Relecture 31 juillet 2019
NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2000
Les Chroniques berlinoises de Novembre-décembre 2000 [III] ont été coupées en 4 parties. Pour chacune d’elles, un inventaire des sous-titres est proposé dans PAGES.
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Lundi 6 novembre, jour d’arrivée
J’ai proposé un dossier à Théâtre/Public sur L’opéra de quat’ sous. Il me faut rafraîchir et ma mémoire et mes dossiers. Je continue par ailleurs à explorer le nazisme. Mon programme de travail est dense.
Déambulations
Berlin Mitte
Le jour de mon arrivée, dans le froid très vif, je commence par déambuler à nouveau, dans mon périmètre de prédilection 1), pour faire le point. La rénovation de la rue Albrecht semble toucher à sa fin, le dernier immeuble encore en construction lors de mon dernier passage (1998-1999) est en voie d’achèvement. Nouveaux : un élégant salon de coiffure, une boutique de meubles design, deux restaurants : le Kölnisch Römer au coin de la rue Albrecht et des quais am Schiffbauerdamm, et un restaurant “médiéval”, sa façade de vitraux est tapageuse. Sur la carte du Kölnisch Römer de l’international culinaire, allant de la pizza à je ne sais plus quoi. Je n’ai rien à en dire, n’ayant pas eu le courage de m’y risquer. Le restaurant de la ‘pomme de terre’ nargue les changements. La chaussée et les trottoirs commencent à être rénovés, dans un avenir proche, on pourra marcher sans risquer ses chevilles. La rue Albrecht au calme provincial a peut-être vécu.
En quête de la Prinz-Albrecht-Strasse, devenue Niederkirchnerstrasse
Je dévale la rue Friedrich en direction de la Niederkirchnerstrasse, en quête de l’ancienne rue Prinz-Albrecht [objet d’une recherche sur le mode polar, évoquée dans un autre fragment]. Je passe devant le bâtiment blanc, insignifiant et désaffecté du 103 de la rue Friedrich, une survivance de la RDA. Survie éphémère, semble-t-il. Des panneaux annoncent la transformation du Metropoltheater par l’État. Près de la Gare Friedrichstrasse, je découvre un nouveau chantier, visible par des sortes de petites fenêtres, aménagées dans un passage piétonnier. Faute de pouvoir conquérir le ciel, les architectes creusent le sol. Que va-t-il surgir de ces impressionnantes fondations? Difficile de l’imaginer, malgré les photos jointes.
Rue Niederkirchner, ex-rue Prinz-Albrecht, le mémorial est en chantier. Tout le quartier est en chantier. Il est impossible de reconstituer mentalement la configuration passée, même si on a fait l’effort de mémoriser le plan. Je repense aux somptueuses et élégantes façades du Palais Prinz-Albrecht, de l’Hôtel Prinz-Albrecht, de l’École des arts et métiers, devenue siège de la Gestapo, dont il ne reste rien. Dans ce périmètre, les combats ont été destructeurs. Le quartier était un haut lieu chargé d’histoire, au 5 de la rue Prinz-Albrecht, Karl Liebknecht harangua la foule, le 16 décembre 1918 ; le 19 mai 1932, Hitler et Goebbels fêtent à l’Hôtel Prince Albrecht les débuts de leur ascension. L’hôtel deviendra dès 1934, le siège de la Reichsführung-SS.
Le long de l’ancienne rue Prince Albrecht, dans un terrain en voie de déblaiement, une sorte de tranchée découverte, pavée. Dans ces vestiges des caves funestement célèbres, on peut voir une exposition provisoire de photos qui rappellent des dates et des faits connus, sous le titre Topographie de la terreur.
Une photographie d’Hitler dans une voiture découverte, debout, raide comme un arbre calciné, entouré de son service d’ordre, m’arrête. Tous les corps disent la peur, et cette peur-LÀ n’a rien à voir avec la tension habituelle aux gardes du corps. Une peur animale, incontrôlable. Étrange et réjouissant. Si les bourreaux aussi ont peur…
Je croise de jeunes Italiens, de jeunes Américains. Quelques Asiatiques aussi. Tous sont très attentifs, silencieux. Silence de recueillement? J’essaie de m’imaginer à leur âge, face à ces documents. Une des victoires du nazisme, parmi quelques d’autres, c’est de polluer le regard de jeunes gens dès leur entrée dans la vie. En seront-ils, en seront-elles plus forts, plus fortes, plus déterminé/es dans la lutte pour plus de justice Les jeunes Japonais, Japonaises auront-ils, auront-elles, l’idée d’interroger leurs aînés sur les crimes de guerre japonais en Asie? Souhaiteront-ils que des mémoriaux en transmettent la mémoire? Hiroshima semble avoir javellisé la mémoire des crimes nippons.
Je déambule dans le quartier, contemple le bâtiment construit par Martin Gropius, bâtiment grâce auquel le passé longtemps refoulé a fait surface, grâce aux questionnements obstinés de la nouvelle génération, celle des années 80.
Vers 17 heures, je me retrouve cernée par le noir, d’un coup. L’expression la nuit tombe ne m’a jamais paru aussi juste, la nuit tombe comme un rapace aux ailes immenses sur Berlin. Le noir est si dense qu’il en devient palpable. Les jours suivants, je suis attentive à cette tombée, j’essaie de la voir venir. En vain. Le sentiment que la ville manquait d’éclairage, en fait, c’est la densité de la nuit qui exigerait une lumière plus éclatante. J’en fais la remarque à B. — Mais non, me dit-elle, nous sommes sur le même fuseau, Paris ne peut pas être plus clair que Berlin ! Et pourtant la sensation est forte. Trop forte pour être un leurre.
Progressivement, j’apprends à me mouvoir dans cette nuit à couper au couteau. Quand je quitte Berlin, j’ai intégré cette seconde partie de la journée qui commence à 16 heures.
