Chroniques berlinoises

15 novembre 2008

P.-S. juillet 2000-BERLIN, PRINZ-ALBRECHT-STRAßE 8

UNE CHRONIQUE ALLEMANDE

 

UNE RUE DISPARUE ET RETROUVÉE

 

Nota : L’histoire de la rue disparue et retrouvée figurait en post-scriptum de la CHRONIQUE BERLINOISE DE JUILLET 2000, date à laquelle j’avais cherché la rue à Berlin. À la relecture, j’ai pensé que cette page d’histoire nazie méritait d’être autonome. L’ANNEXE date de septembre 2008, date de la relecture.

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Plan

INVENTION DE LA MODERNITÉ

LA CRISE

LA CULTURE CÈDE LE PAS À LA BARBARIE

Conquête des lieux du pouvoir
L’école devient le siège de la Gestapo
L’exécutif  s’affole : Lois, décrets, ordonnances, circulaires…
L’ École des Arts et métiers, centre de la répression
Mémoire historique de ce lieu
Centre en extension

DU PASSÉ FAISONS TABLE RASE

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ANNEXE

CRÉATION LEXICALE NAZIE OU LA TRANSPARENCE DES VISÉES

de la Gestapo à la RSHA, le phagocytage sémantique reflète le phagocytage politique

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Dr. Diete Peters a répondu par retour de courrier à mes questions sur la Prinz-Albrech-Straße*. Elle m’a envoyé une bibliographie et la photocopie de deux chapitres extraits d’un ouvrage intitulé, Centrale de la terreur, rue Prinz-Albrecht 8 : Quartier principal de la Gestapo – Zentrale des Terrors, Prinz-Albrecht-Strasse 8 : Hauptquartier der Gestapo de Johannes Tuchel, Reinhold Schattenfroh, datant de 1987 [Berlin, Siedler].

* Je conserve l’orthographe de l’époque.

Sur un plan de 1936, la Prinz-Albrecht-Straße coupait sur sa gauche la Stresemann-Straße (plus tard, Spandaustraße) et sur sa droite la Wilhelm-Straße. L’histoire de cette rue, du parc et du palais du même nom, est emblématique de l’histoire berlinoise, de l’hsitoire allemande. On passe d’une verte prairie à sa progressive transformation en espace résidentiel avec jardins et parcs, qui à son tour se métamorphose en mini-ville,  modèle de la modernité naissante, pour déboucher sur la barbarie radicale.

 

INVENTION DE LA MODERNITÉ

“L’île verte”, située à l’Ouest de Berlin, commença à se développer au XVIIIe siècle, quand le pouvoir prussien, désireux d’agrandir la ville, exigea que nobles et bourgeois y construisent des demeures. Après la proclamation de l’Empire, ce quartier résidentiel où princes, ducs et duchesses, riches fabricants de la soie, du bronze, de la porcelaine se côtoyaient, devint progressivement un des centres névralgiques de la capitale du Reich. Entre 1871 et 1899 furent tracées de nouvelles rues, coupant jardins et parcs, construits de nombreux bâtiments officiels, dont le Musée des Arts décoratifs (Kunstgewerbemuseum, 1877-1881), le Musée ethnologique (Völkerkundemuseum, 1880-1886). Au début du siècle, son expansion s’accéléra, regroupant les principaux ministères ; banques et centres commerciaux se développèrent autour de la rue Leipzig, fut édifié le grand magasin, Wertheim, considéré à l’époque, comme “le plus beau magasin du monde”, y compris par les Américains, et dont l’architecture eut quelque influence. Deux gares importantes, la Gare de Potsdam et celle de Anhalt d’où partaient 85 trains à longue distance vers le Sud, font de cette mini-ville un centre de communication important. À l’entour, de somptueux alignements d’hôtels, et pas moins de 28 lignes de tramway. S’opère également une concentration exceptionnelle de la presse berlinoise bourgeoise et libérale (Mosse, Ullstein, Scherl), mais aussi politique (dont Vorwärts, le journal des sociaux-démocrates et Germania, organe du centre).

«L’île verte» où le Prince Albrecht von Hohenzollern avait occupé un Palais, construit en 1737 pour le Baron de Vernezobre et reconverti en 1830 pour le Prince, était devenu au tournant du siècle, non seulement un modèle d’organisation urbaine avec ses espaces verts, mais aussi le centre vivant et moderne de Berlin où se prenaient toutes les décisions importantes, politiques, économiques, financières, militaires, culturelles, où résidaient princes de la maison royale, nobles argentés,  hauts fonctionnaires de la Cour et de l’État, professeurs, artistes, écrivains connus, banquiers, pas moins de «62 millionnaires du monde bancaire». Loin des vétustes et insalubres casernes prolétariennes parquées au Nord et à l’Est de la ville.

Au début du siècle, entre 1902-1905, le Musée des Arts décoratifs Kunstgewerbemuseum, devenu trop étroit pour les tâches d’enseignement qui lui étaient confiées, se double de l’École des Arts et Métiers-Kunstgewerbeschule.

Le musée et l’école s’inscrivent dans le continuité d’un projet qui remontait à 1867. La collection avait été créée, à des fins d’enseignement, par des artisans, des industriels, des artistes, de hauts fonctionnaires qui, lors des quatre premières Expositions Universelles (Londres en 1851, 1862, Paris en 1855, 1867), avaient mesuré le retard de l‘Allemagne dans le domaine des arts et métiers. Efforts couronnés par la construction du Musée des Arts décoratifs – Kunstgewerbemuseum, par Martin Gropius et Heino Schmieden (1877-1881). Le musée et l’école avec un auditoire de 444 places, ses immenses ateliers, constituaient un ensemble imposant au 8 de la rue Prince Albrecht.

Notons, un fait rare à l’époque, les femmes prennent d’assaut cette école, en 1905, 35 % des étudiants sont de sexe féminin.

Au tournant du siècle, l’enseignement se tourne résolument vers l’invention de formes modernes et renonce à l’imitation à laquelle étaient astreints les étudiants, les pièces de la riche collection du musée servant de références. Le Jugendstil se développe qui cherche ses modèles dans la nature. Un jardin est aménagé. Sous la direction de l’architecte Bruno Paul, l’école devient une institution prestigieuse attirant professeurs, architectes, artistes, de renommée internationale. Visées,  méthodes et  disciplines se transforment, la photographie, la publicité, la typographie, le design, entre autres, y sont enseignés.

