Chroniques berlinoises

3 août 2008

Chroniques berlinoises. III. 4. Décembre 2000

Mise à jour : 12 mars 2019

DÉCEMBRE 2000

 

Les Chroniques berlinoises de Novembre-décembre 2000 [III] ont été coupées en 4 parties. Pour chacune d’elles, un inventaire des sous-titres est proposé dans PAGES.

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Samedi 2 décembre

Triomphe des images -Triumph der Bilder

Le soir, je vais voir les films projetés à Urania, dans le cadre du colloque sur le Triomphe des images -Triumph der Bilder, une exploration sur le documentaire engagé et les films de propagande fasciste et nazie dans les années vingt-trente. Urania proposait 6 films. Je revois avec émotion Las Hurdes, tourné par Luis Bunuels en 1932 et Misère au Borinage —1933 — de Joris Ivens, Henri Storcks.

Ces deux documentaires sont suivis du film de Willy Zielkes : Die Wahrheit (1932/1934). Un film sur “la vérité” de la lutte des classes, sur le mode nazi. Le film est construit sur une opposition : l’avant et le chômage des ouvriers et l’après qui n’est pas encore, mais qui se profile, les ouvriers grâce au Führer et à ses collaborateurs retrouvent du travail et la joie de vivre. La vérité : ce sont les Juifs exploiteurs qui ont réduit les beaux aryens au chômage, et le sauveur qui vient rétablir la justice.

L’argument est pauvre, mais Willy Zielkes a trouvé la forme de ce discours simplificateur. Des images à la eisenstein, mais vides, la recherche esthétique pour l’esthétique, ainsi les ouvriers-chômeurs fixés par Käte Kollwitz dans des dessins sombrement accusateurs, sont de beaux et vigoureux mâles, aux muscles entraînés, des aryens que même la misère ne saurait diminuer. Les machines arrêtées et filmées avec soin, attendent elles aussi les nouveaux maîtres, et quand elles se remettent en marche, comme elles sont belles! Aussi vaillantes que les mentons levés, les cous et les poitrines musclés des aryens au travail. L’esthétique tourne le dos au réel.

Ce film formait un contraste marqué avec les deux films français de la même période, qui se terminaient en toute logique sur l’inéluctable socialisme, vainqueur de la misère montrée. Même débordée par de l’utopique, la caméra respectait le réel.

La séance s’est achevée sur un documentaire scientifique de Martin Riklis sur les rayons X – Röntgenstrahlen, de 1936. Magie des images, on ne voyait que le squelette des êtres et des choses, nimbés par la lumière, du féerique qui a dû fasciner les découvreurs. La matière opaque et son aura produisaient aussi des moments humoristiques, ainsi la déglutition d’un liquide ou le baiser, dont les rayons-X permettaient de voir les mouvements, se trouvent réduits à une mécanique robotique, gauche et anguleuse.

Les deux films suivants ll ventre della citta (1932) de Frederico Di Coccos et The Saving of Bill Blewitt (1936) de Harry Watts m’ont ennuyée. Mais d’une certaine manière et par contraste, ces deux films témoignaient des différences entre un regard fasciste esthétisant et un regard d’humain attentif au réel.

Dimanche 3 décembre

Cézanne à la Fondation Berggruen

Ce dimanche, j’opte pour l’exposition Cézanne à Berlin à la Fondation Berggruen. L’exposition  est subtile. Une pensée/regard la porte. J’en profite pour revoir la collection Berggruen qui m’impressionne chaque fois de manière différente. Dans un espace construit par  Friedrich August Stüler, dont la rénovation est à la mesure des œuvres présentées, de grands et tendres Picasso côtoient des Giacometti et surtout des Klee. Ne pouvant choisir, j’emporte en pensée tous les Klee, soixante, et je m’offre une reproduction, “un modèle sans suite”, soldé, 80 DM au lieu de 150. J’ai mon Klee — enfin !

À la sortie, je me promène dans les jardins du Château de Charlottenburg. Le temps est sec, le ciel d’un bleu pâle, très lumineux. Un automne d’or, disent les Berlinois.

Subitement, quelque chose comme une solution à une question à peine formulée s’impose comme une évidence. Le film de Martin Riklis sur les rayons X – Röntgenstrahlen m’avait rappelé quelque chose, mais je ne savais pas quoi. La question devait avoir été assez forte pour mobiliser à mon insu des milliers de neurones et m’apporter la réponse. Giacometti ! Bellmer aussi.

En marchant, je me remémorais des dessins faits de lignes légères, à la Bellmer dans leur précision et finesse, mais plus flottantes, plus cafouilleuses. Son œil, ses mains tourmentés n’ont cessé d’essayer de capter par le dessin, dans la sculpture, dans la peinture, l’armature, le squelette des choses et des êtres et de les nimber d’une lumière indéfinissable dans et par des espaces délimités par des lignes en mouvement. Le film Rayons-X me fait pénétrer plus avant dans l’œuvre de cet artiste dont j’aime l’œuvre comme quête impossible à assouvir, de l’essentiel, à la fois traversée par la mort et la niant. Une œuvre qui ressemble à son visage, à l’expression de son visage qui semble dire une souffrance dont rien ne guérit.

Giacometti connaissait-il ce film ? Une question à explorer. En tous cas, un œil-rayons-X. L’association fait surgir un autre souvenir, celui des peintres aborigènes australiens de la Terre d’Arnhem, des Pays Rocheux, qui dessinaient les propriétés d’un sujet et non sa forme, réduisant un poisson à un treillis de lignes obliques, représentant ses arêtes. Style-Rayons-X avait dit C.P. Mountford des peintures sur les parois rocheuses de Unbalanya Hill, autour de Oenpelli. Rapprochement incongru, mais qui éclaire à sa manière la singularité de Giacometti, chez qui le mouvement tumultueux des lignes est habité par une sourde inquiétude, très moderne/occidentale.

Je termine l’après-midi par une promenade sur la Potsdamer Platz que je voulais revoir seule. Je commence par m’offrir un petit voyage dans l’espace en montant dans cet énorme ballon que l’on voit dans le ciel de Berlin. Déçue. Impossible de s’identifier à l’ange de Wim Wenders. La coupole du Reichstag offre une vue plus intéressante sur Berlin, et on peut s’y attarder.

Je contemple l’imposant complexe de salles cinématographiques, I-Max. J’aurais aimé voir les salles, mais aucun des films à l’affiche ne m’intéressait.

J’ai aimé la monumentale sculpture de Jansen Holdenburg sur un plan d’eau, face à un bâtiment moderne. Mais j’ai déjà vu ce type de paysage urbain. À Bâle, je crois. Mode ? Nouvelle déambulation dans les sous-sols. Même impression que la première fois. Le sans-intérêt des espaces marchands modernes. Je m’achète des pommes et je rentre, un peu mélancolique, heureuse de retrouver Schöneberg. Le charme de Berlin à mes yeux, c’est un mélange de formes architecturales traditionnelles et modernes, étalées dans l’espace. Sur la Potsdamer Platz, les bâtiments modernes, parfois très beaux, manquent d’espace pour pouvoir se singulariser. La densité les étouffe. Et m’étouffe.

Lundi 4 décembre 2000

Dossiers concernant le Dr. Friedrich Weissler

Demi-journée au Gedenkstätte de la résistance. J’en oublie l’heure à lire les dossiers concernant un juriste, Dr. Weissler, assassiné dans la prison de Sachenhausen. Dont j’avais entrevu l’exposition qui lui était consacrée sous le titre : Dr. Weissler und die Gedenkschrift der Bekennden Kirche. [cf.III.1]

Je commence par parcourir rapidement les pages, je suis si stupéfaite par ce que je découvre que je lis de plus en plus lentement. Je décide de recopier ces documents — à la main, une manière physique de m’approprier une matière indigeste. Dans le premier dossier figure la lettre de 14 pages adressée par Weissler à la Justice allemande après avoir été radié des cadres de la Justice, le second dossier contient les rapports des juges, médecins légistes qui, sous la pression internationale, enquêtent sur sa mort, maquillée en suicide par les gardiens SS de la prison.

S’y donne à lire, un autre destin inénarrable d’un citoyen allemand qui, lui, adhérait aux valeurs et préjugés de la bourgeoisie nationale-conservatrice, qui fut emprisonné — lui, l’enfant juif converti par son père au christianisme — comme « pur Juif », dans la redoutable prison du camp de concentration Sachsenhausen, où il mourut après avoir été torturé durant quatre jours par des geôliers.

Le juge intègre

Juge à Magdebourg, il avait appliqué la loi, rien que la loi, qui considère qu’une pression, explicite ou implicite sur les juges, est un délit. Il avait donc condamné un homme qui s’était présenté dans son uniforme de SA. Il s’en expliqua, ne pas appliquer la loi — par peur des “désagréments” prévisibles (Unannehmlichkeiten) — eût été à ses yeux un manquement grave à la déontologie du juge. La campagne de presse nazie le surprend.  Étonnement naïf et inattendu, quand on sait que les nationaux-socialistes ne cessèrent d’attaquer avant leur accession au pouvoir, les téméraires défenseurs d’une justice plus égalitaire dans le traitement des prévenus, qu’ils fussent de droite ou de gauche, «puissants ou misérables», disait le cher La Fontaine. Pour les nationaux-socialistes, l’ère du juge neutre était révolue, membre de la troupe (Gefolgschaft), le juge doit fidélité au Führer, ce que disait clairement Carl Schmitt, un juge est «un juge de l’État», en ce cas national-socialiste, et ne peut occuper la place du tiers, neutre. Weissler semble avoir ignoré tout ce qui se jouait sur le plan du Droit, en Allemagne, avant et après 1933 (dont la querelle entre la conception positiviste du droit, ‘science «juive»’ et la doctrine des ‘ordres concrets’, polémique dans laquelle Carl Schmitt occupe une place centrale, la pensée de l’ordre concret étant une pensée anti-juive).