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Archives-Brecht
Les Archives-Brecht se sont modernisées. On ne travaille plus sur la grande et belle table de Brecht, mais sur de petites tables comme des écoliers. Par chance, peu de brechtiens sont à l’ouvrage, j’ai de la place et je m’étale. Les horaires n’ont pas changé, 9-16 heures, du mardi au vendredi. Je dois donc me lever tôt. Si les nuits sont noires, les matins sont lumineux. Je me prends au jeu des archives, et contrairement aux années soixante-dix, je m’y retrouve. Les dossiers du Dreigroschenoper sont toujours dans un beau désordre. On continue à respecter le faux ordre des pages numérotées. Dans ce désordre connu, on retrouve un document, pourquoi changer? Il faudrait tout recommencer et personne ne prend d’initiative, les chercheurs se débrouillent. Je mesure aussi à quel point en début de carrière, je ne savais pas travailler.
Une nouveauté me gêne. Du temps de la RDA, on circulait relativement librement dans les différents bureaux, aujourd’hui, tout déplacement du personnel s’accompagne d’un bruit de trousseau de clés et de fermeture des portes. Le geste a été intériorisé, je n’ai pas repéré un seul oubli. Je n’ai pas osé demander la raison de cette surenchère sécuritaire. Désagréable.
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Schöneberg et la mémoire du passé
À la sortie des Archives, pour aérer mes neurones, je déambule souvent dans le quartier où j’habite pour prendre possession de ce nouvel espace, Schöneberg, très agréable à vivre. Un jour, un peu par hasard, je découvre de petits panneaux accrochés à des poteaux qui rappellent l’exclusion progressive des Juifs, des Juives nombreux dans les années vingt à habiter dans ce quartier. Des citations de textes, de lois, des rappels de dates symboliques :
Les Juifs ne pourront pas utiliser les bibliothèques de prêt. Apôtre Paul, tr. Martin Luther. 2. 8. 41
Les Juifs ne pourront plus acheter de livres. 9.10. 42
Juden dürfen allgemeine Leihbüchereien nicht benutzen. Apostel Paulus, üb. Martin Luther. 2. 8. 41
Juden dürfen Bücher keine mehr kaufen. 9.10. 42
Les Juifs ne pourront plus prendre le métro... De petits détails au quotidien, dans le quotidien de la vie présente. Les trois premiers jours, je me sens désemparée, si j’avais été juive en 1933 dans ce quartier, j’aurais dû traverser Berlin à pied pour me rendre Rue Friedrichstrasse. Plus de deux heures de marche. Il aurait fallu que je me lève très tôt. Au retour, un soir, je me propose de rentrer à pieds, mais, à mi-chemin, je prends un autobus.
L’exclusion des Juifs-Juives au quotidien était de plus en plus visible. Lisible.
Le Quotidien fut une catégorie majeure dans les avant-gardes des années vingt. Être attentif au Quotidien, changer le Quotidien : forme du respect de la vie. Un rêve d’utopistes.
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Je mesure une fois encore, à quel point la France des élites dirigeantes, droite et gauche confondues, a mal à son histoire. En France, les plaques commémoratives sont héroïques : on meurt toujours pour de nobles causes, pour la France, pour la Libération de Paris, etc. Un peuple de héros. À la longue, c’est un peu ennuyeux. De petits panneaux rappelant la dénonciation d’anti-nazis, de Juifs, de résistants, leur dépossession, et cætera, permettraient de rafraîchir une oublieuse mémoire .
Idoine 2) disait : — Si la guerre avait duré, nous aurions tous été arrêtés, ils savaient tout. L’officier allemand qui l’avait interrogée, excédé par son mode de défense, lui avait mis sous le nez la corbeille à papiers pleine de lettres de dénonciation, il disait tenir compte d’une lettre sur trois.
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Jeudi 9 novembre
Manif berlinoise antinazie
À la sortie des Archives, je rejoins B. et ses amies. Deux comédiennes, l’une est femme d’un Chilien exilé, l’autre, femme d’un Allemand, fils d’une communiste qui avait rejoint la résistance française. Dénoncée par des Français, elle fut envoyée à Theresienstadt, comme “résistante française”. Cl., son fils, passa une partie de son enfance en Provence, caché dans une famille française. Quand sa mère, à la sortie du camp, est venue le chercher, il se refusa à la suivre, sa mère était belle, disait l’enfant.
Ce 9 novembre, une date allemande, chargée d’histoire — Proclamation de la République en 1918, la “Nuit de cristal” vingt ans après, et chute du mur en 1989 — nous allons ensemble à la manifestation antinazie, à 16h30. Nous avançons dans la rue Oranienburg sans trop de difficultés, vers 17 heures, la foule est si dense que nous sommes bloquées. Un vent léger apporte l’écho étouffé des discours tenus par des politiques, devant la synagogue.
B. tente de frayer un passage, à contre-courant, pour échapper au goulot d’étranglement dans lequel nous sommes prises, nous la suivons en nous donnant la main. En chemin, elle rencontre un comédien, menacé de mort par les nouveaux nazis, il avait osé appeler la police quand un groupe botté déboula dans une station de métro, pour casser du métèque. La ‘balance’ mérite châtiment!
— On verra ! dit-il, en faisant un geste fataliste.
Nous sommes parvenues à nous dégager. Je plaisante sur l’organisation allemande, les Français font quand même mieux, dis-je en riant un cocorico.
— Oui, mais nous on manque de pratique ! me rétorque une femme en riant, elle ajoute, c’est peut-être bon signe de prendre le sens de l’organisation des Allemands en défaut ! Non ?
Une vraie question si j’en juge par l’accent d’intensité sur le NON. L’herbe est toujours plus verte ailleurs …
Il semblerait qu’on ait oublié un pan d’histoire berlinoise. Dans les années vingt, les démonstrations de rue étaient si nombreuses qu’elles singularisent le temps historique de la République de Weimar, et celui de Berlin en particulier. Ce 9 novembre renoue avec un passé, certes tumultueux, mais riche d’apprentissages démocratiques jusqu’à l’entrée en scène massive des nazis qui transformeront le modèle culturel des démonstrations, le manifestant cessant de devenir un sujet historique pour n’être plus que l’objet d’une vaste mise en scène où se trouve réactivée, renforcée, manipulée, la vieille tradition autoritaire de l’Allemagne impériale.