Au tournant du siècle, la Prusse avait donc inventé des formes nouvelles d’émulation dans le champ économique et culturel, enrichi la modernité naissante, et fait de Berlin, une capitale européenne.

 

LA CRISE

En 1924, l’école est victime de la crise, le budget est drastiquement réduit, une partie du personnel est mis au chômage. “Dégraissée” (Roßkur), l’école de vingt ans d’âge, 1905-1925, sera absorbée par l’École supérieure des arts plastiques – Hochschule für Bildende Kunst. La presque totalité des bâtiments seront loués à Richard Kahn GmbH, une branche de la métallurgie. Des étudiants continuaient à occuper des ateliers avec, parfois, l’aide de l’État. Quand la société Richard Kahn GmbH connaît à son tour des difficultés, elle sous-loue des espaces, viendront s’installer le Ministère des Finances, le Tribunal du travail (Arbeitsgericht) et le Cadastre de Charlottenburg. Le loyer de la Firme Kahn devenant dérisoire, des protestations s’élèvent.

De crise en crise, les bâtiments reviennent à l’État prussien, au printemps 1933.

 

LA CULTURE CÈDE LE PAS À LA BARBARIE

Le 30 janvier 1933, Hitler devenait chancelier du Reich, le 11 avril 1933 Hermann Goering était nommé ministre de l’Intérieur de Prusse, et par voie de conséquence, chef de toutes les forces de police. Commence alors une autre histoire. Celle d’un centre de la puissance politique, «Machtzentrums der kurzen Wege» 1), supervisant tous les services importants d’un pouvoir en voie de consolidation — la proximité respective des services devait en assurer l’efficacité. Histoire difficile à résumer, tant les fils d’accès sont entremêlés. Une micro-histoire, en ce cas celle de la Police politique-Gestapo, qui exemplifie certains des mécanismes, certains des processus, spécifiquement NS,  qui conduisent, dans un pays sans tradition démocratique, à ce qu’il est convenu d’appeler l’État-SS, un État-puissance au service d’une caste nouvelle dont les agents appartiennent à toutes les couches de la société (de l’aristocrate à l’ex-chômeur).

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NOTA
Toutes les traductions des termes administratifs allemands sont des approximations, les traditions étatiques étant radicalement différentes. Quant aux notions idéologiques, certaines sont spécifiques au national-socialisme, la traduction vise moins à traduire qu’à suggérer un contenu. D’où la présence, me semble-t-il nécessaire du mot, terme allemands. Et les capitales à l’allemande dans la traduction française.

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Conquête des lieux du pouvoir

Le 31 janvier 1933, Goebbels notait dans son journal :

« C’est presque comme un rêve. La Wilhelmstraße nous appartient – Es ist fast wie im Traum. Die Wilhelmstraße gehört uns »
Au 76 siégeait le Ministère prussien des Affaires étrangères.

 

Le mouvement-national-socialiste s’était développé en Bavière, à Munich, «La capitale du mouvement» aux yeux du Führer. Après la conquête de Berlin —  ex-capitale du Royaume de Prusse (1701-1918), de l’Empire Allemand (1871-1918), de la République de Weimar (1919-1933) — menée avec détermination et habilité par Goebbels de 1927 à 1933 2), l’appropriation des lieux du pouvoir constitue un enjeu majeur du nouveau pouvoir, qui permet d’absorber et le pouvoir symbolique des instances étatiques traditionnelles et leurs pouvoirs régaliens (sécurité intérieure/ extérieure; droit/justice) sur les lieux mêmes de leur implantation. Les processus enclenchés, dès la première année,  pour faire de la Police politique de l’État prussien – Geheime Staatspolizei LA Police politique du Reich sont cruciaux. Le Droit, toujours pris dans du discursif social, politique, etc.  est emporté par l’histoire qui se trame, porté par des juristes favorables au régime (pensée juridique völkisch), visible dans le vocabulaire völkisch qui pénètre le vocabulaire juridique. (Cf. le P.-S. de la note 1).

Rappelons que Goebbels, Gauleiter de Berlin, avait acquis au 106 de la Wilhelm-Straße un bâtiment, à proximité de ce qu’il était convenu d’appeler le Quartier des jounaux – Zeitungsviertel, pour en faire le siège de l’édition du journal nazi «Angriff», créé en 1927, après l’interdiction qui frappait le groupuscule berlinois. En octobre 1932, la rédaction déménageait au 10 de la Hedemann-Straße, située à quelques mètres.

 

L’ÉCOLE DEVIENT LE SIÈGE DE LA GESTAPO

 

Première phase : Hermann Goering

Sous la tutelle de Goering — ministre de l’Intérieur de Prusse — une série de lois (Gesetz), de décrets, de circulaires, d’ordonnances (Erlaß, Verordung, Runderlaß) renforcent la violence d’État au profit des nouveaux maîtres et instaurent l’arbitraire.

Les lois, décrets de la première année ont un point commun : phagocyter les instances traditionnelles du pouvoir régalien de l’État (police, justice…), et les droits de la personne. Phagocytage fondé sur deux principes implicites : 1. Principe de la Gleichschaltung : mise au pas des Länder, mise au pas des services de police et du personnel ; mise au pas des individus ; 2. Principe de la Gliederschaft : constitution d’une communauté ethnique/politique par élimination des non-conformes aux normes définies selon deux critères (politique (l’adversaire), racial (aryanité). But final : une fusion de tous les membres dans l’État incarné par le Führer. D’où la nécessaire création d’une police de la sûreté, sécurité efficace, censée faire advenir cet ordre fantasmé.

L’exécutif  s’affole : Lois, décrets, ordonnances, circulaires…

NOTA.  Je ne retiendrai que les éléments qui éclairent la création de la Gestapo siégeant au 8 rue Prinz-Albrecht, présentés dans un ordre chronologique qui a, me semble-t-il, le mérite de ne pas pouvoir être perçu comme un ordre logique rationnel, accomplissement d’un projet défini,  mais plus comme une suite de bricolages, portés par l’irrationnel de la volonté de pouvoir, dont le but premier est de protéger un pouvoir encore fragile, fragilité dont les nouveaux maîtres ont conscience.