Le 21 mars 1933, le jugement sera suspendu, le SA en uniforme amnistié. L’intention de pression n’a plus été retenue.

Révoqué, Weissler se battra avec acharnement pour recouvrer ses droits. Pour sa défense, il rédige une lettre de 14 pages, datée du 7 septembre 1933, adressée au Chancelier du Reich, sous couvert du ministre prussien de la Justice.

Le citoyen allemand ultra-nationaliste

Il commence par argumenter en juriste, le démettre de ses fonctions sans donner des raisons est contraire à la loi. Même des membres du Parti considèrent cette révocation comme une injustice, fait-il remarquer. Weissler décline ensuite son identité généalogique. Il est issu d’une famille juive qui, avant la guerre de Trente Ans en Autriche, habitait à proximité de la frontière saxonne, « c’est-à-dire un territoire de langue allemande », et qui vit à Leobschütz O.S. depuis plus de 100 ans. Son grand-père maternel fut médecin militaire, plus tard Conseiller municipal (Stadtverordneter). Plusieurs fois honoré par des décorations. Son père est avocat et notaire. Il souligne ses qualités humaines qui le conduiront à créer une Association de notaires et à défendre le désintéressement financier de la profession « une exigence qui n’était pas partagée par toute la profession ». En tant que juriste, son père œuvrait à l’émancipation du Droit germanique par rapport au Droit romain. C’était aussi un amoureux de la nature, ayant le goût du voyage à pied (Wanderlust) et qui avait des aptitudes pour la musique. Admirateur de Händel, il avait donné à un de ses fils, le prénom du musicien, Georg Friedrich. Nationaliste fervent, mais dispensé de service militaire pour des raisons de santé, il aimait à jouer avec ses enfants à des jeux militaires. Quand la guerre de 1914 éclata, il regretta de ne pas pouvoir participer aux combats, mais il aurait été heureux de donner ses trois fils à la patrie, avait-il dit. Quand le désastre approche, il écrit un article pour inciter à la résistance. « La honte du traité de Versailles, lui brise le coeur » et le conduit au suicide trois jours après la signature de l’honteux traité. Weissler emploie les termes Schmach et Diktat, des termes dont usaient les nazis. Sur sa tombe, le fils fera inscrire : « Il ne voulait pas survivre à la honte de sa patrie ». Ce suicide fit sensation en Allemagne et à l’étranger.

Ce père, fervent nationaliste allemand, considérait la religion comme le seul élément séparant « les Juifs-qui-se-sentaient-allemands»  (deutschfühlenden Juden) « de leurs frères allemands », il fait donc baptiser ses enfants dans la religion “chrétienne”. L’auteur ne précise pas s’il s’agit du catholicisme ou du protestantisme. Il justifiera son point de vue dans les Preussischen Jahrbüchern de 1900, se fera de nombreux ennemis dans la communauté juive. Les enfants ne fréquentent que « des Aryens » et ignorent leur ascendance juive jusqu’à l’âge de treize ans. L’auteur de la lettre y insiste. Il dit ressembler à son père dont il se sentait très proche. Quand la guerre éclate, il est volontaire. Simple soldat d’abord, il devient officier, obtient la Croix de fer II. KL. À son retour du front, il entre au Parti démocratique, il en sort en 1931, les lois d’exception du Cabinet Brüning « blessent sa conscience de droite ». Aux dernières élections, il a voté pour les Allemands nationalistes, il a toujours « combattu les sociaux-démocrates et les communistes, ces derniers avec des armes. Lors des troubles spartakistes en 1919 à Halle », il a « considéré comme mon devoir d’entrer dans les Corps francs, récemment crées à Halle ». C’est dans cette ville qu’il devient juge, en 1920.

Souvenons-nous, à Berlin, le 15 janvier 1919, Rosa Luxembourg était abattue d’une balle tirée à bout portant, son cadavre jeté dans le canal Landwehr par des défenseurs de la Patrie, appartenant aux Corps francs. Karl Liebknecht avait subi le même sort, après avoir été conduit à l’Hôtel-Eden où siégeait le chef des Corps francs, Wilhelm Pabst, qui échappa à la justice grâce au Reichsanwalt Jorns, honoré d’une charge par Hitler, dès son arrivée au pouvoir.

En 1924, Weissler dit entrer dans le Reichsbanner-Bannière du Reich, nouvellement créé pour défendre la République [de Weimar], il en sort en 1925, le jugeant « trop social-démocrate ». Il est marié, depuis 1922, avec « une femme d’ascendance purement aryenne d’une cure évangélique ».

 

Friedrich Weissler brosse dans le sens du poil ultra-nationaliste, avec une innocence désarmante. Le mot Pflicht – devoir revient comme un leitmotiv. Il s’estime injustement révoqué. Il insiste:

« J’ai montré durant la guerre et lors des troubles spartakistes, que j’étais prêt à donner ma vie pour la patrie ».

Il conclut par ces termes :

« Jusque-là ma vie démontre, je crois, que je pense allemand, sent et agit comme n’importe quel autre – Mein bisherigen Leben beweist, glaube ich, dass ich so deutsch denke, fühle und handle wir irgend ein Anderer. »

Le 8 mai 1934, il envoie une nouvelle lettre de 4 pages, résumé de la précédente, demande une audience au ministre de l’Intérieur du Reich. Les services traînent les pieds et se renvoient les responsabilités. Il obtiendra une réparation partielle, la révocation est commuée en mise à la retraite, le 3 décembre 1935, après deux ans de combat. Il n’est donc plus sans ressources.

 

En lisant et relisant ces lettres, j’éprouve des sentiments contradictoires. Un quelque chose qui ressemble à de l’antipathie, mais aussi quelque part du respect pour un certain courage, puisé dans le sens du devoir, qui est, semble-t-il, une exigence intérieure. Mais le désarroi de cet homme, aussi aveugle que Mère Courage, que RIEN n’a préparé à comprendre ce qui lui arrive, finit par me troubler. À travers lui, je mesure le poids de l’Habitus comme formes de socialisation intériorisée, le poids donc de l’éducation, des effets de l’identification au père admiré, qui interdit toute distance critique. C’est même cette représentation de la « normalité germanique » qui rend pathétique la protestation de Friedrich Weissler. « Normalité » germanique dont il participe et dont il sera la victime. Une aliénation qui va au-delà de ladite assimilation. Qui a beaucoup à voir avec l’amour du maître. Le cas-Weissler eût passionné Bourdieu.

Dietlinde Peters, historienne, à qui je racontais cette histoire (qu’elle connaissait), dit : « — Mais, c’étaient des Allemands et pas toujours “avec d’autres fêtes” ! » avec un accent d’intensité sur ‘DEUTSCH’, faisant allusion aux «Juifs de Noël». Avec la même gamme de valeurs, préjugés, etc. que les groupes sociaux auxquels ils appartenaient et/ou s’identifiaient !».

De fait, le père et le fils sont des représentants exemplaires de la classe juridique allemande, conservatrice jusqu’aux moelles, dans son immense majorité. Justice qui, durant la République de Weimar, jugera avec aménité, pour ne pas dire complicité, les assassinats politiques perpétrés par la droite (Fememorde), favorisant ainsi la montée du national-socialisme et avalisant les meurtres à venir.

À travers ce récit marqué par l’aveuglement, je mesure à son juste poids d’or ce que signifie écrire La Ballade du soldat mort, à vingt ans à peine, dans l’Allemagne impériale et vaincue. Je mesure ce qu’il a fallu de déchirures intimes pour dégorger autant de haine contre le nationalisme, le militarisme et autres dominantes certes germaniques, mais aussi européennes  à l’époque. La violence de la dénonciation est à la mesure de la violence subie. La ballade est une réaction psychique, un délestage, une rupture sans retour possible avec les valeurs du Père. Et ses dressages émotionnels qui rendent possible toutes les formes de soumission volontaire, consentie. D’où la force de frappe de cette ballade qui touche aux nœuds mêmes de ce désir de soumission. D’où la violence des réactions. Je comprends pourquoi l’extrême droite et les nazis ne pardonneront jamais à Brecht cette contre-épopée en forme de ballade, où le poète prenait au pied de la lettre une rumeur populaire qui voulait qu’ON déterre déjà les morts pour le service militaire, pour la dernière grande offensive de Ludendorff au printemps 1918. Quand en 1922, Brecht chante la ballade à la Wilde Bühne, un cabaret berlinois, le tumulte est si sauvage, que Trude Hesterberg fait tomber le rideau. Une ballade qui devient rapidement populaire dans les cercles des jeunes communistes, selon Kurt Tucholsky. En mai 1926, non seulement cette ballade provoque la rupture du contrat avec les éditions Kiepenheuer qui lui demandaient de supprimer la ballade du recueil Hauspostille (Sermons domestiques), mais elle lui vaudra l’honneur de figurer en 5e position, sur la liste noire des nazis. L’échec du putsch du 9 novembre 1923 lui épargne l’arrestation et lui donne un répit de 10 années. En 1932 encore, dans un échange de lettres entre la police berlinoise et munichoise, cette ballade antimilitariste est mentionnée. Elle sert, le 8 juin 1935, à justifier sa déchéance nationale.