La manifestation du 9 novembre 2000 est profondément démocratique. Par sa forme. Nous n’occupons pas la rue, nous marchons parfois en ordre dispersé, nous n’avons rien à prouver. Ce nous est un agrégat aléatoire d’individus qui ne font pas masse, associés pour un moment dans le refus-de. Le contraire exact des groupuscules nazis qui nous avaient précédés.
Un quelque chose de joyeusement grave flotte dans l’air. Je me sens bien.
Personne n’avait prévu un tel afflux. 100 000 avait-on dit, sans oser y croire. Nous serions 300 000. Les Berlinois de tous les âges ont répondu à l’appel des différents partis, syndicats et autres organisations. Manifestement heureux d’être aussi nombreux, nombreuses. Ni chant ni slogan. Ça et là quelques panneaux, banderoles. Mais dans l’ensemble, la manifestation est sage et silencieuse, parfois entrecoupée par quelques vociférations de jeunes gens prêts à en découdre, et pour lesquels les manifestants qui nous entourent, semblent ne pas avoir de sympathie.
— Ils ressemblent aux Autres, ils veulent toujours casser quelque chose !
D’évidence, les jeunes nazis qui défilaient une semaine avant, sont à contre-courant, même la droite conservatrice a peur de l’image de l’Allemagne qu’ils pourraient imposer à l’étranger. Les politiques devraient donc s’interroger sur cette marginalité assumée, insolente et provocatrice. La condamner ne suffit pas. Des frustrations fermentent comme en 1933.
Cette promenade en rangs serrés dans l’ex-RDA renforce le sentiment éprouvé dès mon arrivée à Berlin, à savoir que le fond de l’air est plus détendu, que Berlin commence à s’unifier. Les Ossi me paraissent moins crispés, moins gris. Du moins dans les espaces où je navigue. Car, chaque fois qu’il m’arrive d’aller dans des quartiers non encore rénovés, un sentiment de désolation, de grande pauvreté me rappelle le New York des années soixante-dix où j’avançais sur une avenue luxueuse, et puis d’un coup, j’avais le sentiment d’atterrir sur un no man’s land, si pauvre, si désolé que je croyais être tombée sur une autre planète.
Les Wessi de leur côté commencent à comprendre que les Ossi qui lèvent, doucement, mais sûrement la tête, n’acceptent ni leurs jugements simplistes ni leurs discours sur leur portion d’Allemagne. De plus, leur découverte du capitalisme réel, leur permet d’argumenter et de renvoyer les Wessi à leurs propres contradictions. B. dans ses Feature se heurte parfois, depuis la chute du mur, à des formes de censure qu’elle ne connaissait pas en RDA. Tout n’était donc pas que propagande dans le discours des Prominenten, marmonnent des Ossi.
Diete, une Wessi, confirme.
— Tu ne sais pas les efforts qu’il faut faire pour éviter de te faire censurer! Car, à l’Ouest, le terme «capitalisme» n’existe plus, on tourne autour du mot, on fait des détours discursifs, on parle d’une forme de système économique qui…
Au pays de Marx, le capitalisme est devenu une invention du communisme, l’Histoire est parfois facétieuse. Encore que… un esprit malveillant pourrait y voir une variante nazie, édulcorée.
Wessi et Ossi commencent à se rencontrer dans le travail, à se reconnaître et à se respecter. Les Wessi doivent faire preuve de doigté pour ne pas froisser les Ossi très susceptibles, parce que quelque part complexés. K. une comédienne connue en RDA, à qui un Wessi osa demander de faire un essai, fulmine : — Après 20 ans de métier, il faut encore et toujours qu’on fasse nos preuves, crie-t-elle au téléphone. À l’autre bout du fil, le malheureux ne comprend pas, en RFA, on demande à tout le monde de faire un essai. Pour K., c’est une injure. Des malentendus tenaces naissent ainsi qui produisent de petits fossés qu’il faudra patiemment remblayer.
Ceux, celles qui ont du travail consomment avec volupté. La femme de Cl. porte avec un plaisir visible une belle cape de laine et de cachemire. Je tâte l’étoffe, selon une vieille habitude, j’aime la belle matière. — Wir sind auch dran ! dit-elle en me jetant un coup d’œil complice. — Nous y voilà, nous aussi (sous-entendu dans la consommation).
La guerre des taxis semble appartenir au passé. Il m’arrive de prendre à “l’Est” un taxi wessi. D’une manière assez générale, les chauffeurs de taxi wessi nouent très facilement la conversation, les Ossi rencontrés sont plus fermés, à peine courtois. Plat national de la DDR : langue à l’étouffée, disait une blague.
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Mardi 14 novembre 2000
Gedenkstätte de la rue von Stauffenberg– lieu de mémoire de la résistance allemande
À la sortie des Archives-Brecht, je passe quelques heures au Gedenkstätte de la résistance allemande.
Au premier étage, une exposition discrète sur l’Église confessante et le nazisme à travers le destin du Dr. Friedrich Weissler, un juriste, arrêté et assassiné par des SA. Je parcours la salle rapidement, ne prenant pas le temps de lire tous les documents. Je reviendrai.
Je monte à l’étage supérieur. Dans les escaliers, une voix de femme vient à ma rencontre. Cette voix est haute, ferme. Tendue aussi. J’en découvre la propriétaire dans la première salle, elle s’adresse à un groupe de jeunes hommes en uniforme gris bleuté. Dans une autre salle, c’est un homme qui officie devant un autre groupe de jeunes militaires. La voix est plus feutrée, elle ne cherche pas à s’imposer à ses auditeurs. La rencontre de ces jeunes hommes en uniforme, attentifs, leur calot entre les mains, la tête légèrement penchée vers le sol, dans la salle des conjurés, me rend joyeuse.