« Nous sommes ici en présence d’une logique de l’évolution administrative qui allait devenir de plus en plus impérieuse. Au cours du processus, il arriva bien souvent aux bureaucrates de percevoir comme autant d’obstacles les vieux principes de la procédure légale, avec toutes leurs exigences. Ressentant le besoin d’agir sans contrainte, ils créèrent un climat qui leur permit d’écarter progressivement le modus operandi du formalisme écrit.» Raul Hilberg, [La Destruction des Juifs d’Europe, 1985, Traduction française, 1988, Fayard, p. 52]

• « Pour protéger le peuple allemand », un décret du 4 février 1933 autorise la police à interdire réunions, journaux, revues, sans avoir à justifier la décision.
•   Le 17 février 1933,  l’ordonnance Schießerlaß autorise la police à user des armes à feu contre les opposants.

•   Le 22 février 1933, une loi instaure la « police auxiliaire » (Hilfspolizei) composée de SA (50%), de SS (30%) et de casques de fer (20%), au total dans les 50 000 hommes. Ainsi, la police de type traditionnel est assistée  par des auxiliaires qui n’ont pas ou peu de compte à rendre à la police d’État. Et, Rudolf Diels Oberregierungsrat — Conseiller du haut gouvernement du ministère de l’Intérieur de Prusse est nommé Directeur (Leiter) de la Police politique de la Préfecture (Polizeipräsidium) de Berlin. Une photographie  du 5 mars 1933 illustre le résultat : un Shupo berlinois (casque, redingote à double boutonnage, ceinturon) accompagné d’un SA en uniforme (casquette, chemise, pantalon, bottes, brassard, gants noirs), entre les deux, un chien muselé tenu en laisse par le SA. À l’arrière plan des hommes (civils ou en civil ?), la  photographie a été prise dans la rue. [Topographie des Terrors, riche documentation publiée par la Fondation du même nom, qui doit beaucoup à l’ouvrage de Tuchel/Schattenfroh, p. 47]
• En mars 1933 (après l’incendie bienvenu du Reichstag) sont levés les principaux droits fondamentaux de la personne, livrée désormais à l’arbitraire. Les arrestations se multiplient. Une vague d’épuration déferle, remplaçant dans tout le pays (et pas seulement en Prusse) des hauts fonctionnaires de police, par des nationaux-socialistes. À Munich, Himmler (nouveau chef de la police) et Heydrich (chef de la police politique, section IV) font arrêter des centaines de communistes. Le 22 mars, Himmler transformait une usine de poudre, près de Dachau, en camp d’internement, enregistré par Heydrich sous le sigle KL (Konzentrationslager), pouvant contenir jusqu’à 5000 «Schutzhäftlinge» (prisonniers en arrestation préventive). Le 11 avril, les SS s’emparent de la direction du camp et assassinent leurs trois premiers Allemands-Juifs-Communistes. Le camp devient école de formation au crime, (cf. Hans-Günter Richardi, Schule der Gewalt. Das Konzentrationslager Dachau. Piper, München, 1995)
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• Le 31 mars, la loi dite de l’Harmonisation des Länder avec le Reich – Gleichschaltung der Länder mit dem Reich, les Parlements des Länder sont dissous, sauf le Parlement de Prusse.
• En avril 1933 commence officiellement (juridiquement) la persécution des Allemands-Juifs (boycott à partir du premier avril, le 7, introduction du paragraphe-aryen (Arierparagraphen) qui équivaut à une interdiction professionnelle. La persécution ordinaire avait commencé à Berlin sous Goebbels, dont les hommes de mains aimaient à casser du Juif sur le Kurfürstendamm.
•  La loi de Restauration de la fonction publique du 7 avril 1933 permet de ratisser large à tous les niveaux hiérarchiques. Plus de trois mille nouvelles nominations parfont le nettoyage politique et raciale (politische Säuberung). Elle «portait les signatures de Hitler, de Frick, ministre de l’Intérieur, et de von Krosigk, ministre des Finances. L’ordre des noms montre que ce furent les experts qualifiés du ministère de l’Intérieur qui rédigèrent le texte, et que leurs homologues du ministère des Finances furent consultés avant publication.», notait Raul Hilberg [La Destruction des Juifs d’Europe, 1985, Traduction française, 1988, Fayard, p. 78]
•  Le 26 avril 1933, création du Service de la Police secrète d’État pour la Prusse, sous la tutelle de Goering, dirigé par
Rudolf Diels — ex-fonctionnaire de la République de Weimar, à la tête de la police politique prussienne à Berlin — au 5-6 de l’Alexanderplatz.
•  Le 30 novembre 1933,  une nouvelle loi fait de la Gestapa une section propre des Services de l’Intérieur.

En un an, la Geheime Staatspolizei– la Police politique du ministre de l’Intérieur  a gagné en autonomie, phase préliminaire à son statut d’«État dans l’État».

En 1934, le Tribunal du peuple-Volksgerichtshof est mis en place et une nouvelle section voit le jour : l’inspection des camps de concentration sous la direction de Theodor Eicke. En 1936, le Tribunal du peuple remplace le Reichsgericht– Tribunal du Reich, le droit pénal s’en trouve bouleversé comme en témoignent les nombreuses exécutions dans la prison de Plötzensee, des ordonnances fixant de nouveaux délits, ainsi les blagues, les critiques relevant de la Wehrkraftzersetzung (saper, miner la force de résistance) deviennent passibles de la peine de mort. De l’ordre de la haute trahison (Verrat, Hochverrat).

Seconde phase : Heinrich Himmler

La seconde phase s’inaugure avec la venue de Heinrich Himmler.  Chef de la police politique de Bavière, il avait habilement développé un pouvoir tentaculaire, cumulant charges et fonctions Commandeur de la police politique-politischer Polizeikommandeur; Commandeur de la policie auxiliaire – Kommandeur der Hilfspolizei (SS); Adjoint politique – politischer Referent au ministre de l’intérieur bavaroisoffrant un modèle centralisé/polyvalent de la police qui impressionna Hitler. De fait, tout a commencé à Munich, Himmler et Heydrich transfèrent à Berlin un modèle qui avait déjà fait ses preuves.

