  Le  Bergische  Zeitung de Solingen salua cette intervention comme un «signe d’assainissement» de la scène allemande – Anzeichen einer Gesundung des Theaterwesens :

« Il est temps que nos scènes redeviennent le temple du vrai art allemand – Es wird höchste Zeit, daß unsere Bühnen wieder Tempel wahrer deutscher Kunst werden ».

Le « vrai art allemand  » produit des échos… douteux…

Même si, en RDA, la violence est plus feutrée, physiquement moins brutale (encore que dans certains cas…), les ressemblances dans les méthodes déstabilisent non seulement les artistes qui avaient fui le nazisme, mais aussi des artistes de la nouvelle génération, acquis aux idéaux du socialisme. On comprend la fuite d’Alfred Kantorowocz qui avait flairé le fascisoïde de certaines pratiques, le désenchantement croissant d’Heiner Müller, le dégoût somatisé de Beyer. Et de tant d’autres.

Écouter de petites-gens, cuisinier, couturière, tourneur… membres du Comité central, subjectivement prêts à en découdre avec les artistes, les intellectuels, a tendance à renforcer ce que Thomas Mann désignait en 1923 déjà, comme  le «conservatisme populaire – volkstümlicher Konservatismus» de certaines couches sociales, en ce cas munichoises 3). « Socialisme des petits-bourgeois » m’avait dit un médecin soviétique…

*

Brigitte Reimann a donné forme à ces désastres éthiques/ politiques/ psychiques/…  qui écrivait dans son journal au 12 décembre :

«Les aboiements contre les écrivains continuent de se faire entendre. Tous les jours du nouveau : lettres ouvertes à Biermann, à Manfred Krug qui a défendu la poésie de B. Le Jeune monde adopte un « ton-Stürmer » ; ce ne sont qu’accrochages brutaux, dénonciations grossières ; les rédacteurs sont devenus des catapulteurs  d’ordures, qui  exultent à prêter à Biermann toutes sortes de fautes, vices, allant de la pornographie à la campagne de provocation contre l’État.»

Das Gebell gegen die Schriftsteller hält an. Jeden Tag was Neues: Offene Briefe an Biermann, an Manfred Krug, der B’s Lyrik verteidigt hat. Die Junge Welt schlägt einen >Stürmer<-Ton an; das sind rüde Rempeleien, wüste Denunziationen; die Redakteure sind Dreckschleudern geworden, die Biermann alle möglichen Vergehen unterjubeln, von Pornographie bis zur Staatshetze.

Quelque chose m’a particulièrement atteinte : Le Lapin a été retiré par les producteurs, volontairement, cela va de soi, et après examen de conscience. Pauvre Maetzig. Il voulait combattre jusqu’au dernier souffle ; il avait mis tous ses espoirs dans le film.

Etwas, was mich besonders getroffen hat: >Das Kaninchen< ist von den Produzenten zurückgezogen worden, freiwillig, versteht sich, und aus Einsicht. Armer Maetzig. Und er wollte kämpfen bis zum letzten Atemzug; er hatte ja alle seine Hoffnungen auf den Film gesetzt.

Alles schmeckt nach Abschied. Tagebücher 1964-1970. Aufbau-Verlag Berlin 1998. (Tout cela a un goût de départ. Journaux 1964-1970.)

Manfred Krug, Bella dans le film de Beyer, écrira dix ans plus tard,  dans le Journal  de son départ à l’Ouest,  cette critique cinglante :

26 avril 1977,  Mardi :
Ces gens sont collés à leur chaises, paresseux, insolents, ivres de pouvoir, ils reçoivent leur argent et forment avec tous les autres fainéants et jacasseurs, cette couche qui se nomme cyniquement la classe des travailleurs, tenus ensemble par la solidarité de la médiocrité, imposée par la Stasi et les fonctionnaires du parti.

Die Leute kleben auf ihren Stühlen, faul, frech, machtbesoffen, kriegen ihr Geld und bilden mit all den anderen Faulenzern und Schwätzern jene filzige Schicht, die sich zynisch Arbeiterklasse nennt, zusammengehalten durch die Solidarität der Mittelmäßigkeit, durchsetzt von Stasi und Parteifunktionären (p. 151-152).