Dossier 2 : l’assassinat du « pur juif »

Arrivée au bout de ce premier dossier, la mort de cet Allemand nationaliste qui « les armes à la main » avait partagé les idéaux de ses futurs assassins, m’intrigue. Je continue donc à m’intéresser au destin de cet homme. Je plonge dans le second dossier qui a pour titre : « Enquête contre les meurtriers de Friedrich Weissler, mort, le 19 février 1937, au Camp de concentration Sachsenhausen ».

Le rapport, daté du 3 juin 1937, porte le tampon Secret – Geheim. Friedrich Weissler, résidant à Berlin-Charlottenburg, « de race pure juive et de croyance évangélique – der Rasse nach Volljude und evangelischen Glaubens» avait été révoqué, apprend-on dans ce rapport, sur la base de la Loi sur la Restauration de la fonction publique – Wiederherstellung des Berufsbeamtentum, du 7 avril 1933 qui permettait de destituer les Juifs de leur charge, loi sur laquelle Weissler fait silence dans sa lettre. Il travaillait, note encore le rapporteur, depuis un certain temps pour l’Église évangélique allemande en tant que juriste. Officiellement, il est arrêté pour avoir participé à la rédaction d’un « mémorandum » dont la presse étrangère a eu connaissance par l’intermédiaire d’Ernst Tillich, est-il précisé.

Le mémorandum avait pour titre Libellé de la protestation de l’Église évangélique allemande adressé au Président du Reich Hitler – Wortlaut der Protestschrift der Deutschen Evangelischen Kirche an Reichskanzler Hitler. Le texte est signé par les membres de la direction provisoire de l’Église évangélique allemande : Müller, Albertz, Böhm, Forck, Fricke ; par le conseil de l’Église évangélique : Asmussen, Lücking, Mindendorff, Niemöller, von Thadden. Le nom du Dr. Weissler ne figure pas parmi les signataires.

Arrêté, le 13 février 1937, il est conduit dans la prison redoutée de Sachsenhausen – Zellenbau, où il meurt six jours après son incarcération.

La mort a été maquillée en “auto-pendaison”. Comme celle d’Erich Mühsam. Une version que le médecin du camp a validé de sa signature. Mais sa mort fait du bruit à l’étranger, l’Église suisse se met à bouger. Forcée par l’opinion publique étrangère à laquelle le nazisme attache de l’importance, et par l’état du cadavre du “suicidé”, remis — exceptionnellement — dit-on, à sa femme, la Justice allemande diligente une enquête. Le 22 février 1937, l’autopsie a lieu à l’hôpital d’Oranienburg en présence de deux médecins : Dr. Meixner, SS et médecin du camp de Sachsenhausen pendant un temps, et un médecin légiste Dr. Hallermann, de l’Institut de médecine légale de l’Université de Berlin.

Le rapport décrit avec précision les blessures, c’est-à-dire les tortures infligées à Friedrich Weissler par des geôliers-SS, durant sa courte détention. Coups à la tête si violents que l’écorce cérébrale en est endommagée. Au cou, des marques de strangulation. Les testicules ont été écrasés. Blessures au genoux gauche, au bras gauche. Le torse présente de nombreuses blessures qui témoignent de coups répétés, qui datent de 8 à 10 jours avant la mort [?, il est mort 6 jours après son arrestation], les marques de strangulation précéderaient immédiatement la mort. La vessie pleine d’urine donne à penser qu’il était inconscient ou dans un état de semi-conscience (Benommenheit). En conclusion : ces blessures n’ont pas été faites dans les locaux de la police, le prisonnier est arrivé valide à Sachsenhausen et déclaré apte à des travaux légers par le médecin supérieur de la police du Land, Dr. Rauschling. Parce qu’il n’aurait pas dû être livré à Sachenhausen, en tant que Juif, mais à Dachau, suivant une ordonnance récente, Weissler avait été conduit dans le Bâtiment des cellules – Zellenbau, dans la « cellule 60 » (6 ?) 1) à l’extrémité du couloir B.

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La prison de Sachsenhausen – Zellenbau était un bâtiment-bunker en forme de T, à l’écart des autres bâtiments du camp. Chaque élément du T, A/B/C, avaient des fonctions spécifiques : A. C. étaient réservés aux prisonniers dont les dossiers étaient en cours d’instruction par la Police secrète. B. était réservé aux prisonniers qui avaient enfreint des lois du camp, y compris pour des SS, mis aux arrêts. Les cellules — isophones — sans lumière, étaient si étroites que le prisonnier pouvait à peine bouger. Il pouvait y croupir des semaines livré au sadisme des gardiens. Ses cris étaient étouffés par les double-cloisons. On avait les plus grandes chances d’en sortir en fumée, disait-on. Ceux qui ont survécu au Zellenbau (Bâtiment des cellules), en ont gardé de graves séquelles physiques et psychiques.

Le rapporteur avait noté et l’isolement de Friedrich Weissler dans le bâtiment B, et l’isophonie des portes et des murs des cellules (Schalldicht). L’isolement paraît suspect et trahirait la préméditation. Mais le rapport ne le dit pas expressément.

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Après avoir décrit les traumatismes constatés, le rapporteur s’interroge sur les coupables. Weissler a été “livré” (Einlieferung) à un nommé Christian Gerhardt qui apprend donc l’identité du prisonnier, qui est présenté non pas comme membre de l’Église évangélique, mais comme Juif – der Rasse nach Volljude. Il lui remet les insignes distinctifs, avec fils et aiguille pour qu’il puisse les coudre sur ses vêtements.

Suit la liste du personnel présent entre le 13 et le 19 février 1937. Karl Brumm, Joseph Jarolin, Max Kirchbauer, Kaspar Drexl 1), Christian Guthardt, Fritz Nordbrink et Paul Zeidler. Jarolin et Zeidler sont des SS-Oberscharführer, les autres des SS-Unterscharführer. Leurs dépositions se ressemblent, mais les contradictions sont flagrantes. L’interrogatoire parvient à établir les fais suivants : c’est le SS-Oberscharführer Zeidler qui, le 18 février 1937, prend son service à 18 heures, il allume la lumière à 19 heures, à 01 h – et à 06 h, Weissler est étendu sur le sol. Le médecin du camp, SS-Hauptsturmführer Dr. Schroeder, après examen, conclut au suicide par pendaison — avec un mouchoir noué autour du cou. Bricolage qui dit l’assurance de l’impunité.

Brumm, Jarolin, Kirchbauer paraissent fiables, mais Drexel, Nordbrink, Zeidler et surtout Christan Guthardt sont suspects. Le capitaine-SS Schroeder est peu clair, incertain dans ses déclarations, le rapporteur s’en étonne, étant donné le rang du Dr. Schroeder. Après cet incident, il est envoyé au camp Lichtenburg près de Prettin et interrogé sur place, est-il dit dans le rapport.

Il est donc établi que Weissler a été l’objet de mauvais traitements après le 15 février, et que le SS-Unterscharführer Guthardt est le principal coupable. Guthardt se disait haineusement antisémite, il déclarait haut et fort qu’un Juif valait moins qu’une tête de bétail. Son père avait été ruiné par un marchand de bestiaux — juif. Guthardt avait déjà fait l’objet d’une peine comminatoire pour coups. Lors de la reconstruction, le Dr. Schroeder est obligé d’admettre que le suicide par pendaison est impossible.

De nouvelles analyses conduisent les médecins légistes à préciser la date et la nature des blessures : sur la tête, les coups ont été répétés avec violence, dans une position verticale ou horizontale contre le sol ou contre un mur, les marques au cou sont des marques de strangulation, les blessures aux testicules ont pu être provoquées par des coups de pied, des coups ou coups de genoux (Fusstritte, Schläge oder Stösse), ce qui n’exclut pas une forme de torture par écrasement des testicules avec des morceaux de bois ou autre matière dure. Les autres blessures ont été vraisemblablement provoquées par des coups de pieds, des coups de poings. Weissler a donc été gravement maltraité par une ou plusieurs personnes après le 15 février, et étranglé à mort le 19 février. Guthardt, Drexel, Nordbrink, Zeidler sont désignés comme des complices, soit actifs – Mittäter, soit passifs – Mitwisser. Paul Zeidler l’aurait achevé à coups de pieds le 19. 5. 1937.

L’analyse des blessures est précise, professionnelle, sachlich, le démontage des mensonges aussi. En revanche, la saisie des interrogatoires reste flou, voire contradictoire. On entrevoit le scénario, mais sans plus. Le capitaine du camp, Dr. Schroeder qui avait signé l’acte de décès, est jugé incertain dans ses déclarations, mais sans plus. Il lui sera conseillé de faire, à l’avenir, des rapports plus conformes à la vérité (wahrheitsgemässe Angaben).