L’élimination des SA se profile, qui projetaient la création d’une armée populaire dont personne ne voulait. En avril 1934, Himmler est dépêché à Berlin comme Inspecteur de la  Police secrète- Inspekteur der Geheimen Staatspolizei. Le 20 avril 1934, sous la coupole de l’auditoire de la prestigieuse  École des Arts et métiers, Goering remettait à Himmler la police politique de Prusse, Geheime Staastpolizei (Ge/sta/po). Le 2 mai 1934 le nouveau service emménageait au  premier étage du 8 de la rue Prinz-Albrecht, avec sa suite munichoise (services administratifs des SS et Service de la sécurité, SD), dont Reinhard Heydrich, Chef du Service de la Sécurité du Reichsführer-SS – Leiter des Sicherheitsdienstes des Reichsführers-SS (SD) fait partie. Qui s’était intéressé à l’organisation du GPU et qui, à Munich, ruminait la création d’une police d’État unifiée. En réorganisant les services internes, l’Inspecteur Himmler parvient à évincer Goering, encore Chef de la Gestapo, d’après la seconde loi du 30 novembre 1933.

Hermann Goering, adversaire méprisant des deux ‘munichois’, finit par renoncer à ses prérogatives, largement rognées, dans un communiqué du 20 novembre 1934. En compensation, il se verra confier d’autres missions. Le 26 février 1935, le Ministre de « l’aéronotique » du Reich reçoit  du Führer l’ordre de construire une unité aérienne de combat. Contre le Traité de Versailles.

Himmler et Heydrich répondent aux attentes du Führer, réorganisent le Service de la police secrète d’État (de Prusse) – Geheime Staatspolizeiamt dont les compétences sont étendues à tout le Reich, sous l’entête du Commandeur de la Police politique des Länder-  Der Politische Polizeikommandeur der Länder. Tutelle expansive instaurée sans avoir à légiférer, qui a pour conséquences immédiate de rendre inattaquables par l’action judiciaire les décisions de la Gestapo. Mise au pas des Länder préparée par une loi du 30 janvier 1934 qui supprimant les Droits de souveraineté et leur représentation nationale (Hoheitsrechte und ihre Volksvertretungen) décapitait les Länder. Les deux ‘munichois’, «techniciens de la terreur», cumulent donc tous les pouvoirs de police. «Pauvre Allemagne !Armes Deutschland !» aurait dit Rudolf Diehls, qui figurait sur la liste des hommes à abattre la Nuit des longs couteaux, durant laquelle sont éliminés les adversaires du Führer. Gregor Strasser est assassiné par les SS dans les caves du 8 de la Prinz-Albrecht-Straße, sous la surveillance d’Heydrich.

 

L’ École des Arts et métiers, centre de la répression

L’École des Arts et métiers, siège de la Gestapo, devient le centre de la persécution des opposants supposés ou réels au régime. D’une grande diversité, allant «des journalistes de la presse d’opposition, des communistes,  des francs-maçons, des homosexuels, des gens d’Église, des pacifistes, des utopistes pleins de fantaisie à de coriaces réactionnaires», selon la liste des détenus croisés par Ferdinand Friedensberg, haut fonctionnaire d’État, fidèle à la République, arrêté le 6 février 1935  (Tuchel/Schattenfroh, p. 211) 3). Un centre d’intimidation politique dirigée contre les libéraux, et surtout les sociaux-démocrates et les communistes. Dès août 1933, les sous-sols («caves») et d’anciens ateliers d’artistes de l’École des Arts et métiers, avaient été transformés en cellules (Keller-Gefängnis) et salles d’interrogatoires (Folter-Keller, salles de tortures). Conformément aux principes de la Gleichschaltung (mise au pas immédiate), de la Gliederschaft (ensemble des membres d’une même communauté idéologique/raciale/…), de la Gefolgschaft (folgen=suivre), les membres non-conformes doivent être écartés, voire supprimés.

Kurt Schumacher, sculpteur ancien élève de l’école y sera interrogé en septembre 1942. Condamné à mort, il sera exécuté avec sa femme, à Plötzensee, le 22 décembre 1942.

Le schéma évolutif de la policie berlinoise est étonnamment semblable à celui de la police munichoise allant de l’indépendance croissante de la police politique, de son statut juridique particulier, de l’instauration d’une police auxiliaire (SA, SS, casques d’acier), à la configuration des espaces, les services de la police politique munichoise avaient comme à Berlin leur prison-maison-Hausgefängnis où les adversaires politiques étaient conduits et violentés. La répression, l’arbitraire sembleraient même plus drastiques, systématiques à Munich qu’à Berlin, ville réputée de gauche où ILS se heurtent parfois à des fonctionnaires qui entravent des initiatives, alors qu’à Munich, la justice, l’administration étaient favorables au régime, bien avant 1933. [Cf. München -»Hauptstadt der Bewegung« Bayerns Metropole und der Nationalsozialismus, Herausgegeben von Richard Bauer, Hans Günter Hockerts, Brigitte Schütz, Wolfgang Till, Walter Ziegler ; Münchner Stadtmuseum, Edition Minerva, Neuauflage 2002, p. 235-241]

Mémoire historique de ce lieu

Ainsi, le 8 de la Prinz-Albrecht-Straße s’inscrivait dans la mémoire des persécutés comme un haut-lieu de la politique répressive des nouveaux maîtres d’Allemagne, qui s’abat et s’acharne sur les adversaires politiques. Un centre où — jusqu’à la défaite — seront interrogés et condamnés les résistants arrêtés. Bien que le nombre des places y soit réduit (une cinquantaine au maximum), comparé à la prison de l’Alexanderplatz et à celle de la Colombiahaus avec ses centaines de places, où l’arbitraire, la violence étaient la règle, bien que des fonctionnaires de police, de la justice, de l’administration de la République de Weimar qui continuent à exercer, tempèrent parfois les jugements, du moins durant un temps, bien que les longs séjours y soient rares, les détenus interrogés faisaient de fréquents allers et retours entre différents centres de détention, le centre du 8 de la Prinz-Albrecht-Straße qui aurait pu paraître secondaire, devient le substitut métonymique de Gestapo, synonyme de terreur. Sa situation au siège même du pouvoir, dans la capitale du Reich, dirigée par une équipe dont Tuchel/Schattenfroh soulignent la jeunesse et le niveau relativement élevé d’études, lui donnait une haute valeur symbolique. C’est à cette adresse que furent décidées la germanisation des pays de l’Est, l’extermination des prisonniers de guerre soviétiques. «C’est à cette adresse que l’extermination des Européens-Juifs fut préparée et dirigée.» [Tuchel/Schattenfroh, p. 9]. Jusqu’en 1938, ce sont les services administratifs de l’État et du Parti qui élaborent patiemment les lois, décrets qui excluent, dépossèdent les Allemands-Juifs ; à partir de 1938, la question juive est dans les mains de la Geheime Staastpolizei toujours se transformant dans le sens d’une plus grande autonomie et d’un renforcement de ses pouvoirs de décision.