*

Le film méritait d’être revu. La seconde fois, j’ai été plus sensible à la  complexité  des situations, des personnages, à la fois responsables de choix douteux, mais aussi pris aux pièges d’idéaux qui sont, souvent,  des interdits qui paralysent. D’évidence, le Parti n’est pas une abstraction, il est composé d’individus, qui ont une histoire, tiraillés entre des exigences privées et des modèles normatifs, s’empêtrant dans des contradictions aux effets destructeurs, mais feutrés. Cette épaisseur interdisait les jugements rapides et simplificateurs qui furent les miens la première fois. Horrath, secrétaire du Parti, pris aux pièges de ses mensonges, m’avait agacée, d’autant qu’il était joué par le comédien, Eberhard Esche, qui, dans la pièce Le Dragon – Der Drache de Jewgeni Schwarz, incarnait un héros positif, affrontant l’animal mythique qui métaphorisait pour le metteur en scène, Benno Besson, l’esprit petit-bourgeois, perçu comme un obstacle sur le chemin du socialisme.

Frank Beyer avait filmé une histoire d’humains ordinaires, vivant dans une société où l’aliénation sociale n’avait pas disparu, la magie du verbe incantatoire ayant des limites. Avec lucidité. Balla, l’ouvrier n’était pas non plus un modèle de pensée socialiste, pas plus que ses camarades qui obéissaient au doigt et à l’œil de Balla… Bref, rien d’héroïque. Du réel. Tourné en noir et blanc avec, en dominante, des gris sombres. Qui métaphorisent la réalité socialiste.

En écoutant Beyer, je prenais conscience de mon désintérêt pour la RDA. J’ignorais l’histoire de ces luttes internes aux enjeux majeurs. Rétrospectivement, je le regrette. Des combats étaient menés  par des artistes, des intellectuels/les, dans la solitude. Nous aurions dû les aider de manière plus déterminée. Le rejet théorique et globalisant du stalinisme ne suffisait pas. Certes j’ai participé aux protestations lors de  l’affaire Biermann, lors de l’affaire Bahro, lors des interdictions professionnelles, mais le médiatique cachait la  souffrance des intéressés. Car, aucun n’a quitté la RDA, le cœur chantant. Aucun. La lecture du Journal de Manfred Krug est éprouvante.  Le long monologue du comédien Eberhard Esche, qui expliquait à son ami Kluge pourquoi il ne voulait pas quitter la RDA, est un modèle de lucidité politique traversée par un  désenchantement douloureux.

La RDA avait partagé le sort de l’Algérie dans mon économie psychique, intellectuelle. J’étais allée en Algérie contre mon gré, et je n’avais développé aucune curiosité pour ce pays, pour son histoire, c’est à Paris que j’ai découvert, plus tard, qu’il existait à Blida un Hôpital psychiatrique de pointe!  J’allais en RDA pour Brecht et seulement pour Brecht, réduisant ainsi, à mon insu, mon périmètre d’exploration. Je n’ai pas même cherché à explorer les rapports de Brecht à la RDA.  La question est venue plus tard. Le trop gris, le trop terne éteint le désir de connaître.

De plus, à l’Ouest, devant sa porte, on avait à balayer !

Samedi  1er décembre 2001

Manifestation nazie

Les néo-nazis protestent  contre l’ouverture de l’exposition sur les Crimes de la Wehrmacht. Ils avaient l’intention de défiler rue Oranienburg, devant la synagogue. Parcours interdit en dernière minute, après les protestations de nombreuses associations juives et non juives. Je vais avec une amie  à la contre-manifestation. Présence massive de policiers. Devant la synagogue, quelques personnes, dont un pasteur, font groupe.

— Vont-ils manifester dans ce quartier ?

— On espère que non, mais…

On dit ne pas comprendre l’autorisation de manifester. Ce déploiement de forces de police coûte cher aux contribuables, le NPD doit être interdit.  Une femme policier approuve.  Nous avançons jusqu’aux Hakesche Höfe où les policiers presque aussi nombreux que les manifestants encadrent la contre-manifestation. Fouille des nouveaux arrivants. Notre âge nous protège. Sentiment d’enfermement. Au bout d’un moment, nous sommes quelques-uns, quelques-unes, à vouloir partir pour aller voir ailleurs. Nous nous heurtons au refus de policiers, nerveux, l’un d’eux, manifestement, vit mal les insultes de quelques Alternatifs, toujours prêts à en découdre. La police encadre les deux manifestations pour éviter qu’elles ne se rencontrent.