Le procès

Dans une lettre du 24 juin 1938, le Procureur général auprès du Tribunal informe le Chef des services de presse auprès de la Justice que pour des raisons de sécurité d’État, le procès aura lieu à huis clos, les 25, 27, 29 juillet 1938, et qu’aucune information ne devra filtrer.

Zeidler a été condamné à un an de prison, le 21.11.1938. Il n’est plus question des autres suspects.

À Plötzensee [voir III.3], je le répète, le 17 février 1937, la guillotine était livrée. On décapitait pour de petits délits, du vol à l’étalage ou de l’« abattage non déclaré ». On mourait pour avoir douté du génie militaire d’Hitler and Co., pour avoir colporté des blagues politiques…

Dans le cas de Friedrich Weissler, la Justice s’est contentée de peu. Comme pour les meurtres de Rosa Luxembourg, de Karl Liebknecht et de plusieurs autres, dans la République de Weimar, qui avait gardé intact le système judiciaire impériale, et ses fonctionnaires, restés fidèles à l’Empereur. Sous couvert « d’indépendance de la justice ».

Werner Koch et Ernst Tillich, internés à Sachsenhausen, seront relâchés en 1938.

Ironie de l’Histoire : le cas-Weissler fait l’objet d’un entre-filet dans un rapport de la SOPADE 2) sous le titre : IV Combat contre l’Église-IV Kampf gegen die Kirche suivi d’un commentaire qui intègre la mort-juive de Weissler dans un combat contre l’Église chrétienne, « ces événements de la dernière semaine » est-il écrit, « montrent que le combat contre les Églises chrétiennes n’est pas terminé, mais qu’il est entré dans une phase nouvelle, peut-être décisive. » (Vierter Jahrgang 1937, p. 216-217).

*

Selon des rumeurs, les interventions de Dietrich Bonhoeffer, théologien, auprès de Karl Barth à Bâle et auprès de George Bell, Évêque de Chichester (Sussex), auraient été trop tardives. Mais est-il possible — en six jours — d’enclencher un mouvement de protestation ?

Mais.

Que le cas de Friedrich Weissler, sauvagement assassiné, n’ait pas été analysé, décortiqué pour en faire une figure emblématique du destin d’un Allemand-Juif de droite, non ‘bolchevisé’ donc sous le IIIe Reich, témoigne de la prudence somnolente des institutions religieuses, certes, mais aussi laïques, droites/gauches, car RIEN de l’histoire humaine n’est inéluctable, et un combat déterminé autour de cette figure si ‘exemplaire de citoyen allemand’ qu’elle en devient caricaturale, eût pu alerter les consciences européennes, et leur faire prendre conscience de ce qui se mettait en place. Weissler, bien que respectueux des valeurs « völkisch », meurt, torturé, parce que juif. L’intervention des Églises avait réussi à freiner l’euthanasie des malades mentaux, des handicapés. Pourquoi pas la mise à mort raciale des Juifs ?

Martin Niemoeller, ex-Corps franc, ex-nationaliste devenu pasteur et pacifiste, déporté à Dachau, écrira en 1946, un article avec pour titre : Selbstbekenntnisse deutscher Schuld-Aveu de culpabilité allemande, et pour sous-titre : Wir haben versagt- Nous avons failli. [Aufbau, Jg. 12. 1946, Nr. 10 (08.03.1946), p.1-6].

Les mea culpa peuvent-ils prétendre à une fonction de réparation pour les victimes ? J’y vois surtout une fonction cathartique non dépourvue de jouissance auto-accusatrice. Et comme telle, de l’ordre du privé (Selbstbekenntnis-aveu à soi-même).

Que dire du Mémorandum de l’Église évangélique adressé à Hitler qui conduisit Friedrich Weissler, Werner Koch, Ernst Tillich à Sachsenhausen ? Je n’ai rien à en dire, ou si peu, il faudrait le situer dans son cadre historique. Ce n’est pas mon propos. Ce mémorandum ressemble, d’une certaine manière, à la lettre de Weissler. On y argumente avec précision d’un point de vue théologique, on y cite abondamment les textes nazis réfutés qui témoignent largement de la dimension ‘religieuse’ du discours nazi. L’Église qui dépend financièrement de l’État voit ses pouvoirs sur la société de plus en plus limités par la nouvelle religion, inacceptable tant du point religieux que du point de vue moral et financier 3). Mais ce mémorandum est plus un état des lieux qu’une déclaration de dissidence combative comme la Confession de foi de Barmen de l’Église confessante en 1934, qui contestait la création de « l’Église évangélique de la nation allemande », en avril 1933, favorable au Führerprinzip.

Quand je sors du Gedenkstätte, il fait nuit noir. Et froid. Je fais quand même un morceau de chemin à pied pour ne pas avoir l’air trop abrutie aux yeux des amis que je rejoins. Je n’ai pas assez de distance pour pouvoir parler de cet après-midi passé sur le cas Weissler. J’avais pourtant des questions à poser à G., juriste. L’association Rechtsanwalt (avocat) und Notar (notaire) dans la lettre de Weissler m’intrigue, quelles fonctions recouvrent ces termes dans l’Allemagne des années trente ? J’ai préféré les écouter parler de leur voyage en Thaïlande, devenue « ce bordel du monde occidental », assez riche pour pourrir le monde, et pas seulement avec ses vaches folles.

— Ils sont tous plus ou moins malades, dit W.

Un effet de la démocratisation du sexe, ajoute G., avant, seules les hautes couches de la société jouissaient de la liberté sexuelle, maintenant, c’est à la portée de tout le monde !

Liberté, démocratisation. Étranges emplois de mots dont la valeur éthique a été marquée du sang des émancipateurs, des émancipatrices, étranges emplois de termes catégorisés dans des combats toujours nouveaux pour un plus de dignité. Ne seraient-ils plus qu’un assemblage de lettres pour jeux de société ? Des valeurs politiques démodées ?

Là où les prolétaires ont échoué, la drogue réussit…

À Berlin un quidam, plutôt téméraire, a fait des prélèvements d’urine dans les toilettes du Reichstag, depuis, on palabre sur la drogue, la corruption, l’argent sale du trafic de drogue, comme si les mafias étaient seules responsables de la consommation de la drogue !  Sans consommateurs pas de pourvoyeurs, ils obéissent aux lois du marché dans une société marchande, où le profit est roi. Pas de quoi s’offusquer. Le “laxisme” des politiques doit avoir  ses raisons que la raison des citoyens ordinaires ne connaît pas, car ils doivent avoir  des  raisons  pour ne pas  accorder le Faire  (laxiste)  et le  Dire  (répressif). Et donc  changer les législations. La police  baisse  les bras, dit-on. Un peu facile !

Que faire ? Tenter de responsabiliser les consommateurs. De  l’ordre  du  possible ?  Quand on voit à quel point certains sont dégradés, on doute du réversible. Des gens jeunes aux mouvements compulsifs, certains/certaines ne cessent de tirer ou caresser une mèche de cheveux ou semblent s’épouiller… Le plus souvent abandonnés à leur misère physique.  La solution ?

Je m’avoue aussi excédée par le discours permissif des branchés que par le discours répressif, ces deux mamelles inséparables de  tous  les  problèmes  graves de  société.  Je n’aime pas entendre dire dans la rue par un frustré : aussi longtemps qu’on aura cette clique de socialistes au pouvoir, il faudra supporter cette racaille de la drogue, désignant un automobiliste dans une voiture décapotable qui se plaît  à pavaner dans une rue étroite…

Les effets de la  drogue sur la société civile sont encore à explorer. Qui s’y risque ? Quoi qu’il en soit, j’avoue admirer l’internationalisme des réseaux de la drogue. Au point que même les corps des dealers se ressemblent, chaque strate de la hiérarchie produisant son corps, son visage, son regard. Sans parler des méthodes. Le faire nous modèlerait-il à ce point ? Aux mêmes causes, les mêmes effets ?

L’internationale de la drogue est en avance, depuis longtemps, sur l’usage des nouvelles techniques, entre autres choses, elle fait circuler les informations, voire les photographies des adversaires, des présumés dangereux… et eux ne connaissent pas le doute !

Pourquoi  réussissent-ils, là  où les prolétaires ont échoué ?  Il est vrai qu’ils jouissent de complicités si diversifiées dans toutes les strates de la société,  les prolétaires et les opposants  à la société-telle-qu’elle-est, d’une manière générale, ont, eux, beaucoup, beaucoup d’ennemis. Dans toutes les strates de la société.

La violence teutonne encore et toujours…

À chaque voyage, je bute d’une manière ou d’une autre, dans le quotidien, sur cette violence qui me paraît spécifiquement allemande. Dans la haine de ceux/celles qu’ils/elles considèrent comme des gêneurs, des Allemands — aujourd’hui encore — font toujours monter le niveau d’un ou deux degrés. C’est ce petit + qui la spécifie, à mes yeux. Une violence qui cherche et trouve toujours des points de fixation où se loger. C’est une violence très partagée, qui n’est ni de droite ni de gauche. Allemande.