Le phagocytage des instances de l’exécutif (police, justice/droit) se continue jusqu’en 1943. Une relative longue durée qui pointe la fragilité, un État-puissance n’étant jamais assuré de ses fondements. Il importe ici de rappeler que la Gestapo, qui déploie sa puissance à Berlin, était très inégalement étendue, les Allemands ne vivaient pas sous la terreur, leur aveuglement, leur complicité n’ont pas été un effet de la Terror. Ce dont témoigne la micro-histoire ayant pour objet des régions où les populations oscillaient souvent entre complicité et activisme (Mittäterschaft).

Centre en extension

À proximité de l’école, dans le Palais Prince Albrecht au 102 de la Wilhelm-Straße 4) et dans l’Hotel Prinz Albrecht, de haute réputation, au 9 de la Prinz Albrecht-Straße, devenu en octobre 1934 la Maison-SS — s’installent, en 1934, une partie du Service de renseignements, de sûreté, d’espionnage et de contre-espionnage du Parti et des SS, dirigé par Reinhard Heydrich, et plus tard par Ernst Kaltenbrunner.

C’est ainsi que l’École des Arts et métiers, et ses entours immédiats  devinrent le centre en expansion constante du pouvoir national-socialiste qui essaime pour échapper à l’étroitesse des lieux, ainsi le  Service des juifs – Judenreferat dirigé par Adolf Eichmann emménagera au  115-116 de la rue Kurfürsten. En 1943, Reichssicherheitshauptamt (RSHA) qui n’était qu’un des douze services principaux des SS répartit ses services dans plus de 30 bâtiments entre Weißensee et Wannsee. L’actuelle Fondation Berggruen qui, rénovée, offre à voir l‘art «dégénéré» de Klee, Picasso… »  abrita un centre de formation pour SS- Führerschule der Sicherheitspolizei.

Quand les visées expansionnistes du IIIe Reich commencent à se déployer, la Gestapo doit assumer des taches nouvelles — de dimension internationale. En septembre 1939, le 27, Himmler regroupe — officiellement les services de police et le Service de la sécurité du parti – Sicherheitsdienst des Reichsführers-SS (SD) dans le Service central de la Sûreté du Reich – Reichssicherheitshauptamt (RSHA), (cf. Annexe, en fin de texte).

“Conglomérat” qui regroupe : l’«Hauptamt Sicherheitspolizei- Service central de la police de sécurité/ Sicherheitshauptamt des RF-SS, Geheimes Staatspolizeiamt – Gestapo/ Reichskriminalpolizeiamt» – Service de la police criminelle du Reich [Erlaß- ordonnance du 27 septembre 1939] et pose de difficiles problèmes aux historiens qui interprètent cette fusion de manière contradictoire. Quoi qu’il en soit le Doppelstaat– le Double État  est devenu l’État-SS. La boucle est close.

Pour adapter l’école à ses nouvelles missions et construire les camps de concentration dans lesquels sont envoyés les opposants après des «interrogatoires renforcés» au siège de la Gestapo,  les crédits alloués sont impressionnants.

La machinerie est prête pour la conquête du monde, l’extermination des indésirables («Unerwünscht») et l’apocalypse finale, prévisible dès l’attaque de l’Union soviétique. Mais en attendant, dès 1937, tandis que l’Europe démocratique continue de somnoler, le nouvel État du Führer donne un premier avertissement. L’unité aérienne construite par Goering est engagée dans la Guerre civile espagnole. De la fin juillet à la mi-octobre 1936, elle transportera du matériel et 13 500 soldats de l’armée africaine franquiste stationnée en Afrique du Nord, avant de devenir la Légion Condor qui, le 28 avril 1937, bombardait Guernica.


Ce résumé à la hache ne tient pas compte pas du laborieux de l’évolution (voir Hilberg), de l’entêtement patient, habile des protagonistes, devenant parfois eux-mêmes victimes des effets des mesures prises, ce résumé survole les conflits (internes : des fonctionnaires de police, des juges relâchèrent des ‘prévenus’, trop visiblement torturés ; externes : entre les dirigeants NS, SS, les fonctionnaires, etc. conflits de pouvoir, avec pour arbitre Hitler, qui tranche dans un sens ou dans l’autre suivant ses stratégies propres), ce résumé ne tient compte ni des évolutions diverses induites par de simples circulaires internes, ni des traitements inégaux des détenus (violence/non-violence), des incertitudes/hésitations des nouveaux maîtres, du moins au début, souvent perçues et notées par les hommes/femmes arrêtés/ées, qui autorisent à penser que rien n’était inéluctable en l’an 1933/34. Si…

Le prix à payer pour toutes les compromissions/lâchetés/faiblesses/démissions — allemandes, européennes — a été et reste lourd,  c’est-à-dire à la hauteur des dommages faits à l’espèce humaine. Et pour longtemps.

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Ironie de l’Histoire : pour une durée indéterminée, le centre névralgique de la modernité naissante des débuts du siècle est devenue le centre de la Fondation Topographie de la terreur, à qui appartient désormais le terrain, Prinz-Albrecht-Gelände 4) à l’entour du bâtiment-Martin-Gropius, où doivent être construits les bâtiments du siège de la fondation, avec sa bibliothèque. Dans des locaux encore provisoires, c’est un centre de recherches très actif qui organise des conférences, colloques, présentations de films, de documentaires, qui se tiennent dans le bâtiment-Gropius. La bibliothèque, ouverte à tous, offre à lire plus de 20 000 ouvrages.