— Toujours la même technique, dit B.

Nous zigzaguons entre les groupes et finissons par trouver une brèche. Les policiers, beaucoup de femmes, feignent d’ignorer notre échappée. Nous nous dirigeons vers la Friedrichstraße, passons devant les Kunst-Werke, Augustusstraße, lieu de l’exposition sur les Crimes de la Wehrmacht. Une queue interminable. Une autre manière de manifester, plus efficace comme toutes les réappropriations de la mémoire collective. Arrivées rue Friedrich, nous assistons à la fin du défilé néo-nazi. La rue est déserte, quelques rares passants. Hostiles.

La manifestation est encadrée par une file indienne de femmes policiers. Dans la queue de la manifestation des individus qui appartiennent à ce qu’en allemand on appelle le Lumpen, des déclassés, marginaux pauvrement vêtus.  Ils ignorent qu’aux yeux des nazis, ferrés à l’hygiène raciale, les laissés-pour-compte étaient classés dans les sans valeur (wertlose).

Une manifestante crie Nazis ’raus ! Policières et manifestants tournent la tête de notre côté. Etonnement. Les nazillons rient.  Des zombis femelles sur un trottoir surélévé. Il fait très froid, nous grelottons, B. décide de rentrer.  Je m’obstine à rester dans la rue. Je voulais voir la tête de la manifestation. J’avance dans la rue Friedrich, mais au croisement de la rue Oranienburg, un barrage infranchissable tient à distance manifestants et contre-manifestants. Un groupe de cinq jeunes gens, deux filles, trois garçons se donnnent résolument le bras et cherchent à forcer le barrage policier.  En vain.

Je la verrai à la télévision, cette tête défilante, drapeaux aux vents glacés. Les mêmes crânes rasés, les mêmes bottes prêtes à écraser l’adversaire au sol. Beaucoup de corps massifs. Ça vocifère. Mais respectueux de la loi. Arturo Ui disait la même chose.

J’aurais voulu leur distribuer le rapport des lieutenants Walther et Liepe que j’avais photocopiés. Rapports qui interdisent les discours négationnistes. La garde rapprochée interdisait tout contact.

Je finis par rejoindre B.  chez elle, avec un sentiment étrange. Tout m’a paru dérisoire, et  la manifestation nazie et  la contre-manifestation. Je passe une partie de la soirée à me réchauffer. Mon ‘âme’, elle, aura besoin d’une nuit de sommeil.

Le rat de bibliothèque

Je m’installe durablement  à la Budapesterstraße. J’avais fait le projet un peu fou de travailler et dans cette bibliothèque et aux Archives-Brecht, mais la bibliothèque s’est refermée sur moi comme un piège. Trop de questions en suspens.  Ma boulimie les amuse, mon endurance les surprend. De nouveau, à nouveau, la gorge sèche, le palais pâteux. Des nuits agitées.

Lundi  3 décembre 2001

Urania : Harald Poelchau, aumônier des prisons

Je vais à Urania voir un film sur le pasteur  Harald Poelchau, aumônier des prisons, d’Irmgard von zur Mühlen.  Dans mes souvenirs de lecture, Poelchau était un nom associé à Plötzensee. Un résistant à sa manière, qui faisait passer des lettres, cachait des opposants, des Juifs, des communistes…, qui assistait les condamnés à mort, ceux du 20 juillet entre autres.

Mardi 4 décembre

Séance de pédicure

Je désire savoir comment la pédicure ossi vit les changements.  Sa situation s’est visiblement améliorée, elle a échangé son ancienne boutique contre une nouvelle, rénovée, à quelques mètres de l’ancienne. Pas de nostalgie, mais pas d’enthousiasme non plus. Je résume en riant :

—   Et oui, le capitalisme a des avantages ET des inconvénients !

Elle ne connaît plus personne dans le quartier. Des gens très argentés, la plupart du temps absents… Des gens des médias… Les anciens locataires sont partis, ils auraient pu rester, ils avaient le droit de rester, mais il aurait fallu déménager deux fois. Ils ont préféré céder le terrain.

Je fais glisser la conversation vers un sujet qui m’intéresse, les rapports aux instances religieuses dans l’ex-RDA.