Mais c’est aussi, me semble-t-il, par cette violence ‘renforcée’, alchimiquement transmuée par la pratique artistique (sens large), que l’œuvre de nombreux artistes allemands atteint un degré rare de puissance. Elle irrigue l’écriture de Brecht, à des degrés différents suivant les moments, elle anime les pinceaux de Grünewald interrogeant la souffrance de la chair dans la figure du crucifié, elle pousse les pointes du graveur Dürer quand il interroge, triture les horreurs de la guerre… Elle habite la critique défigurante de George Grosz, d‘Otto Dix. Et de tant d’autres. Ils en rajoutent, et cette insistance même mériterait d’être interrogée. Transmuée, alchimisée, elle éclaire, dévoile ce qui travaille le corps social. Les pièces de Brecht d’avant 33 sont à cet égard étonnantes, et seuls les metteurs en scène allemands parviennent à donner forme à cette violence sourde. C’est le jeune Hans Peter Cloos qui me révéla, voici quelques années (1979), aux Bouffes du Nord, le ténébreux qui est au coeur même de l’Opéra de quat’sous, une pièce qui a tendance à être culinarisée. Odette Aslan* m’avait dit « avoir frémi »…

[* O.Aslan (CNRS) est une survivante des camps d’extermination]

Cette violence teutonne est spécifique, elle a des racines rizomiques dans la Misère allemande séculaire où le désir et l’amour du maître savamment cultivés par la dogmatique chrétienne ont bétonné ces structures psychiques que Freud tentera de vriller par l’analyse. La violence des nazis en représente le pôle le plus inférieur. Et, rien ne m’autorise à penser que ce quelque chose, ce petit + qui travaille le corps social germanique, soit en voie de tarissement. Rien. Peut-être que l’Europe en sera sinon le thérapeute patient, du moins son garde-fou.

Mardi 5 décembre 2000

Helden wie wir ! – Des héros comme nous !

Soirée aux Kammerspiele, pour voir une pièce qui a beaucoup de succès : Helden wie wir – Des héros comme nous!, un roman ossi du même titre adapté à la scène. Un One-man-show de comédien talentueux, Götz Schubert. Dans la salle, des rires complices. L’auteur explore sur le mode humoristique ou ironique, la machinerie du régime. La question de la Stasi, traitée sur le mode comique, peut paraître banalisée, qui semble réduite à une histoire de sexualité frustrée — et triomphante, puisque c’est par le pénis du héros que le Mur tombe. Mais la parodie en éclaire certains aspects, comme l’éducation étriquée qui dresse l’enfant à devenir un bon Untertan (sujet-assujetti) dont tous les pouvoirs ont besoin.

La dérision de la rhétorique du discours-stasi jette un éclairage sur son fonctionnement. Un supérieur hiérarchique enseigne à l’apprenti-stasi comment rendre suspicieux un fait perçu comme anodin. Un travail de Pénélope : il faut faire et refaire ses phrases jusqu’à qu’elles en deviennent incompréhensibles, l’abscons créant la suspicion. Ainsi, une femme qui passe à telle heure, à tel endroit fait sens suspicieux parce que l’observateur fixe ce fait banal dans une phrase alambiquée. Interprétation suspicieuse qui produit un fait suspicieux. LE discours performatif du pouvoir, lui-même ! Et de sens suspicieux en faits suspicieux, c’est la société toute entière qui devient suspicieuse. Ce que la société-DDR était aux yeux des apparatchiks, tenus en laisse par leurs homologues soviétiques qui, quelque part, les méprisaient. L’auteur, Thomas Brüssig, fait dire justement à son héros : « Le système n’était pas inhumain. Mais, il était misanthrope – Das System war nicht unmenschlich. Aber es war menschenfeindlich».

L’apprenti-stasi apprend aussi à dire sans dire, à substituer des mots neutres ou flous à des désignations trop précises, dans ces jeux de substitution, le référent auquel les Realpolitiker attachent pourtant tant d’importance, passe à la trappe. Ainsi, un matin Wunderlich (Fantasque, Biscornu…) demande à ses élèves:

— Que savez-vous du post-structuralisme ?

Ils répondent en hésitant, se reprenant :

il s’agit « d’un groupe d’artistes », « non on ne peut pas dire artistes », il s’agit « d’un groupe d’éléments » – Eine Gruppe von [..] Elementen» qui « sous couvert d’activité littéraire, chiffre des messages chiffrés », qui « utilise des signes et des symboles » et dit « ouvertement» ce qu’il vise : miner la structure de la poste — A — et saper souterrainement «  l’efficience des voies d’acheminement » du courrier, structure — B —.

Et ainsi de suite. L’essentiel étant que les intéressés se comprennent à demi-mot. Ou font semblant.

Un système où tout fait sens… unique. Sans jeu entre les mots, les événements, la pétrification même. Effets dérivés de l’herméneutique si puissante en Allemagne où la théologie continue d’irriguer la matière philosophique (mais pas seulement)? La caricature est a le mérite de montrer le fond des choses.


Mercredi 6 décembre.

En direction de l’aréoport. Échanges avec un chauffeur de taxi grec.

Retour à Paris. Conversation intéressante avec le chauffeur de taxi qui me conduit à Tegel. On commence par échanger des propos sur le temps toujours au beau. Son accent est étranger, je me risque à lui demander d’où il vient. Je dois deviner. Mais je ne devine pas. Il est grec, depuis 20 ans en Allemagne, chauffeur de taxi depuis 5 ans. Il a toujours travaillé à l’Ouest.

J’essaie de faire glisser la conversation sur son expérience d’étranger en Allemagne. Il parle longuement des Turcs qu’il connaît bien et dont il déplore « la culture de l’auto-exclusion ».

— Ils se font eux-mêmes PLUS étrangers – Sie machen sich selbst MEHR Ausländer. Je vis dans ce pays, je vis dans cette ville, l’Allemagne est devenue en vingt ans MON pays et Berlin, MA ville, dit-il, avec un accent d’insistance sur les possessifs. Sinon, il faut mieux partir, je n’ai pas quitté la Grèce pour en rêver à l’étranger, si j’avais été si bien dans mon pays, j’y serais resté. En fait, je voulais partir en Amérique, aussi loin que possible…

Mon père, ce macaroni au sourire parfois grincheux, disait sensiblement les mêmes choses qui n’avait emporté aucune nostalgie italienne à ses semelles.

J’essaie de lui expliquer ce que j’éprouve face aux étrangers non-européens et lui demande s’il pense que des Allemands sont plus racistes que d’autres Européens…

— NON ! dit-il avec force, et après un long silence où manifestement il cherchait à formuler quelque chose d’obscur en termes clairs, il dit cette phrase-sésame :

— Non, mais les Allemands sont allemands – Die Deutschen sind deutsch !

Il faudrait ajouter ‘ne sont qu’allemands’ pour rendre compte de l’accent d’intensité sur l’adjectif deutsch. La formule éclaire ce sentiment d’étrangeté que j’éprouve, car si les Allemands ne sont qu’allemands, dialectiquement, il est logique que de leur côté, les étrangers soient plus étrangers. À l’identité isolée et isolante des indigènes répond l’identité isolée et isolante de ces Autres qui ne peuvent pas ne pas se percevoir comme un corps étranger. Et cette identité allemande est indissociablement germanique/ chrétienne.

Le Die Deutschen sind deutsch ! de ce penseur grec fait écho au Deutschland bleibt deutsch ! L’Allemagne reste allemande ! inscrit sur la banderole que brandissaient les Allemands de l’Ouest, le Premier jour de la séparation Est-Ouest. Des identités ferrées.

*

Des amis me racontèrent en riant une anecdote qui fait sens ici : à Roissy, les ressortissants non européens doivent remplir un formulaire d’entrée. Un couple d’Allemands qui participaient au voyage vers la Thaïlande, en novembre 2000, s’empressa de remplir le formulaire. Le policier français, intrigué, leur demanda leur nationalité :

— allemande !

— mais les Allemands sont des Européens !

Le couple l’ignorait en cette fin de siècle où s’annonçait l’usage de l’Euro.

Épilogue

 

Paris et la clarté de son ciel bleu-nuit

Dès mon arrivée, j’observe le ciel, je regarde la nuit tomber. De fait, à Paris, la nuit est moins dense et le passage se fait en douceur. Quand le ciel s’assombrit, du bleu subsiste qui donne une certaine luminosité au ciel. Je ne l’avais pas remarqué. Je téléphone à B. pour lui dire que j’avais raison ! Mais, il est vrai aussi que Berlin est moins éclairé que Paris. B. me dit, que certaines rues parisiennes sont très sombres — aussi ! J’insiste, étale mes connaissances récentes sur la Longitude, Latitude, Fuseau, respectifs de Berlin et Paris. Si le faisceau est le même, la longitude et la latitude présentent quelques écarts : LONGITUDE-Paris: 2°20; Berlin : 13°24. LATITUDE-Paris: 48°52; Berlin : 52°31 ! Elle rit aux éclats à cet étalage de chiffres visant à prouver la justesse de mes impressions.