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Installer la Gestapo dans l’École des Arts et métiers était une forme d’appropriation symbolique forte qui visait, d’une certaine manière, à  extirper/barrer/effacer la dimension émancipatrice de la modernité, la réduisant à la technique qu’ILS idolâtrent, et la recouvrant du sang de leurs victimes. Dès 1933, un signe fort était donné. D’autant que palais, hôtel, école d’art sont des espaces peu adaptés aux services administratifs, aux services de police, ce dont témoignent les reconstructions, transformations bricolées, déménagements, et les demandes répétées de Himmler qui souhaitaient la construction de  nouveaux bâtiments plus fonctionnels («zweckmäßiger»), sur le Prinz-Albrecht-Gelände, refusées par Speer, perdu dans le rêve fou d’Hitler projetant la construction de Germania 5).

 

DU PASSÉ FAISONS TABLE RASE

Le 3 février 1945, un bombardement endommageait gravement le 8 de la Prinz-Albrecht-Straße où les fonctionnaires de l’État nazi commençaient à détruire les dossiers. Le 1er mai le général en chef de la 8è armée soviétique, Wassilli Tschuikow, le «vainqueur de Stalingrad» dirige une attaque massive  sur «le coeur du IIIe Reich», le «nid de la Gestapo» est détruit.

Les forces d’occupation, soviétiques et américaines se partageront les terrains de l’ancien centre du gouvernement-NS, les ruines du siège du RSHA se trouvant sur les lignes de séparation Est-Ouest. Chaque partie gère les ruines à son rythme. En avril 1949, les restes du Palais du Prince Albrecht sont dynamités. Le 15 juin 1956, les restes de la Centrale de la Gestapo qui se trouvaient dans le secteur américain, en bordure de la zone soviétique, sont à leur tour dynamités. Ainsi de dynamitages en déblaiements, de vastes terrains s’étalent des deux côtés de la ligne de séparation des deux blocs, la guerre froide ayant commencé.

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En novembre 1950, avant le dynamitage donc, Günther Weisenborn*, en compagnie de Bertolt Brecht et de Max Schroeder, revient sur les lieux de ses deux interrogatoires, une première fois en septembre 1942 et une seconde en janvier 1943.

 

« Il a été facile d’accéder à la cour par une brèche dans la clôture. Avant, deux sentinelles SS statufiées se tenaient devant le portail. À l’époque, je n’étais pas entré par le portail de la Prinz-Albrecht-Straße, j’avais été conduit dans la cour et emmené ensuite dans la cave où se trouvaient les cellules. […] Dans les ruines, le plancher du premier étage pend, arrondi comme une tente. Silence de mort. Brecht et moi-même tournons d’abord dans la petite cour, où à l’époque se déroulaient lesdites ‘promenades’ : six hommes, vingt minutes, en silence. Ensuite, nous sommes allés dans la salle d’attente, autrefois s’y trouvaient des bancs bruns, semblables aux chaises d’église, dont les panneaux latéraux étaient censés empêcher tout dialogue avec son voisin. Je lui expliquai tout çà. Je me tournai vers lui, et je n’oublierai jamais l’expression du visage de Brecht, un mélange d’intérêt scientifique traversé par une colère sourde réprimée. Sur le sol des éboulis, des débris de verre, des reliques militaires, des étuis de masques à gaz, des boîtes de cigarettes vides, parfois une photographie, un prospectus graisseux. Nous pénétrâmes dans ma cellule, ici j’avais passé des mois.

— Était-elle toujours aussi sombre ?

— Oui.

— Faisait-il froid ?

— Oui, mais pas aussi froid qu’à Spandau [N.D.A. une forteresse].

La porte avait disparu, brûlée. Dans la pénombre, je voyais à peine Brecht, il se tenait là immobile comme une ombre, dans mon ancienne cellule en ruines. Longtemps, nous sommes restés là, immobiles. […] Je refis mon ancien chemin, cinq pas lents dans un sens, puis dans l’autre. Les décombres sur le sol de pierre craquaient sous mes pieds. Je m’arrêtai de marcher, de nouveau silence de mort.»

* Günther Weisenborn était
comédien, dramaturge, écrivain,
collaborateur de Brecht (à partir de 1931). Résistant, il est arrêté, avec sa femme, en septembre 1942.

 

 

Tel était l’état de ce haut-lieu du national-socialisme, après la guerre, en 1950.

À l’Est, en avril-mai 1951, une centaine de rues changèrent de nom, la Prinz-Albrecht-Straße qui, en octobre 1946, lors des élections, avait encore servi de repoussoir pour inviter à voter socialiste, devint Niederkirchner-Strasse, Niederkirchner étant le nom d’une résistante allemande, Käthe, communiste, qui fut assassinée le 22 septembre 1944 à Ravensbrück. Elle avait émigré en URSS en 1933, revint en Allemagne en octobre 1943, en mission, larguée en parachute par un avion soviétique. Elle fut arrêtée en chemin sur Berlin.

À l’Est comme à l’Ouest, le passé proche gênait, pour des raisons différentes, personne n’avait, semble-t-il, intérêt à conserver les vestiges de la Centrale de la Gestapo. Le numéro et le nom de la rue — métonyme de la terreur nazie — furent remplacés par le nom d’une victime, communiste, inconnue des Berlinois. Une manière, sinon de blanchiment, du moins de neutralisation de la mémoire. Durant 20 ans, les terrains dégagés, resteront déserts.  Des non-lieux recouverts de non-dits. Malgré les procès, les controverses, le siège de la Gestapo restait «un lieu non assumé de l’histoire allemande» dira justement Wolfgang Scheffler.

Le temps qu’une nouvelle génération arrive à l’âge des questionnements. Et cette génération ne cessera de revenir sur les lieux symboliques du nazisme pour les interroger. D’autre part, ce lieu à l’abandon revient dans la mémoire collective, au moment où les édiles s’interrogent sur la conservation du bâtiment construit par Gropius et Schmieden.

L’ouvrage de Tuchel/Schattenfroh s’inscrit dans ce mouvement de “fouilles”, d’interrogation-interpellation qui avait commencé en 1983 à l’Institut Auguste Bebel, le groupe de travail était allé à la recherche des survivants dont ils recueillaient les témoignages. Celui de Karl Elgass, celui de Dr. Falk Harnack, ceux de Walter et Wally Höppner, celui de Marianne Reiff, celui de Edith Walz. Entre autres. Plus d’une centaine de témoignages qui peuvent être consultés à l’Institut-August-Bebel. Témoignages qui conduisent aux Täter (un terme de juriste pour désigner les coupables de délit).