Je n’ai pas osé m’installer parmi eux pour écouter ce qui se disait. Faisait-on de l’Histoire et/ou de la mythologie? Car, il suffit de peu pour faire des généraux conjurés des héros. Il suffit de peu, de quelques ellipses, de quelques non-dits. Il suffit d’insister sur deux traits anciens et connus de l’hagiographie — Ethos chrétien et particule von — ou de passer sous silence la Weltanschauung nationale-conservatrice de la majorité, mise à mal durant la République de Weimar. Ou encore de taire leurs fonctions dans la campagne de l’Est. C’est sur ordre de généraux de la Wehrmacht que des prisonniers de guerre, des Juifs, des populations “soupçonnées”, identifiés aux partisans, y compris leurs nouveau-nés ont été massacrés. Des généraux ont couvert le pillage systématique et planifié des biens, voire la déportation d’enfants en Allemagne obligés de travailler sur les propriétés des Junkers. Pour ne citer qu’UN exemple, emprunté à Christian Gerlach 3) : Henning von Tresckov, Général en chef de la 2e Armée, trois semaines avant l’attentat contre Hitler, signa, le 28 juin 1944, l’ordre de déporter en Allemagne “les bandes” de filles et garçons de 10 à 13 ans – Ins Reich abzuschieben, est-il écrit. Abschieben, un verbe avec valeur de mépris : renvoyer des étrangers, des vagabonds indésirables – lästige Ausländer, Landstreicher ausweisen, dit le Duden. Des enfants qui entraient dans le cadre de la Heuaktion, HEU = sans patrie (heimatlos), sans parents (elternlos), sans domicile (unterkunftslos). De la charité chrétienne /germanique, pour des enfants victimes de la guerre nazie conduite par des généraux de noble ascendance, qui méprisaient, il est vrai, la roture SS. Fritz-Dietlof Graf (comte) von der Schulenburg, un conjuré exécuté, ne tolérait pas que ses soldats descendent au niveau des SS, c’est-à-dire tuent dans «le déchaînement de leurs vils instincts (losgelassene Triebe)», il rétablit l’ordre. Car s’il était vrai que les Russes ne méritaient «aucun pardon, étant donné leur manière de se battre», ils devaient être abattus, mais «sur ordre des officiers». «Un officier qui est responsable». Les généraux et leurs soldats qui faisaient du tourisme militaire n’acceptaient pas qu’on les dérange, les attire dans un guet-apens, en levant le drapeau blanc, par exemple. En représailles, tout le village était exterminé, y compris les nouveaux-nés. Mais sur ordre. Sans déchaînement de vils instincts. En toute justice.
Ces généraux, bon patriotes, désiraient ne pas perdre la guerre «sans conditions», et pour éviter l’occupation du sol germanique — par les Soviétiques en particulier — il fallait des Justes capables de tuer Hitler. Cette image biblique un peu pompeuse est empruntée à von Tresckov, lui-même. L’acte fut manqué. Et Tresckov exécuté.
Il importe de connaître les héros que l’on tient à honorer. Faire du 20 juillet une date symbolique de la résistance allemande, et des conjurés militaires des héros, ne serait-ce pas quelque part faire passer au second plan les résistants et résistantes d’Allemagne de la première heure, qui — eux — refusèrent le tourisme européen des militaires d’Allemagne, et risquaient leur peau en cachant des Juifs, des déserteurs, en fournissant de la nourriture à des prisonniers de guerre étrangers, à des réquisitionnés du travail, en sabotant la propagande nazie?
Je me demandai, en passant devant leur immense portrait dans la salle des conjurés, si ces généraux avaient eu le temps de penser, au moment de leur exécution, à tous les exécutés de l’Est, sous leur ordre, qui étaient, eux, d’authentiques résistants à l’oppression d’une armée conquérante? Ont-ils eu une pensée pour cet homme du commun, Georg Elser, ébéniste de profession, qui en 1939, le 8 novembre, après l’invasion de la Pologne — pour éviter l’expansion de la guerre — tenta d’assassiner Hitler et sa clique (Goebbels, Frank, von Ribbentrop et quelques autres), venus fêter à Munich, la première tentative de putsch (8 novembre 1923), dans la brasserie de leur commencement, la Bürgerbraü? Hitler, préoccupé par l’imminence de la guerre, avait abrégé son discours pour rentrer à Berlin. L’attentat minutieusement préparé — Elser était une tête politique et non un illuminé — qui aurait peut-être pu changer le cours de l’Histoire, échoua. Elser fut abattu à Dachau quelques jours avant la fin de la guerre, sur ordre du Führer. Le 9 avril 1945. Les troupes soviétiques étaient aux portes de Berlin.
Des hommes de leur temps, dit-on, avec une weltanschauung de caste, jaloux de leurs privilèges. Qui ne méritent ni un trop d’honneur hagiographique ni le mépris dont les «traîtres» furent l’objet durant un temps en Allemagne.
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Le Gedenkstätte de la rue von Stauffenberg est aussi un lieu pédagogique – Lernort. D’énormes dossiers sont à la disposition des visiteurs. Je commence par feuilleter un des dossiers des conjurés du 20 juillet 1944, celui de la Gestapa-2 sept. Je découvre des visages de femmes, nombreuses à avoir été arrêtées, soit comme mère de, femme de, amie de, tante de, soit comme complices de. Avec des noms, Klara Nemitz, Stella Mahlberg, Elsa Bagsen, Eva Rittmeister, Anni Kraus. Mais aussi des visages sans nom. Des femmes de tous les âges, de tous les milieux sociaux. L’une de ces femmes sans nom ressemble étrangement à l’amie et collaboratrice de Brecht, Margarete Steffin, un petit visage de prolétaire berlinoise à l’expression souffreteuse, naïve et déterminée.
Les actes d’accusation et de condamnation sont des résumés de biographies, qui livrent les raisons – Gründe de leur condamnation à mort : on les accuse d’avoir été membres du KPD ou d’avoir des modes de penser socialistes – sozialistische Gedankengänge, qui en font des opposantes au régime national-socialiste. Condamnables à mort.
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Un groupe de seniors envahit les espaces. Une femme de taille moyenne, sèche, dit sa désapprobation :
— Warum alles das ? – Pourquoi tout ça ?
Je lève la tête, la regarde. On se toise quelques secondes. De la génération du früher (avant…), capable de dire : Für ein paar Juden, so viele Geschichte – Que d’histoire, pour quelques Juifs. Les voyagistes programment la visite des musées, les mémoriaux en font partie.