Le soir, pour prolonger mon séjour berlinois, j’écoute un des CD achetés. Der Ja-Sager – Celui qui dit Oui, un Schuloper, musique de Kurt Weill. Je l’ai écouté deux fois, pour le plaisir. Comment a-t-on osé analyser le Lehrstück brechtien, en faire la théorie, sans la musique ? C’est elle qui complexifie le texte, c’est elle qui pose des questions, crée des contradictions, des tensions… Des histoires de réception qui châtre un texte. Par dogmatisme. Dans le champ de l’art, de la littérature, il faut apprendre à marcher comme une danseuse, sur les pointes. Je repense à Nelken de l’ironique et tendre Pina Bausch. L’utopie : marcher sur un champ d’œillets en fleurs sans les saccager.

« Indicible beauté et simplicité poétique – Unsagbare Schönheit und schlichte Poesie », écrivait un critique viennois en 1932. «Rester rigoureux dans la simplicité», disait Kurt Weill.

Je ne dirais pas mieux en peu de mots de ce Jasager.

Jeudi 13 décembre 2000

Centre de Documentation Juive Contemporaine : trouver/ne pas trouver un NOM-sépulture

Préparant une exposition sur les Juifs berlinois, Dietlinde Peters m’a demandé de feuilleter à Paris le Livre mémorial. Elle voudrait savoir si la nièce de Martha Wygodzinski 4), médecin berlinois, qui fut déportée, à Theresienstadt à l’âge de 73 ans, avait réussi à échapper à l’extermination. La nièce avait immigré à Paris où elle épousa en 1936, Jacques Claude Froehlich, dessinateur.

Je suis donc allée au Centre de Documentation Juive Contemporaine. Nous avons cherché Leonore Froehlich, née Zepler et Jacques Claude Frohlich, son époux, d’abord dans les données sur CD. Défilent de nombreux Froehlich, Leonore et Jacques Claude ne figurent pas sur la liste des disparus. Il me faut monter à la bibliothèque et vérifier cette absence dans le Livre mémorial. La responsable qui me reçoit, une dame d’un âge certain, très beau visage, parlant bien l’allemand, fait descendre le Tome F. On lui remet un énorme livre, noir, qu’elle tient quelques secondes contre elle, puis l’ouvre. Dans la longue liste des disparus à l’entrée Froe, un seul nom : Hermann Froehlich.

Étrange expérience que de chercher chez les morts, de possibles survivants. Par l’absence d’un nom sur une feuille, sur un écran. Chercher et ne pas vouloir trouver. Je cherche Jacques Claude et je trouve Hermann, en simultané, absence d’un nom qui signifie vie, présence d’un nom qui signifie mort, annulant le soulagement. J’entrevois furtivement où pourrait jeter racines la culpabilité des survivants, culpabilité incompréhensible à mes yeux. Survivre n’est-ce pas une victoire sur le nazisme ?

Je reviens au département des Archives pour informer du résultat de la recherche.

Je n’ai rien trouvé.

— Tant mieux, dit-elle, mais elle me conseille d’aller au centre de la Solidarité des Juifs allemands, rue St-Lazare.

Je jette un œil sur la documentation, la collection du Stürmer y figure. Je reviendrai.

Je descends au Mémorial. Je regarde de loin, comme paralysée. Difficile de trouver la forme de l’indescriptible. Je ne peux penser ce type de mémorial que sous la forme d’un jardin Zen. Un espace de méditation-sur. Le vide du dépouillement. Avant de sortir, je fais un détour par l’exposition temporaire sur Auschwitz. Je m’arrête devant une photo montrant des hommes nus, au squelette saillant, et si démunis dans l’humiliation. Je m’empresse de sortir.

Lundi 22 décembre

À Paris, ce lundi 22 décembre, on donne à voir sur la Deux, le premier épisode de Sans famille ! Un souvenir pleurnichard d’enfance. Aussi tenace qu’un mauvais parfum, qui fait surface chaque fois que je fais des crêpes, me rappelant les larmes versées sur l’évocation des premières crêpes du jeune Rémy !

À Berlin, dans le Café am Schiffbauerdamm, j’ai entendu avant de partir, une chanson de mon enfance, Les Roses blanches, un autre souvenir pleurnichard. Je n’en croyais pas mes oreilles, j’éclatai de rire, entendre en novembre 2000, à Berlin, dans cette ville futuriste, une chanson française sur laquelle, enfant, je pleurais à chaudes larmes…

De quoi est faite cette nostalgie du passé le plus ringard ? De quoi est-elle le symptôme ? Et pourquoi donc, les fictions offertes aux enfants de ma génération étaient-elles aussi mélodramatiques ? Les livres de prix, aux flamboyantes couvertures rouges, avec dorures, étaient souvent des histoires tristes d’orphelins. La peur comme moyen d’éducation ? Douteux.

Il doit exister quelques liens entre le douteux et le fascisme triomphant dans toute l’Europe des années trente… Toutes les formes de dictature (politique, politico-mafieuse, mafieuse, et cetera) pourrissent les psychés par la peur distillée jour après jour sous de multiples formes, visibles (intimidations permanentes), invisibles (faire-croire à son omniprésence, à son omniscience…).

Les contes de la vieille tradition populaire au contraire, qui savent jouer de la chimie complexe des affects les plus troubles, favorisent l’émergence d’un sujet qui apprivoise ses peurs et les transmue.


Vendredi 28 décembre

Les autoroutes du Führer

Je regarde les cassettes achetées au centre culturel Urania. L’une d’elle est un documentaire sur les Autoroutes du Führer de Peter Friedrich Leopold, vu à Berlin dans le cadre de films sur le national-socialisme. D’immenses chantiers ont été ouverts par le Führer and Co., qui donneront du travail à des millions de chômeurs et flatteront le narcissisme national dont on sous-estime l’importance. Le Führer — en uniforme — inaugure des chantiers, la pelle à la main, faisant un gros effort pour soulever la pelle. Le 24 avril 1944, le Führer fêtait son anniversaire sur une autoroute. Sinistre de solitude. Le temps lui-même faisait gris.

Les autoroutes du Führer ont conduit les troupes d’occupation à Berlin, d’où rayonnaient les principales autoroutes. J’aime l’ironie de la grande Histoire. Grimaçante, mais souvent tonique.

Dans ce documentaire, il me semblait avoir entrevu, des baraquements semblables aux baraquements de nombreux camps de concentration. Arrêt sur image pour les regarder de près. La classe dirigeante y logeait les ouvriers itinérants. Ce type de baraquement appartenait au paysage social de l’époque et ne troublait personne. Pis, comparés aux logements insalubres des ouvriers berlinois, ces baraquements de bois feraient presque bonne figure.

D’une manière générale, les baraques pour ouvriers, immigrés en particulier, ont été longtemps normales, dans toute l’Europe. Je repense au père d’une amie, un de ces maçons italiens que les Lyonnais allaient chercher dans le Piémont, dans les années trente. À 16 ans, il “vivait” dans une baraque non chauffée en pleine montagne, l’eau y gelait… La sensibilité à l’injustice est — elle aussi — historique et donc relative. Encore que l’insensibilité des nantis à la souffrance des producteurs de plus-value présente des formes qui paraissent archétypales à force d’être répétitives dans la longue durée.

Dimanche 30 décembre 2000

Résister à Sachsenhausen

À mon retour de Berlin, j’ai emprunté les quelques ouvrages sur Sachsenhausen, disponibles à la Sorbonne et à l’Institut-Goethe. Dont un ouvrage de 1934, Oranienburg 1933, écrit par un évadé, Gerhart Seger, député socialiste du Reichstag, traduit en français, dès 1934, publié par La Pensée sauvage, Paris. Le livre fit du bruit, grâce aux exilés, et quelques sympathisants. Mais qui s’intéresse à la gente “rouge” ou “rosée” torturée, assassinée, incarcérée, au début des années trente, en Europe ?

J’emprunte aussi, un ouvrage sur Oradour de Lea Rosch, Günther Schwarberg. Der letzte Tag von Oradur – Le dernier jour d’Oradour 5), afin de confronter les témoignages des survivants et les souvenirs d’Alfred EDER. Comparés aux témoignages bien ordonnés des quelques rares rescapés/ées, les souvenirs d’Alfred Eder paraissent chaotiques. Une différence majeure dans le point de vue commande les récits.

Eder a été projeté dans l’enfer et en a gardé une vision d’enfer, nécessairement brouillée, confuse. Il VOIT l’horreur. Son récit est fait de bribes qui se bousculent, quand son unité arrive dans des voitures peintes rouge-blanc, les soldats ignorent où ils sont. Eder voit des pendus, des incendies, des soldats de différentes unités à l’oeuvre. Dans l’église, il voit des soldats pointer leurs armes sur la poitrine des femmes et tirer, d’autres avaient des grenades… il voit la cervelle d’un nouveau-né dégouliner sur le mur de pierre de l’église… Vision d’enfer qui surpasse ce qu’il a déjà vu. Pire que sur le front russe.

Les souvenirs des victimes, qui se situent en amont de l’événement, gardent la mémoire du désarroi, fait d’incompréhension, d’étonnement. Elles n’ont rien compris à ce qui se passait, elles ordonnent les souvenirs dans un ordre logique, et ce faisant donnent sens à ce qu’ils/elles avaient vu sans imaginer une seconde qu’on allait les tuer. On ne va quand même pas tuer les enfants rassemblés.