—  Est-il vrai que beaucoup d’Ossi sont sortis des Églises quand  l’impôt  de religion  fut  prélevé d’office ?

Je suis sortie, mais pas à cause de l’impôt prélevé…

Protestante, elle était restée dans l’Église, malgré ses «écœurantes compromissions» avec le pouvoir, parce que sortir de l’Église à l’époque eût été une manière de caution au régime communiste.

—  Pas question donc de partir ! Je suis sortie, après la Wende,  quand j’ai vu  notre  pasteur devenu ministre, avec un revolver! C’en était trop! – Nein!  Das war zu viel! dit-elle avec cet accent berlinois, rocailleux  et déterminé, on ne peut pas prêcher une chose et faire le contraire! Ne… Ne…! répète-t-elle en secouant la tête. Un Non  qui semble adressé à elle-même.

J’aime ce tranchant, ce refus des compromissions.

Elle m’explique pourquoi les Allemands se préparent à la Noël durant tout le mois de décembre. Je trouvais ces rituels se répétant sur un mois, un  peu ridicules.

—  Mais non, me dit-elle très sérieusement, levant la tête pour me regarder en face, le mois de décembre est un mois dur, sombre, beaucoup  de gens redoutent  le  mois de  décembre, et même dépriment. Illuminer ses fenêtres, préparer la Noël, faire de la pâtisserie, etc., est une manière de gérer cette angoisse… Et de plus, c’est beau, ces fenêtres, ça éclaire la ville, lui donne un air de fête avant la fête…

C’est vrai que  le mois de décembre est difficile à vivre à Berlin. La nuit est épaisse dès 16 heures. Les fenêtres enguirlandées allègent le poids de la nuit quand on déambule dans Berlin. Je me sens honteuse, je savais que les rituels humains faisaient sens, servaient à gérer, entre autres, nos angoisses, mais je n’avais pas songé à me servir de ce savoir pour comprendre des pratiques européennes. Pas assez exotiques en somme! Les cloisonnements sont intéressants, qui dévoilent les pré-jugés.

Allégée de mes cornes de marcheuse, je décide d’aller à pied, à la Volksbühne, place Rosa Luxemburg. La nuit, les villes se métamorphosent. Je m’égare. Quand je demande mon chemin, je m’entends dire :

—  Posez la question à quelqu’un d’autre ! – Fragen Sie noch mal nach !

Je ris, car cette expression courante a fait l’objet d’une blague, se moquant de l’incapacité des Berlinois à indiquer un chemin.

La représentation théâtrale a été annulée. Rien à mettre sous l’oeil au cinéma Babylon. Après avoir fait le tour de la place, je  dîne dans un café du coin. Une soupe et un verre de vin. Le garçon est si charmant que je laisse un gentil pourboire. Il a cru que je me trompais!

Je reviens aux Hackesche Höfe, au cinéma Die Börse, je vois un film que je boudais à Paris,  Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. En allemand qui plus est ! Rien à en dire.

Dimanche  9 décembre 2001

Les Crimes de la Wehrmacht

Après-midi au Kunst-Werk qui abrite la nouvelle exposition sur les  Crimes de la Wehrmacht, organisée par l’Institut de Recherches Sociales de Hambourg, sous la direction du Professeur Reetsma. Peu de photographies cette fois, lors de la première exposition, elles avaient fait polémique, mais une masse importante de documents à lire. De temps à autre, je fais une pause, observe les visiteurs. Toutes les générations sont présentes, une même attention tendue sur les visages des lecteurs, des lectrices. Après deux heures de lecture, je déclare forfait. Je me propose de revenir pour les deux salles suivantes. À la sortie, une queue de plusieurs mètres. Présence de policiers. Malgré le temps gris, le froid, les Berlinois sont dans les rues.

Vendredi 14 décembre 2001

Die Brücke à Grünewald

La bibliothèque est fermée, je vais à Grünewald, au musée des expressionnistes allemands, die Brücke, qui offre une exposition temporaire sur les nouvelles acquisitions de Ernst Ludwig Kirchner, des dessins, lithographies, des craies, des bois gravés des années 1910-1920 qui témoignent d’une liberté conquérante. Visiblement, le peintre à la croisée d’influences diverses advient. Un étrange autoportrait au crayon, «sous mescaline». Comme s’il rencontrait son propre crâne, c’est-à-dire sa mort, les yeux sont ronds, le visage émacié. Les bois gravés produisent une sensation de mouvement. Rare, la gravure sur bois a tendance à figer son sujet. Les dessins, les craies, des aquarelles m’atteignent alors que la violence chromatique des toiles fait parfois paravent. Je me promets de revenir.