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Dossier-Ernst Thälmann
Je feuillette le dossier-Ernst Thälmann, assassiné à Buchenwald le 18 août 1944, sur l’ordre du Führer, signé par Himmler le 14 août 1944 4). D’une balle dans le dos, dans le crematorium où il sera incinéré. Les politiques paient les bombardements et la défaite qui se profile. Leur famille aussi. Le 8 mai 1944, sa femme Rosa et leur fille Irma sont déportées à Ravensbrück.
Arrêté le 3 mars 1933, après un séjour dans les prisons de l’Alexanderplatz, de Berlin-Moabit, Thälmann passa par le 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, le 9 janvier 1934. En mars 1934 fut créé, à Paris, le Comité Thaelmann, qui organisa de grands meetings. Publiant tracts, affiches, chants…
En 1936, des ouvriers de l’usine de pneus Continal à Hanovre coulent son nom et celui de Bruening dans des pneus. La découverte de cette inscription affole la Police de la sûreté, un télégramme est envoyé à la Gestapo berlinoise, le 1er décembre 1936.
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Dossier-Jeux olympiques
Je lis in extenso le dossier de presse constitué d’extraits de journaux de la presse de gauche en exil. Le Arbeiter-Illustrierte Zeitung – Journal illustré des travailleurs du 27 juillet 1936 proposait un itinéraire touristique aux étrangers qui participaient ou assistaient aux prestigieux Jeux olympiques organisés à Berlin.
Dès leur arrivée à Tempelhof, à quelques mètres, ils auraient pu aller voir la Columbia-Haus, transformée en camp de concentration. À Berlin même, où se déroulent les Olympiades, le journaliste invitait les curieux à découvrir le quartier des ministères. Du 3e étage du siège de la Gestapo, par les fenêtres des toilettes, des prisonniers avaient sauté dans le vide pour échapper à la torture.
Il invitait à arpenter la rue Hedemann où se trouvait le siège de la SA berlinoise, à se diriger ensuite vers la Haus Friedrichstrasse 231, où des centaines de prisonniers furent tués à coups de marteau et de barres de fer, au début de la «révolution nationale pacifique». Suivent des noms de rues où les SA torturaient dans les caves : Friedrichstrasse, Novalisstrasse, General-Pape-Strasse à Schöneberg, Motzstrasse, etc.
Dans la Wilhelmstrasse, le promeneur pouvait admirer la maison où habitait Hitler, et le Palais de Goering, «grand-actionnaire de l’industrie de l’armement». Devant le Staatsoper, des livres avaient été brûlés en mai 1933. Dans le Tiergarten, près du Neuer See, Karl Liebknecht avait été assassiné en janvier 1919, et à l’ouest du Tiergarten, le cadavre ficelé de Rosa Luxemburg fut jeté du Pont Lichtenstein.
À l’est de Berlin, Köpenick mériterait aussi une visite pour le bain de sang de juillet 1933. Wolf Heinrich Graf von Helldorf, un futur conjuré, était alors Président de la Police – Polizeipräsident.
Au Nord de Berlin, Oranienburg, le touriste des Jeux Olympiques aurait pu aller voir un camp de travail modèle, où des prisonniers de 50-60 ans étaient obligés de faire 4 heures de sport par jour, escalader un mur de 3 mètres, sauter au-dessus d’un fossé rempli d’eau, etc.
La presse des exilés était bien informée. Mais l’époque a manqué de curieux.
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Dans cet article, une absence : la persécution des Juifs. D’autant plus regrettable que, durant les Olympiades, les signes de l’antisémitisme se cachent, le Stürmer avait disparu des kiosques à journaux. Absence comme effet de l’aveuglement dogmatique qui, pendant un temps assez long, a vu dans l’antisémitisme un «moyen exceptionnel pour anéantir la concurrence, s’approprier leurs entreprises et leur capital – ausgezeichnetes Mittel, um die Konkurrenz zu vernichten und sich ihre Betriebe und ihr Kapital anzueignen»? L’argument est fondé, mais la dimension économique ne doit pas être dissociée de la dimension idéologique (raciale). Quoi qu’il en soit, cette absence souligne la solitude grandissante des persécutés-ées.
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Le soir, dîner chez une amie, avec le journaliste et écrivain Helmut Kopetzky, producteur de renom de documentaires radiophoniques – Feature, disent les Allemands qui ont emprunté le mot anglais. Le couple est sympathique, très attentif aux autres. Un journaliste qui sait poser de bonnes questions et écouter les réponses. Avec respect. Qui, dès les années 70, s’était intéressé aux nouveaux nazis. Critiquant des documentaires récents sur les jeunes Skins, il précisait son mode travail :
— Il faut de l’intérêt — humain, anthropologique — pour son objet d’investigation. On ne peut pas prétendre faire parler des gens, si on arrive bardé de certitudes et de jugements de valeurs…
— Risquer la sympathie? demande l’hôte interloquée.
— Non, c’est autre chose… des contacts d’humains. De toute manière, les questions posées vous situent, pas utile d’en rajouter.
De fait, le titre ironique du Feature situe le thème : Adolf Superman (Le IIIe Reich redevient à la mode, 1976).
Il citait volontiers le propos d’un autre grand journaliste allemand des années vingt, Egon Erwin Kisch: «Rien n’est plus excitant que la vérité». Ein Tag in Europa – Une journée en Europe, qui lui valut le Prix Europe en 1999, est un des joyaux des archives radiophoniques allemandes et européennes. Citoyen du monde, ce technicien des sons aime à partager ses savoirs, son expérience. Tient des séminaires en Amérique du Sud, en Afrique, aux USA, en Pologne. Etc. Car, il importe de savoir recueillir les sons, tous les sons, et donc de savoir tenir un microphone pour éviter les bouillis radiophoniques. Bref, du respect pour sa profession, pour les participants, pour les auditeurs. L’art aussi de créer des passerelles entre des mondes qui s’ignorent, mettre en face un constructeur de Porsche et un constructeur de Trabant, comme des parents éloignés, devenus étrangers (Entfernete Verwandte)… Et cætera.