Ainsi, grâce à l’opiniâtreté d’une nouvelle génération d’historiens, un lieu de sinistre mémoire  a refait surface dans la conscience collective. À l’Ouest d’abord. Fin 1986, des travaux mettent à nu des restes d’abris et de prisons. Il devenait difficile de recouvrir ces traces.

La question demeure donc de savoir pourquoi le bel ensemble d’immeubles de la rue Albrecht, a hérité du nom Prinz Albrecht. S’agit-il de Friedrich Heinrich Albrecht, Prince de Prusse (1809-1872), fils du roi Friedrich Wilhelm III qui occupait le Palais de  la Wilhelm-Straße  et donna son nom à la rue Albrecht en 1827 ou de Friedrich Wilhelm Nikolaus Albrecht, également Prince de Prusse (1837-1906) propriétaire des jardins où fut ouverte la rue Prinz-Albrecht dans le prolongement de la rue Zimmer ? Certes, ces Princes Albrecht n’ont aucun rapport avec le national-socialisme, mais pour les survivants des interrogatoires, le nom évoque encore des souvenirs douloureux. La nostalgie des temps princiers tend à cultiver l’amnésie historique.

En Russie aussi, en ces temps chaotiques, certains pensent pouvoir renouer avec le passé tsariste, si idyllique pour le bas-peuple, comme on sait.

En cette fin de XXe siècle s’affrontent en permanence  mémoires mythologiques nettement sélectives, productrices d’illusions sur le passé — du mythologique qui sert les visées  politiques de certains groupes — et mémoires historiques, elles-mêmes hétérogènes. Un combat sans fin.

Pour rafraîchir ces mémoires souvent défaillantes, rappelons que c’est un haut fonctionnaire de l’État nazi, Otto Bräutigam 6) qui rappelait, dans un rapport secret que si la paysannerie et les ouvriers avaient très vite compris que le Reich les considérait «comme objets de ses visées économiques et politiques» et non comme des «partenaires égaux», c’est aussi parce que le pouvoir soviétique avait développé — par l’éducation — la conscience de soi de ces classes sociales – vom Bolchevismus zu stärkstem Selbstbewusstseins erzogene Arbeiter und Bauer. Le rapport d’un officier du contre-espionnage de la division d’infanterie 75, du 29 mars 1943, qui développait des arguments proches de ceux de Bräutigam, insistait — aussi — sur le haut niveau d’éducation des soviétiques grâce à l’école obligatoire et la possibilité de faire des études, gratis. Il établissait — aussi — un rapport entre le fouet tsariste et le fouet allemand, une habitude que «le bolchevisme avait éradiqué (vollkommen abgeschafft)» et que les Allemands pensaient pouvoir réintroduire. Ambitieux, cyniques, rapaces, mais pas tous aveugles, ces serviteurs du pouvoir nazi…

Mais qui donc a inventé la déportation en Sibérie ? Staline ? À croire que Souvenirs de la maison des morts et Carnet de Sibérie de Feodor Dostoïevski qui passa plus de quatre années en Sibérie, ont disparu des bibliothèques.

*

Au sujet de la rue Française où se trouvait une annexe de la Gestapo, Diete Peters n’a rien trouvé. Mais, a-t-elle ajouté, la Gestapo avait dans tout Berlin de nombreuses caves, attestant la «normalité quotidienne des persécutions».

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1. Mot à mot: «centre du pouvoir des courts chemins», cf. Jan Thomas Köhler et Markus Richter, Haus der Flieger, in: Der Preußische Landtag. Bau und Geschichte, hrsg. v. der Präsidentin des Abgeordnetenhauses von Berlin, Berlin 1993, p. 192.

P.-S. 2008. Pour comprendre en profondeur ce qui se joue dans ces phagocytages successifs (politiques, juridiques, administratifs…) d’où émergera l’État total nazi et un Droit nouveau — comme réinterprétation des principes conforme  à la vision nationale-socialiste du monde — je renvoie au  remarquable numéro 4, d’avril 2006 de la revue Astérion,  sur LA CRISE DU DROIT SOUS LA RÉPUBLIQUE DE WEIMAR ET LE NAZISME. «Les textes composant ce dossier sont issus des deux journées d’étude organisées à l’École normale supérieure Lettres et Sciences humaines de Lyon, les 8 avril et 27 mai 2005, dans le cadre des programmes de formation-recherche du CIERA et des travaux de l’UMR 5206 Triangle – Action, discours, pensée politique et économique.». Cf. en particulier Olivier Jouanjan, «Justifier l’injustifiable».

Par ailleurs, il est montré que le primat de l’exécutif (dont j’avais noté au passage l’importance dans la transformation des structures de l’État par les nationaux-socialistes) appartient à la tradition allemande, l’État y étant pensé du point de vue administratif et non théorique  comme en France, en Angleterre, (Rousseau, Montesquieu, Hobbes, Locke…), «En conséquence de quoi, écrit Michael Stolleis, le pouvoir exécutif est, en Allemagne, traditionnellement en avance sur les autres pouvoirs de l’État. Le parlementarisme n’est apparu que tardivement et a conservé jusqu’à aujourd’hui certaines faiblesses. Le moment de l’urgence est en Allemagne le moment de l’exécutif. […] L’affirmation de la volonté parlementaire et le droit de contrôle prétorien étaient considérés en situation de crise comme des entraves dérangeantes.» Dans ce même article, il soulignait aussi des traits qui m’ont toujours intriguée,  la fondation métaphysique de l’État, liée à «une conception chrétienne de la charge et du service (Amts- und Dienstverständnis) très marquée, un rapport éthiquement déterminé à l’autorité. […] Dans cette perspective, concluait-il, l’État n’est pas un abri de fortune érigé par l’homme, pas un contrat rationnel, mais un être supra-humain, au service duquel chaque individu trouve son accomplissement.», conception qui favorise l’épanouissement de «différentes formes d’autocratie» comme le notait H. Kelsen, cité par Michael Stolleis, cf. : «Dans le ventre du Léviathan. La science du droit constitutionnel sous le national-socialisme», Astérion, Numéro 4, avril 2006.