En 1937, Kirchner est dépossédé par les nazis, en 1938,  il se suicide. Comme Benjamin deux ans plus tard… Comme Celan. Comme Maïakovski. Des hommes surtout, semble-t-il. La liste des suicidés du XXè siècle est interminable.

 

Les archives sonores du Deutsches Theater

Soirée chez B. qui travaille sur les archives sonores du Deutsches Theater. Elle a besoin de soumettre l’état du travail à ses visiteurs. L’après-midi au musée m’a rendu à ma disponibilité. J’endosse la fonction de  critique, sans rechigner.

Elle travaille sur les prises de son d’Oedipus Tyran, dans la traduction d’Hölderlin, remaniée par Heiner Müller, dans la célèbre mise en scène de Benno Besson, ce jeune Suisse qui avait rejoint Brecht dans le Berlin ravagé de l’année 1949. Il fallait avoir de solides convictions et un violent désir de tenter de nouvelles aventures.

Elle évoque et sa première rencontre avec Besson et sa rencontre présente, vingt-cinq ans après, au Literatur Forum à la Maison-Brecht. Jeune stagiaire au Berliner Ensemble, elle était tombée amoureuse du nouveau venu, amoureuse comme une bête –  wie ein Tier, sa figure favorite pour dire la violence de ses états amoureux. Tandis que je la plaisante,  elle me tend une série de photos, une manière d’expliquer sa passion passée. Un beau felin qui a l’air d’hypnotiser comédiens et commédiennes. De menus détails, des anecdotes laissent entrevoir un créateur exigeant,  ne pouvant donner que dans l’acte créateur comme metteur en scène. Le travail achevé, il tournait le dos, pour aller vers d’autres aventures.

Mais les comédiens, comédiennes vivaient cet abandon dans la souffrance. Il importe de rappeler qu’en RDA, un travail de mise en scène pouvait durer des mois, le temps donc de former une famille. Et les familles,  c’est lourd…

La rencontre récente fut ambivalente.

—  Il me regardait comme s’il cherchait à retrouver quelque chose.

Mais il n’a pas reconnu l’admiratrice qui écrivait des lettres enflammées à cet homme qui aurait pu être son père. Un père que l’on a choisi…

— Tu aurais dû l’aider et lui dire en riant que tu avais été amoureuse, il se serait souvenu de la belle  stagiaire…  et vous auriez ri ensemble !

Last but not least, Besson n’a pas écouté la cassette. Du passé pour lui, du passé lointain. Nouvelle frustration.

*

J’écoute Oedipus une première fois. Les tambours qui ouvrent le texte me paraissent sans relief, plats. Durant un bon quart d’heure, elle tentera  de leur donner du volume et finit par trouver le rythme qui dramatise. Il fallait peu de choses pour changer le profil mélodique, ici, une légère compression rythmique, là, une menue dilatation du temps, et les tambours vous font chair de poule. Comme au théâtre. Je relève ça et là des bruits qu’elle effacera. Supprimer ou atténuer un bruit sans toucher au matériau environnant est un travail de chirurgie fine.  Ma fonction d’écoute étant critique, je dois faire un effort pour résister au chant de l’écriture-Müller, passée par l’écriture-Hölderlin. Dans la seconde partie, la voix de Fred Düren est méconnaissable, elle a perdu de sa clarté pour devenir plus épaisse. Plus sauvage. Pourquoi ?

—  À l’entracte, il buvait, m’explique-t-elle, c’était un des trois grands “Säufer” (buveur, ivrogne) du Deutsches Theater. C’est devenu un homme pieux qui vit en Israël, si pieux qu’il demande à son rabbin l’autorisation de revenir sur son passé de comédien.

Elle souhaitait lui confier un rôle dans une pièce radiophonique. Le rabbin a refusé.

—  Sa manière de survivre, les deux autres grands buveurs sont morts, commente B.

J’écoute de nouveau l’ensemble pour le plaisir, le travail de montage à partir des trois prises de sons est remarquable. Je suis prise  par le chant de l’écriture, parfois obscure à force de densité et pourtant lumineuse, par la magie des voix de fabuleux comédiens qui insufflent du rythmique qui fait sens. Entendre les distances spatiales entre les comédiens invite à construire une sorte de décor abstrait où le texte gagne en présence.