Un grand journaliste, dont on fêtait les 60 ans en cet automne 2000. Mais aussi un auteur. (On peut lire un court CV en Fr. sur son site qui, par ailleurs, vaut le détour et offre quelques documents). [http://www.helmut-kopetzky.de]
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Après coup, j’ai regretté de n’avoir pas pris le temps d’écrire mes colères après avoir vu de piètres documentaires, dont un sur les nouveaux nazis, sur France 2, construit sur un schème narratif qui mettait en valeur le courage du journaliste à aller dans l’antre des nouveaux nazis! Avec une voix pleine de trémolos, de suspens, des effets pathétiques. Que le documentaire soit un regard singulier n’autorise pas à en faire une auto-célébration. Pourquoi baissons-nous si facilement les bras devant la médiocrité de si nombreuses émissions? C’est le mérite d’un grand professionnel de nous rappeler à nos devoirs d’auditeurs : exiger le respect.
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Samedi 18 novembre
Oranienburg-Sachsenhausen
Je me décide à aller à Oranienburg-Sachsenhausen. J’y ai pensé toute la semaine, une manière d’auto-persuasion.
Gedenkstätte, j’aime le mot allemand, Gedenk, gedenken, a quelque chose à voir avec la mémoire et la réflexion, et Stätte avec les lieux saints qui sont aussi lieux de supplice. Gedenkstätte : un lieu comme carré des suppliciés pour une invitation à la méditation. Le croyant interpellera Dieu ; le non-croyant devient lui-même point d’interrogation.
Les Gedenkstätte sont nombreux à Berlin. Cela mérite d’être souligné, ces lieux de mémoire sont de beaux terrains constructibles. Un groupe immobilier Hensch proposait des maisons de rêves à proximité du camp. En 1968, un Sénateur avait refusé «de bloquer» pour un monument à la mémoire de Rosa et Karl, «un terrain aussi important au cœur même de la cité».
L’entrée en est connue, un petit bâtiment insignifiant, très symétrique. Au centre, une ouverture, presque au carré. Franchi le seuil, on avance sur une allée, qui pourrait être celle conduisant à une grande propriété. Sur la gauche, le plan du camp. Un énorme triangle où s’agençaient différents espaces spécialisés. Ce dessin géométrique me rappelle des plans de villes utopiques, rêvées par des architectes renaissants qui modelaient l’espace urbain à l’aube du capitalisme. Mais les noms des différents espaces ramènent à la réalité. «2. Lieu du supplice» à l’entrée même du camp, «18. Fours crématoires et station Z ; 19. Fosses d’exécution; 17. Les jardins des SS». La description du Gedenkstätte prépare le visiteur à la désolation des terrains nus.
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À distance, je remarque des groupes de jeunes gens.
Après avoir déambulé dans les espaces découverts, je me décide à entrer dans une des baraques-musée. Dans la première salle, les photographies des gardiens du camp. J’examine les visages. Ils sont banaux ces visages, certains mêmes font “bonne mine”, on aurait eu confiance si on les avait rencontrés dans un espace privé. Seul Rudolf Höss me paraît avoir une “sale gueule”. Gustav Sorge, le Gustave de fer – der Eiserne Gustav, qui était capable quand il frappait, de “faire sauter les dents ou éclater un tympan”, n’a pas un air très avenant, mais rien dans ce visage ne trahit ce dont il a été capable. Je le regarde longuement, les oreilles sont un peu décollées, le visage est dur, mais cette dureté pourrait être un façonnage de la vie elle-même. Non, rien ne trahit la perversité sadique.
Je me souviens du visage de Klaus Barbie, presque doux. Et du visage d’Eichmann, si insignifiant. Il est vrai qu’une fois reversées dans la classe des vaincus, les gueules des vainqueurs-bourreaux acquièrent une expression plus humaine. Sur une autre photo, Adolf Eichmann en uniforme et bottes, les yeux mi-clos, les lèvres esquissant un sourire pincé, avait une expression plus inquiétante – unheimlich. Les gestapistes de Liège arrêtés en octobre 1944, dans des costumes civils fripés, ont aussi des visages d’humains. Parce qu’ils ont peur? Si on ne lit pas la légende de la photographie, on pourrait les confondre avec des prisonniers libérés, c’est-à-dire des victimes. À Nazareth en 1961, dans son pantalon flottant, arpentant le sol de sa cellule, Eichmann est pitoyable.
À croire que c’est l’uniforme, les bottes, la casquette qui font l’homme nouveau, donnent consistance à des insignifiants. C’est raide un uniforme, ça corsète les désordres intérieurs. Ce qui éclairerait peut-être, ce souci de désindividualiser les détenus dès leur arrivée dans le camp, réduits à n’être que des numéros, en leur rasant les cheveux, en leur imposant des mesures d’habillage et de déshabillage, et la nudité avant de les assassiner. Si l’uniforme fait le soldat, le non costume, fripé et mou, fait l’épave, le rebut. L’uniforme a besoin d’un envers pour s’affirmer, et la nudité des corps squelettiques affine l’humiliation.
Dans la salle suivante, des visages de prisonniers. La peur en a froissé les muscles et la dureté de l’expression dit aussi la volonté de tenir. Des photos de suppliciés, grandeur nature, prennent dans ce camp une dimension de fantômes palpables. J’en connais certaines, mais chaque fois, elles me paraissent nouvelles, je découvre un détail non vu la première, la seconde fois… Peut-être, parce que chaque fois je les regarde furtivement.
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Une étrange sensation physique m’envahit lentement. Une sensation d’emmurement. Le sentiment d’une mise en veilleuse, la respiration est courte comme celle qui précède le sommeil, le cœur semble battre au ralenti. J’ai froid, malgré le chauffage.
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Une photo de prisonnier dans ce costume rayé, bien connu aujourd’hui, suspendu par les poignées. Dans le dos. Une souffrance qui a perdu de son humanité. Suspendre par les bras ligotés dans le dos est un raffinement dans la souffrance infligée. Un prisonnier à qui Sorge avait infligé cette torture – Pfahlhängen, sept heures durant, disait que durant plus de 10 mois ses bras et ses mains étaient restés hors d’usage. Les SS faisaient monter le prisonnier sur une chaise, lui attachaient les bras, poussaient la chaise d’un coup. Pour affiner la torture, ils pouvaient balancer le corps, attacher des poids, lâcher des chiens.