Cette différence fondamentale résultant de deux points de vue, l’un optique (Eder voit le massacre), l’autre cognitif (comprendre/ne pas comprendre/ne pas imaginer) se double d’une ressemblance, que l’on sait banale aujourd’hui, les principaux Täter, dont des Alsaciens (un tabou français) n’ont pas été condamnés. Pis. Les rescapés/ées du massacre, trop peu nombreux, sont intimidés, menacés, insultés, lors des procès.

Le destin d’Alfred Eder en Allemagne, contenait en creux les procès, français, allemands, de l’immédiat après-guerre. Les victimes meurent deux fois, une première fois, sous les balles, pendus/es, violées, une deuxième fois parce que les bourreaux ne sont pas condamnés, parce qu’ils nient les faits, voire les revendiquent.

*

L’ouvrage français, Sachso 6), contient un chapitre sur la résistance. Je le dévore. Sous le Grand Ordre nazi, le désordre de la corruption instrumentalisée par les détenus, le désordre des sabotages, des taupes (allemandes, françaises, russes, polonaises, tchèques…), de toutes professions, de toutes convictions, des prêtres, des communistes, des socio-démocrates, etc., minent l’édifice, patiemment, jour après jour. Malgré la terreur, la brutalité sadique des SS, des droit commun. De petits actes de sabotage, de solidarité finissent par participer d’un Grand Acte : la défaite militaire des nazis. Je regrette de ne pas l’avoir lu avant la visite des lieux. J’aurais été moins écrasée, j’aurais murmuré Le temps des cerises, la Marseillaise, La Claire Fontaine, ces chants que des résistants français ont chanté dans ce camp, en ce Noël de 1943 !

« À Sachsenhausen, cette histoire débute pour les Francais par l’arrivée des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais en juillet 1941. L’organisation clandestine d’alors, déjà internationale, est dirigée par des antifascistes allemands, notamment les communistes Albert Buchmann, Rudi Grosse et le Lagerältester Harry Naujocks. Organisation maintes fois décimée par les S. S., qui torturent, pendent ou fusillent, mais chaque fois reconstituée. » (p. 354)

Ces mineurs étaient arrivés :

« à demi fous de faim et de soif, après avoir été entassés plusieurs jours dans des wagons de marchandises plombés sans recevoir ni boisson ni nourriture. Nous, les anciens du camp, nous ne restons pas inactifs. Des morceaux de pain noir sont collectés. Pendant des semaines, de nombreux détenus sacrifient une partie de leur ration de soupe pour essayer de remettre sur pied les Français. Et la solidarité des détenus de toutes les nations se révèle efficace. » (p. 356).

Comme Esther reponsable de la mort de Jésus, comme mon père, ce macaroni responsable du coup de poignard de l’Italie dans la dos de la France. Ces mineurs du Nord, un « groupe homogène de combattants arrêtés et déportés en pleine bataille contre les kollabos et l’envahisseur nazi », disent s’être heurtés à la haine des Polonais, des Tchèques, qui les tenaient responsables de Munich. « Tout le contexte politique d’avant-guerre » leur était « reproché » (p. 360).

Variantes archaïques du bouc émissaire ? Qui peut se dire à l’abri de ces généralisations ?

Organiser la résistance dans un camp de concentration n’est pas une affaire simple. Elle est à l’image du lieu, traversée de contradictions.

« Au début des années 40, alors qu’affluaient les premières victimes des pays d’Europe envahis par les nazis, nous n’avons jamais baissé la tête. Au contraire, nous avons tenté de nous organiser et ce n’était pas facile, crois-moi. Nous avons pris des risques énormes, et nombreux ont été nos camarades qui ont payé de leur vie… Il a fallu trier, rechercher, cataloguer les véritables antifascistes et les véritables patriotes… Nous avons toujours eu à nous battre sur deux fronts, contre deux ennemis aussi redoutables l’un que l’autre. D’abord les S. S., puis l’autre catégorie de détenus, les souteneurs, les pédérastes, les gangsters et les assassins, qui souvent étaient nos ennemis les plus dangereux… Sortis, avec la bénédiction des S. S., des prisons dans lesquelles ils purgeaient leurs peines, ils implantèrent ici les méthodes du banditisme et créèrent le racket. Il fallait se battre, non seulement pour sauver sa vie mais son idéal… Tous ces ignobles individus avaient l’appui des S. S. et les S. S. pouvaient tout exiger d’eux. Pour les vaincre, les écraser et les mettre hors d’état de nuire, il nous a fallu employer contre eux leurs propres méthodes. Nous les avons compromis, nous les avons fait tomber dans des pièges. Et cela devint à l’intérieur des camps, et en particulier du nôtre, une lutte sournoise, âpre, une guerre dans l’ombre où tous les coups étaient portés avec haine et violence. » (Confidences faites par Christian Mahler, arrêté peu après l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, à Jean Mélai, mineur de fer lorrain », p. 355).

Des ‘truands’, des ‘pédérastes’ participeront aussi aux sabotages. Des “rouges” passeront du côté du manche :

« Sous la menace d’une mort horrible, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, quelques-uns faibliront. Cherchant à tirer profit du poste cependant précaire où ils accèdent, à l’instar des « droit commun », ils se mettent à frapper et à hurler avec les loups nazis. D’autres parent de prétextes idéologiques leur abandon de la lutte collective pour la sauvegarde d’une «planque» individuelle, se montrent durs et sans pitié à l’égard de ceux qui tombent sous leurs coups. Ces Linken prétendent qu’au stade de la domination nazie la résistance au camp n’a aucun sens, que la révolution suivra automatiquement l’écroulement de l’hitlérisme. Qu’il faut donc sauver les cadres de cette révolution, fût-ce au prix de l’écrasement de la masse des détenus. » (p. 355-356).

L’ouvrage apporte des précisions sur les exécutions des prisonniers de guerre soviétiques :

« Les mineurs, peu à peu intégrés dans la collectivité, vont bientôt être les témoins impuissants d’un épouvantable massacre. En septembre 1941 arrive à Sachso un ordre de l’Etat-major général de la Wehrmacht (retrouvé dans les archives de Sachsenhausen) dont la teneur rabaisse le haut-commandement allemand au rang des plus abjects criminels de guerre : en représailles de prétendues exécutions de prisonniers allemands par l’armée russe, il ordonne l’extermination de dix-huit mille officiers et commissaires soviétiques, prisonniers de guerre, qu’il envoie au camp. Les tueurs S. S. s’activent. Les prisonniers sont entassés à trois mille par baraque, sans nourriture ni boisson, dans l’impossibilité même de s’asseoir. Les morts doivent être portés à bout de bras par-dessus les têtes et sortis par les fenêtres. Autour, les autres détenus, hors d’eux-mêmes devant ces crimes horribles, sont tenus à distance par les S. S., mitraillettes braquées. Alertés par la disparition de leurs camarades qui partent par groupes de vingt, soi-disant pour des camps de prisonniers de guerre, puis surtout édifiés par le bruit des fusillades toutes proches et par l’odeur de l’épaisse fumée noire qui sort du crématoire, les soldats russes se rebellent, se jettent les mains nues sur ceux qui les conduisent à la mort. Profitant du trouble ainsi créé, un groupe d’anciens d’Espagne, par une action désespérée, s’empare d’une marmite de pommes de terre, force le barrage des gardes-chiourmes et l’introduit par une fenêtre dans un des blocks. La direction clandestine parvient à grand-peine à empêcher dans le camp une rébellion générale qui se serait terminée par une totale extermination. Quand les exécutions sont suspendues, onze mille soldats ont disparu.» (p. 356-357).

Sur les 5,5 millions environ de soldats soviétiques faits prisonniers, plus de la moitié sont morts de faim, de froid ou furent abattus ou envoyés à Himmler.

Pouvoir imaginer, à Sachsenhausen, des hommes, des femmes, debout, malgré la faim, le froid, les sévices…, pouvoir imaginer des drapeaux allemands en berne dans ce camp, et entendre rire les détenus rend plus léger.

« L’aube glaciale d’un jour de février 1943 se levant sur le camp éclaire les drapeaux nazis en berne. « Nous apprenons ainsi », dit Louis Voisin, « les journées nationales de deuil pour Stalingrad. C’est un immense éclat de rire, de jubilation, parmi nous qui grelottons sur la place d’appel. De fait, les visages exsangues et émaciés sont hilares. Bourrades amicales autant que réchauffantes, hochements de tête et clins d’œil font frémir les mornes alignements des rayés. » (p. 363-364).

La résistance pouvait prendre des formes inattendues. Ainsi, huit spécialistes francais travailleront :

« de jour et de nuit presque uniquement pour le chef d’atelier S. S. en lui fabriquant des briquets (en séries de cinquante !), des timbales, des couteaux à pain, des rasoirs, des lanternes, des jardinières, des tables en fer forgé de toute beauté… »

Dans un autre kommando, « à l’armurerie S. S. », Raymond Welti voit un jour le lieutenant armurier venir à lui avec un mousqueton en main:

« En caressant la crosse, il me répète: «Elegant Form!» Il veut que je transforme cette arme de guerre en carabine de salon ! Bien volontiers, je rends inoffensifs vingt-cinq à trente mousquetons, et la confiance ainsi gagnée sera utilisée à bon escient.» (p. 375-376).