Depuis ses nombreux et douloureux démêlés avec le pouvoir de la RDA, Heiner Müller explore, de manière toujours plus systématique, les effets de la violence politique, ses mécanismes, à travers des schèmes mythiques, dévoilant l’archaïque du politique. Il ne cherchait pas le conflit, il était simplement lui, un poète obéissant à une éthique. Sa position est donc critique et le restera. Il s’interdit, comme Brecht, la dissidence. Le mythique est aussi, mais pas seulement, une manière de contourner la censure, en faisant confiance aux lecteurs, aux spectateurs. Les rires, les applaudissements témoignent de leur compréhension. Surtout quand l’intention critique est donnée à entendre par les comédiens. Quand B. entend Agamemnon, elle rit aux éclats. Étonnée, le propos ne me fait pas rire. Elle s’explique :

—  Reimar J. Baur dit les répliques d’Agamemnon  sur un rythme que les Ossi connaissent  bien,  un rythme à la Ulbricht, à la Honecker…  Dans la salle, à l’époque, on applaudissait à tout va, à la barbe des apparatchiks présents.

J’avais vu la mise en scène de Besson, lors d’une reprise dans les années 70, j’avais peiné à entrer dans le langage-Müller-Hölderlin, énigmatique par trop de densité. Aujourd’hui, je goûte ce langage, demande à réécouter certains passages.

— Quelle culture de la langue ! dit B. admirative.

Tandis que j’écoute, je suis du regard sur l’écran de l’ordinateur, les diagrammes  que dessinent les phrases, qui apparaissent comme des blocs plus ou moins réguliers, les mots détachés par le comédien constituant des points d’aération. Je me dis qu’il faudrait s’aider dans l’analyse d’un texte littéraire, théâtral en particulier, de ce type d’analyses sonores pour, peut-être, parvenir à capter les invisibles de cette écriture.

Les chœurs sont étonnants d’efficience. Plusieurs voix dans une seule voix qui vous pénètre. Un beau travail d’auteur, de metteur en scène, de comédiens et de metteur en ondes. B. a su réanimer les archives sonores, donner rythme à de simples prises de sons.

Elle me fait  écouter  la Belle Hélène de Peter Hacks, libretto de Meilhac et Halévy, arrangement d’Herbert Kawan et de Reiner Biedemeyer. Elle rit, souvent, revient sur le passage, explique  :

—  Du pur Honecker !  écoute les chutes (Tonfall)… Il disait des choses simplistes sur un ton important… On riait beaucoup dans la salle. La  Belle Hélène fut un immense succès. Quel théâtre, nous avions ! dit en conclusion B. Les Wessi s’imaginent toujours que nous étions à quatre pattes!

Pour comprendre cette complicité résistante, il me faudrait prêter l’oreille aux archives sonores des Ulbricht, Honecker… Il serait intéressant de comparer les “voix” des communistes européens. Elles doivent présenter, au-delà des langues, des invariants.

Je mesure à quel point l’étude du théâtre sur documents visuels est trouée. L’oreille en est absente…

Dimanche  16   décembre 2001

Le Musée juif de Berlin

Je n’ai pas aimé ce musée. J’y étais mal à l’aise, je me suis sentie agressée. Comme si tout ce que je portais en moi depuis quelque temps était là dans l’architecture, comme si l’architecte et son équipe s’étaient imprégnés d’esprit nazi avant de tracer ses zigzags, symboliques d’une étoile de David éclaté. L’idée conviendrait à un mémorial, mais pour un musée?  L’histoire des Juifs allemands ne se réduit pas à la Shoah. Ce musée me révulse autant que le Sacré-Coeur à Paris, dont la  laideur est à hauteur de la hargne revancharde des Versaillais sur la Commune. Il eût été plus intéressant de retracer concrètement l’histoire très complexe des Allemands juifs dans la culture allemande. C’est de cette histoire-là dont les Allemands juifs et non juifs ont besoin dans un Musée de la culture juive.