J’essaie à nouveau de bloquer les souvenirs de témoignages lus ou entendus, les souvenirs de lecture.
Rester regard.
Deux autres documents trouvés dans les archives nazies : la photographie d’un prisonnier qui sert à tester la résistance au refroidissement intégral, observé par deux hommes en uniforme. L’un d’eux est accroupi et observe le cobaye, sur le visage du second, un quelque chose qui ressemble à un sourire. Le sentiment de reconnaître un profil. Je détourne le regard et me surprends à caresser le bois d’un banc, fait de lattes. Un banc sur lequel les prisonniers recevaient les coups de fouet dont ils mourraient ou restaient marqués à vie, la violence répétée des coups détruisant des tissus, des organes. Bestrafungen auf dem Bock – punitions sur le chevalet, 25, 50, 100 coups que le prisonnier devait lui-même compter correctement sous peine de repartir à zéro. En présence d’autres prisonniers, qui devaient regarder froidement, sans ciller, au risque d’être fouettés ou pis d’avoir à fouetter le fouetté.
Je regarde de nouveau la photographie du «congelé», cette fois, c’est le comportement conventionnel des expérimentateurs, le Dr. Sigmund Rascher et son confrère Holzlöhner, en uniforme militaire, qui me frappe, et s’ils posaient pour une photo-souvenir? Les scientifiques ne photographiaient pas leurs expériences, ils se contentaient de noter les résultats. À proximité, le second document d’archives : un déporté qui a été soumis à des pressions artificielles. Mort dans son uniforme rayé, suspendu dans des courroies. Le visage est paisible.
Dans des vitrines, des objets, cuillères, gamelles, vestes, mais aussi des chaussures d’enfants qui accusent du seul fait d’être-LÀ. On dirait qu’elles ont acquis des yeux dans cette vitrine, ce regard traverse ma bulle protectrice.
Je repense à l’émotion d’Alfred Kantorowicz à Auschwitz.
J’avance et m’arrête sur un autre document d’archives : des SS ont comptabilisé la rentabilité du prisonnier. Sur 9 mois, le prisonnier-travailleur rapportait 1431 Reichsmark, frais d’entretien déduits, auxquelles il faut ajouter, est-il écrit, le prix des os et des cendres et les recettes — Erlös — d’un «traitement rationnel des cadavres : 1. dents en or, 2. vêtements et argent, 3. objets de valeur», frais d’incinération déduits d’un montant de 2 Reichsmark ; le prix du prisonnier-travailleur devenu matière morte s’élevait à 200 Reichsmarks. Au total donc: 1631 Reichsmark sur neuf mois. La durée de vie du prisonnier?
Erlös, Erlösung, Erlöschen, des mots qui n’en finissent pas de tisser du linceul, à travers les discours. Erlös, le bénéfice. Erlösung, délivrance, libération. Erlöschen extinction. Les deux derniers ont été associés au mot Juif par Julius Streicher (document analysé, à paraître).
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«On a pensé et repensé cela des centaines de fois, on a essayé de se représenter pour s’en approcher, et pourtant lorsque […] je me tins debout devant les tours des valises abandonnées, des vêtements, des chaussures, des cheveux de femmes, je fus violemment saisi par la vision, beaucoup de ceux qui m’étaient les plus chers, avaient été, après l’irreprésentable horrible fin, encore utilisés, convertis commercialement comme matière première pour la fabrication des tapis avec les cheveux des femmes gazés, de savon avec la graisse des corps torturés, de lampes avec la peau humaine».
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Quand les SS comprirent que la location de la force de travail des prisonniers pouvait être une source de revenus, les conditions de survie dans certains camps, dont Sachsenhausen, se sont légèrement améliorées. Les loueurs étaient nombreux : Siemens, AEG, Krupp, DEMAG, Heinkel, Daimler Benz, I.G. Farben, Argus, UFA, Dynamit AG… la fine fleur de la grande industrie germanique.
Plus tard, quand la guerre éclair nourrit des fantasmes de super-puissance économique, la force de travail des prisonniers sera mise au service de l’industrie de guerre. Pour rationaliser l’exploitation de cette main-d’œuvre la SS-Hauptamt-Verwaltung und Wirtschaft devint en février 1942 le SS-Wirtschafts-Verwaltungshauptamt (SS-WVHA), Allee Unter den Eichen 126-135 à Berlin-Lichterfelde. Un des services du SS-WVHA, Amtsgruppe D, siégea à Oranienburg, près du KZ Sachsenhausen. Sa tâche essentielle : mettre la force de travail au service de la production de guerre.
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Dans les Androïdes rêvent-ils de mouton électrique ? Ph. K. Dick dote les androïdes d’attributs et fonctions qui tantôt en font des êtres très supérieurs aux humains, tantôt des égaux. Les androïdes, en particulier les femmes, sont physiquement plus attirants que les humains, laids, défaits et toujours déjà pourrissants ou en sursis. Ils/elles sont capables de se rebeller contre l’esclavage, de chanter divinement, d’imaginer des ruses de Sioux pour échapper aux humains. Supérieurs en beauté et même parfois en intelligence, ils/elles apparaissent comme égaux en cruauté. Comme les humains, ils/elles sont capables d’écarteler une araignée, par curiosité scientifique, pour tester les réactions. Ainsi d’attribut en attribut, ils apparaissent comme des métaphores ambivalentes de l’humain (mi-machine, mi-humain au sens humaniste).
Mais.
S’ils connaissent des sentiments comme la haine, la peur de mourir, ils butent sur un point: ils ne tressaillent pas à l’évocation d’un porte-monnaie en peau de bébé. L’absence de cet affect, nommé empathie par Ph. K. Dick, est un élément décisif du test détecteur d’humanité permettant aux chasseurs de primes, les Blade Runner, de distinguer un androïde d’un humain.
L’empathie comme signe d’humanitude?