Du temps pris sur des activités plus sérieuses. Et le plaisir de corrompre les Maîtres. L’art aussi de faire et défaire, de saboter des pièces de machine sans en avoir l’air. André Franquet et ses camarades doivent ébaucher cinq mille couronnes d’alu de 500 millimètres :

« Je me suis apercu en vérifiant une de mes premières couronnes avec un autre instrument de mesure qu’il ne reste plus assez de métal avant la cote juste. J’appelle Pierrot Saint-Giron. Il constate lui aussi que les indications données par les pieds à coulisse suisses sont toutes entachées de la même erreur qui, pour être minime, n’en est pas moins réelle. Mais il est formel : il ne faut pas arrêter l’usinage des ébauches, il faut continuer à se servir des pieds à coulisse suisses.
«Résultat ? Ce n’est que lorsque tout est fini qu’un dernier contrôle renvoie notre production au rebut. […] personne ne savait ni n’aurait pu même supposer que des pieds à coulisse suisses soient faux !» (p. 377).

Saboter, freiner la production de guerre de l’usine Heinkel. Laisser filer les grenades défectueuses ou faire des obus défectueux

« Sur un lot de cent dix mille grenades, quatre-vingt-dix mille sont bonnes pour la refonte, refusées par le contrôle militaire.» (p. 381)

Ces ouvriers ont une culture de la résistance aux Maîtres qui remonte loin, très loin, transmise par des récits familiaux, des contes, des légendes populaires. La Ruse, arme politique des David face aux Goliath.

Les nazis ont cru pouvoir en venir à bout par la terreur. Leur bêtise ou plus exactement leur assurance aveuglante m’étonne : déporter des hommes, des femmes, les faire travailler pour l’armement, en Allemagne ! À Berlin, où chaque famille ouvrière était touchée par «la mort, l’emprisonnement ou la détention – dans un camp de concentration d’un ou plusieurs de ses membres».

Certains des généraux du complot contre Hitler avaient eu conscience du danger que représentaient ces millions d’étrangers en Allemagne. Autour de 12 millions. Plus que la population algérienne du temps de la colonisation. On comprend l’hésitation de certains généraux.

J’éprouve toujours un certain plaisir physique à retrouver la dialectique des effets de boomerang, qu’il marrive d’oubler. Le chapitre sur le sabotage du bombardier He-177 commence par être un régal.

« Dès l’été 1943, une série de catastrophes réjouissent les Français. Aux essais en charge, un 177 se coupe en deux. Plusieurs avions sont gravement endommagés en se posant sur le ventre, leur train d’atterrissage n’a pu sortir. D’autres s’abattent, volets bloqués. Début 1944, lors d’un raid de quatre-vingt-cinq appareils He-177 sur l’Angleterre, dix-sept seulement parviennent à rentrer.»

De l’extrait de vinaigre chimique, du gros sel peuvent faire merveille. Ouvriers qualifiés, ils ne cessent d’inventer.

Mais on s’en doute, le prix à payer peut être lourd.

Dans les camps, d’une manière générale, la résistance a été « un facteur décisif de survie ». Croire à, croire en quelque chose. Dieu, la Révolution, la Liberté, la Patrie, l’objet importe peu, le croire est porteur.

*

Avec ces images de résistance en réserve, peut-être pourrai-je retourner à Sachsenhausen.

Je commencerai par m’incliner devant la Station Z que j’avais évitée, où furent gazés au Zyklon B, les Juifs hongrois qui avaient survécu au transport, et je penserai à Serge B., ce petit Juif parisien du XVIIIe arrondisement, qui « à la façon d’un bébé, les doigts aux lèvres» adressa un baiser à Marcel Leboucher, médecin-déporté qui avait soigné sa blessure au pied. Avant de partir “en transport”, dans une charrette, vers sa mort juive. Au crematorium. En février 1945, deux mois avant l’arrivée des Soviétiques. Agé de quatorze ans.

« Sur la piste d’essai des chaussures de Sachsenhausen qui vit s’user plus de vies humaines que de semelles », je penserai à Roger Maran, «marin de commerce originaire de la région bordelaise», «un type tout simple. Il était jeune, aimait les femmes, aimait tout le monde ; en bref, il aimait vivre.» qui se refusait à marcher au pas de l’oie «obligatoire quand on longe le bâtiment du commandant S.S. d’où, accoudés à la balustrade, ces messieurs dominent et contemplent ce summum de l’ordre nazi qu’est le camp». Il mourut roué de coups.

Je comprends de manière très intime qu’on puisse préférer mourir plutôt que de s’offrir à la jouissance des Maîtres. Le refus de lever la jambe prend racine au plus intime du sujet, il dit l’irréductible volonté de renvoyer les Maîtres, en ce cas SS, à leur propre untertanisme consenti. C’est quelque chose de très fort, de profondément vital qui “â-ni-me” ce refus. Malgré la mort assurée, une affirmation de la vie.

Je penserai aussi aux quelques évadés, à leurs ruses et aux solidarités rencontrées. Je penserai à ces soldats russes qui se jetèrent sur les bourreaux, main nue, parce que la mort de leurs camarades leur était insupportable.

*

P.-S. 2008. Je ne suis pas retournée à Sachsenhausen. Je ne retournerai pas sur ce Gedenkstätte. Après avoir lu Pélerins parmi les ombres de Boris Pahor 7), si dense, si précis dans l’évocation d’un regard, celui de la faim, de la complicité amicale ou haineuse, d’une attitude, d’un geste…, qui font l’opacité du réel et de son vécu, je savais que je ne pourrais plus repousser les fantômes. Force de l’écriture poétique qui laisse des traces qui n’en finissent pas d’agir. Les «images de résistance en réserve», non seulement ne feraient pas le poids, mais elles deviendraient «romantiques», c’est-à-dire obscènes dans ces lieux.

Ce 31 décembre 2000

Le XXe siècle du calendrier grégorien s’achève en Tour Eiffel illuminée. Amen.

 

MONTRES ET HORLOGES

L’heure ne commettra jamais l’erreur
De remonter son cours
Pour se nouer à elle-même,
Dans un hoquet où les secondes
Serreraient la gorge du jour
Au point de rendre blêmes les années,
Nos années, siècles étranglés.

Roland Dubillard

 *

Que sera le XXIe siècle ? Rien ne permet de penser que ce sera mieux ou pire, malgré le règne croissant des mafias et de leurs complices aux multiples visages, des trafiquants de toutes sortes, le développement exponentiel du Destructionbusiness. Et cætera. En bref, le cynisme comme éthique de vie.

Mais.

Mes randonnées dans l’Histoire m’ont appris que les mouvements profonds de l’Histoire, y compris ce que j’appelle la dialectique des effets de boomerang, se préparent en secret, ils sont souterrains, IMPRÉVISIBLES.

Et puis… il nous faudra choisir. D’autant que la vie peut se passer de l’espèce sapiens, et inventer d’autres formes de vie.

 

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1. Le rapport présente ça et là des fautes de frappe, le cellule 6 devient 60, Drexl→Drexel…

2. Deutschland-Berichte der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands (Sopade), 1934-1940, Reprint, 4. Aufl.- Salzhausen, Verlag Petra Nettelbeck, 1980.

3. En Allemagne, c’est l’État qui lève l’impôt pour les Églises, et l’on est d’emblée classé dans une des religions officielles. J’ai eu moi-même à me battre pour recouvrer les sommes prélevées sur mon salaire, parce que classée, à mon insu, sous l’étiquette ‘catholique’, la rubrique agnostique n’existant pas. À la chute du mur, ce type de prélèvement choqua les Ossi qui furent nombreux à « sortir » de l’Église pour ne pas avoir à payer cet impôt.

4. Dr. Dietlinde Peters lui a consacré une monographie, parue depuis dans la collection Jüdische Miniaturen, Spektrum jüdischen Lebens, Band 73, intitulée : Dr. Martha WYGODZINSKI (1869-1943), « Der Engel der Armen», Berliner Ärztin-engagierte Gesundheitspolitikerin, qui parut en 2008 chez Hentrich & Hentrich, Stiftung Neue Synagoge Berlin.
Une belle personne. Après des études de médecine en Suisse, Martha Wygodzinski s’installa à Berlin dans le quartier ouvrier du Prenzlauer Berg ; à Pankow, elle s’occupait d’une maison pour mères célibataires, s’engagea dans les mouvements féministes, devint membre du SPD. Elle fut la première femme a être reçue par la Société berlinoise de médecine. Elle exerça sa profession jusqu’en 1936, en septembre 1938 lui fut retirée son «Approbation», en juin 1942, elle fut déportée à Theresienstadt où elle mourut le 27 février 1943 d’épuisement et de faim.

5. Lea ROSH, Günther SCHWARBERG, Der letzte Tag von Oradour, 1. Auflage Januar 1992; 2. Auflage Mai 1994, Copyright: Steidl Verlag, Göttingen 1992, 1994.

6. SACHSO, Au cœur du système concentrationnaire nazi, par l’Amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen. Avec 42 photographies hors texte et un index, MINUIT / PLON, 1982.

7. Le camp dont il est question, Struthof, se situe en Alsace. Mais les fantômes des camps de concentration se ressemblent, ils/elles ont partagé la faim, le froid, la solitude, la dégradation, les réduisant à des ombres décharnées.

 

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