M. Stolleis appartient à la première génération (1968-1978) qui interrogea le passé ; son interrogation du national-socialisme à travers le Droit ouvrit une brèche dans un champ verrouillé.

Quant à la «réinterprétation du Droit»  (rechtsändernde Auslegung), l’article de Christian Roques  en éclaire  certains des aspects en se référant aux travaux de B. Rüthers, in «Interprétation de la loi et perversion du droit», idem, Astérion, Numéro 4, avril 2006.

2. «De fait, il créa à Berlin le centre stratégique du NSDAP pour tout le Reich» écrit son premier biographe VIKTOR REIMANN, cf. R. JOSEPH GOEBBELS, Verlag FRITZ MOLDEN, Wien – München – Zürich, 1971 [Traduit de l’allemand par MARIANNE GHIRARDI, FLAMMARION, Paris, 1973].

3. En 1941, Kurt Lehman, livré par la police de Vichy à la Gestapo, avec son frère Werner, interrogé à mort le 20 septembre 1941 dans les locaux de la rue Prinz-Albrecht, où lui-même fut détenu onze mois, disait avoir vu des officiers russes, anglais et un consul polonais. Dans une grande salle, il avait entrevu une famille entière, le fils de la famille aurait dit durant sa formation militaire, que lors de la dernière guerre, on avait oublié de fusiller un caporal…

4. Durant la République de Weimar, le palais recevait les hôtes éminents : les rois d’Afghanistan (1928), d’Egypte (1929), le premier ministre britannique MacDonald et le ministre des Affaires étrangères (1931)

4. Aire comprise entre la Prinz-Albrecht-Straße, la Wilhelm-Straße et l’Anhalter-Straße. De la célèbre gare Anhalt ne reste qu’un portique qui rappelle la présence de l’ancienne gare, lieu de transit important lors de la déportation des Allemands-Juifs berlinois. La plaque commémorative, toujours vandalisée, a été supprimée.

5. Un projet démesuré de reconstruction de Berlin, qui participe de la dépossession/déportation des Allemands-Juifs berlinois, dont on doit détruire les appartements.

6. Haut fonctionnaire, chargé des relations du Ministère de l’Est avec le haut commandement de l’armée, in Ernst KLEE /Willi DRESSEN , »Gott mit uns«. Der deutsche Vernichtungskrieg im Osten, 1939-1945, Unter Mitarbeit von Volker Riess, S. Fischer, Frankfurt am Main, 1989, p. 201-208.

 

Dernière mise à jour, 1 août 2019

ANNEXE

 

CRÉATION LEXICALE NAZIE OU LA TRANSPARENCE DES VISÉES

 

… nommer une chose c’est la transformer
Sartre, La Responsabilité de l’écrivain, Verdier, 1992, p. 17.

Dans les processus de dénomination, les changements lexicaux reflètent avec fidélité l’évolution politique des instances de police  : on passe de la désignation courante d’une instance du pouvoir exécutif d’un État la Geheime Staatspolizei – police secrète d’État (de Prusse), intégrée aux structures de l’exécutif, et qui donc obéit à des règles à des services (-dienst, -amt)  qui suggèrent le multiple des fonctions et recouvrent leurs tâches précises, le terme Sicherheit subsumant tous les services qui peuvent assurer la sécurité du Reich (vivant sous la menace du monde entier à en croire un manuel d’Histoire de l’époque). Le terme Reich (Empire), un terme fétiche-NS, sémantise la fin de l’État fédéral, mais aussi ses visées extensives, le mot désignant moins un espace géographique délimité (Nation) qu’un espace ‘conceptuel’ (Heiliges Römisches Reich deutscher Nation-Saint Empire romain de la Nation allemande; Das Reich Gottes-royaume de dieu, Reich der Kunst, der Dichtung, der Feen… – champ, domaine de l’art, de la poésie, monde des fées. Etc.)

La police de Prusse devient ce « conglomérat » au principe de la toute-puissance, réuni dans un seul mot composé de 4 éléments, où l’instance de police initiale a disparu, la Gestapo n’étant plus Police secrète, mais instrument de domination.

Ce processus d’abstraction sémantique peut être considéré comme spécifique de la désignation dans le discursif (je ne dis pas langue nazie) de certains hauts responsables NS. Processus d’abstraction qui permet d’échapper à la représentation (évident quand ILS décident, à Wannsee, l’extermination des Européens-Juifs, j’y reviens ailleurs). Ce haut degré d’abstraction, qui n’est pas nécessairement camouflage comme on a tendance à le dire, n’est pas sans rapports, me semble-t-il, avec la dimension fantasmatique de la démesure des projets. Langage par ailleurs marqué par une apparente hypertechnicité, une manière de rationaliser le non-rationalisable.

I. Geheime Staatspolizei – Police secrète d’État : une instance de l’appareil d’État aux fonctions définies par l’appareil d’État. 

II. SD
Sicherheitsdienst des Reichsführers-SS – service  de la  sécurité du Reichsführer-SS :
un service administratif, rattaché à Heinrich Himmler
, son créateur. Phase de transition qui apparaît comme une forme d’appropriation/privatisation par le chef de la SS, dont le génitif des/du rend compte.

III. RSHA
Reichs/sicherheits/haupt/amt Administration centrale de la sécurité du Reich,
regroupant sept services (Amt), l’abstraction techniciste de la dénomination recouvrant ses fonctions exactes
.

[-amt plus abstrait que -dienst a valeur de charge, fonction, il désigne ici un service administratif gouvernemental d’importance (-haupt-), mais son ascendance germanique (un très vieux mot de la langue dont la racine s’est perdue) et religieuse (Luther, théologie) charrie un implicite : la noblesse de la fonction]

Remarquable exemple de phagocytage sémantique reflétant le phagocytage politique de tout l’appareil policier par la SS, pour en faire un instrument de domination. Tentaculaire. Mondiale.

Mais, dans le langage commun, seuls le terme Gestapo ou son substitut métonymique Prinz-Albrecht-Straße 8 (le lieu), qui font sens (concrets), sont d’usage. Ne retenant donc que son contenu répressif, effacé dans RSHA (Reichssicherheitshauptamt), par ailleurs difficilement prononçable avec sa suite de génitifs qui chaînent des abstractions.

 

©féliepastorello-boidi

 

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