Lundi 17 décembre

La bibliothèque annonce les dates de la fermeture de fin d’année. Les vacances me cannibalisent deux semaines de travail ! Et je n’ai pas lu la moitié des ouvrages en pile sur ma table, je  râle en silence. Et décide de rester. Il me faut donc trouver un appartement. J’épluche les annonces, visite en compagnie de trois autres personnes, un appartement rue Kant. Les 1000 DM de caution me refroisssent et de plus, je n’aime pas le moderne pour fauchés. Des plafonds bas, des pièces étriquées. Deux jours après, je prends rendez-vous pour un appartement à Kreuzberg, un quartier qui n’a pas très bonne réputation. Des Turcs, des Alternatifs qui,  le 1er mai, transformaient, l’Oranienstraße  en terrain de guerre civile. Avant le rendez-vous, j’explore le quartier. Beaucoup de graffitis politiques. Des banderoles qui demandent la libération des prisonniers de Gênes. La façade de l’immeuble tranche sur la grisaille environnante, d’un bleu pastel avec des arabesques. Les appartements ont été rénovés,  le prix en est accessible, la gérance sérieuse. Je signe donc. Je ne l’ai pas regretté.

Durant la semaine de vacances, je déambule dans différents quartiers de Berlin. J’explore Neukölln. Je découvre par hasard le musée de cet arrondissement, une exposition temporaire porte sur  le  passé industriel de ce quartier populaire.  Un CD informe sur la résistance. Des communistes, des juifs, quelques chrétiens tentèrent de faire front, ensemble. Assez rare pour être souligné.  Les formes de résistance témoignent de la naïveté de ces hommes, de ces femmes qui ont fini dans des camps de concentration. Et peu de rescapés.

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1. En 1952, à Francfort, quand Harry Buckwitz  décide de mettre en scène La Bonne âme, le Neue Zeitung (sous direction américaine) interpelle le metteur en scène. En 1953, cette même pièce  est interdite à Wupperthal. Etc. L’histoire des interdictions, des menaces,  continuent après la mort de Brecht.  En 1961, après la construction du mur, une  campagne s’organise  :  le Theater am Dom de Cologne qui présente le L’opéra de quat’sous est menacé d’une bombe et les représentations se font sous protection de la police. À Berlin, Boleslav Barlog arrête les répétitions de  Puntila au Schiller-Theater. Les tentatives de  boycott sont nombreuses non seulement en  Allemagne, mais aussi en Autriche. Cette campagne  déshonore  certains journalistes qui ne reculent ni devant l’insulte ni devant le mensonge. L’anticommunisme est si primaire qu’il devient symptôme.

2) Manfred Krug quittera la RDA, officiellement, en juin 1977. Les ennuis des années 65 lui paraîtront futiles comparés ceux qui suivirent l’exclusion de Biermann, contre laquelle avec quelques autres, ils avaient osé protester. Refusant de retirer sa signature, il devint la cible d’une campagne de calomnies graves qui le blesseront. Bloqué professionnellement,  refusant d’aller à confesse,  il décidera de quitter la RDA, c’est-à-dire, aussi, une maison dans laquelle il avait beaucoup investi, psychiquement, matériellement, financièrement. Une maison dont il avait fait une île pour les Robinson qui avaient mal à la RDA.  [Cf. Manfred KRUG, Abgehauen, ECON-Verlag, Düsseldorf, 1995. Des pages sur la dignité blessée].

3. Le 9 mai 1923, Dans la jungle des villes, présentée au Residenztheater de Munich,  avait déclenché une mémorable bagarre. Thomas Mann en rendait compte dans une lettre d’Allemagne qui s’achèvait par ces mots   :  «Mais le conservatisme populaire de Munich était sur ses gardes […] Çà, c’est aussi Munich. Je terminerai ma lettre d’aujourd’hui sur cette vive émotion» (Aber Münchens volkstümlicher Konservatismus war auf seinem Posten gewesen. […] Auch das ist München. Und mit dieser Erschütterung will ich meinen heutigen Brief beschließen). Gesammelte Werke, Frankfurt a. M. 1974, T. Xlll (Nachträge), p.289, cité in Brecht in der Kritik, Rezensionen aller Brecht-Uraufführungen, Eine Dokumentation von Monika WYSS, Introduction et commentaire de Helmut KINDLER, München, Edition Kindlers Literatur Lexikon 1977, p. 24.

Dans Brecht comme figure de la suspicion (droite/gauche), je produis d’autres exemples (à paraître ).

 

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