J’aime le mot allemand Einfühlung, ein-fühlen, pénétrer (ein) par le sentiment (fühlen), une manière d’identification à l’autre, à son vécu. Une transmigration magique. Einfühlung, plus qu’un mot-valeur, une catégorie qui n’a cessé d’être peaufinée par des philosophes allemands — y compris Heidegger. On pourrait même dire, sans ironie, que c’est une catégorie centrale de la philosophie générale et de l’esthétique de différentes écoles de pensées allemandes. Elle implique la réciprocité affective, la subjectivité. De l’inter-individuel, inter étant ici important, excluant le fusionnel. De l’attention à l’autre, mais distancée. L’attention à l’autre impliquant l’attention (auto-réflexive entre autres) à soi…
L’absence totale d’empathie semble avoir été le trait dominant des complices passifs des exécuteurs : l’incapacité à se mettre à la place-de, à essayer d’entrevoir ce qui se passe dans le Gemüt d’un petit commerçant, d’un professeur, d’un médecin, juifs, qui du jour au lendemain sont interdits de profession, par exemple. Dans le Gemüt du Mischling (1/4, 1/3, 1/2… juif) voué aux tâches considérées comme subalternes, interdits de choix professionnels. Etc.
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Les enfants aussi peuvent manquer d’empathie, leur cruauté peut être grande. Je me souviens, un jour à Grasse, avoir surpris mes neveux et leurs camarades de jeux, en train d’arracher la queue, les pattes, les yeux de lézards capturés dans le jardin; les mêmes avaient des gestes de tendresse maternelle quand ils s’occupaient d’un petit chat trouvé, et pleuraient pour qu’on l’adopte.
On peut s’identifier à un mammifère, mais pas à un lézard. D’où l’efficace des formes diverses de réification langagière. Le juif-vermine barre l’identification.
Je me souviens d’un témoignage lu sur les sévices que Gustav Sorge, le Gustave de fer, et son copain Schubert infligeaient aux malades du camp de Sachsenhausen, en riant. Ils avaient inventé un jeu de bâton qu’ils glissaient sous le corps du malade si léger et le faisaient ensuite tomber d’un coup sec sur le sol. Le jeu – Spass qui s’accompagnait de coups sur le malade à terre, durait une vingtaine minutes. D’autres s’amusaient au jeu des Chevaux chantant -Singende Pferde, des prisonniers attelés à de lourds charrois avançaient sous les coups de fouet, selon l’humeur des joueurs, ils devaient parfois chanter — et surtout ne pas tomber. Plus d’un mourut écrasé et/ou piétiné. On peut s’ennuyer dans un camp. Jeux d’ADULTES infantiles et infantilisés par l’ivresse de la toute-puissance? Infantiles parce que dressés dès le plus jeune âge? Le dressage, qui est toujours finalisé, transforme l’autre en objet-de cette finalité, ignore l’autre comme sujet-se-construisant dans la relation inter-individuelle, dressage qui, à terme, peut bloquer, voire détruire le travail mental de représentation, si complexe et peut-être fragile, sans lequel l’Autre comme semblable ne saurait exister dans la conscience d’un bipède de l’espèce humaine.
Les sociétés “exotiques” ont inventé des rites d’initiation qui socialisent les enfants, mâles en particulier, par la souffrance physique. Dans ces sociétés, les enfants ne sont jamais (ou rarement) dressés durant l’enfance, en revanche le passage initiatique dans le monde adulte est douloureux. — On peut en crever, m’avait dit un étudiant africain (congolais). De quels savoirs sont-ils porteurs, ces rites ?
Mais, face à l’injustice criante, si l’empathie ne génère pas la colère agissante, elle a de grande chance de n’être qu’une satisfaction narcissique. Car, toute aventure fasciste ou fascisante se prépare ou se continue avec l’acceptation de micro-méfaits, au niveau des simples individus.
Mais par décence, l’empathie s’efface d’elle-même quand on se risque à être confronté aux victimes. Plus RIEN ne peut être partagé. Devenu voyeur malgré soi, il importe de se bien tenir.
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Oranienburg-Sachsenhausen, deux noms, deux histoires contiguës, mais non superposables. Noms de deux camps dont les visées et le traitement des détenus diffèrent.
Oranienburg, le nom du premier camp de concentration aux portes de Berlin, la capitale du Reich. Le 21 mars 1933, le Jour de Potsdam, c’est-à-dire le jour où Hindenburg, Hitler et des représentants de l’Allemagne impériale et conservatrice ouvrent solennellement le nouveau Reichstag, dans l’église de garnison de Potsdam, la SA (Sturmabteilung = section d’assaut), officiellement élevée au rang de police auxiliaire, transforme une ancienne brasserie désaffectée en camp de détention pour une quarantaine de communistes, arrêtés à Oranienburg et dans les environs. Des citoyens règlent des comptes. Jusqu’à sa fermeture en juillet 1934, y seront incarcérés les opposants du régime. En un an, le camp était devenu un réservoir de main-d’œuvre bon marché, qui favorisa la croissance d’Oranienburg. Un camp médiatisé, journalistes, photographes, Allemands et étrangers étaient invités à visiter ce camp où les détenus faisaient de la gymnastique, de la musique… Un camp d’éducation modèle donc, qui sert la propagande nazie. L’Anti-Braunbuch. Officiellement, il s’agissait simplement de remettre au pas, par le travail et la discipline, des égarés. D’où la transparence affichée. Les citoyens d’Oranienburg qui tirent quelques bénéfices de la proximité du camp mordent à l’appât, des détenus, coupables d’être détenus, sont au travail, font des canaux, assèchent, empierrent des chemins, rénovent des maisons de particuliers, leur nourriture est produite par la ville qui s’enrichit. Tout est dans l’ordre des choses.
Y furent internés, le communiste Wilhelm Schulz, un procureur berlinois qui osa condamné des chemises brunes, Werner Hirsch, rédacteur en chef de la Rote Fahne, le peintre autrichien Rudolf Karl von Ripper, Erich Mühsam, écrivain, anarchiste, figure légendaire des Conseils de la République à Munich — et juif, y sera assassiné, six mois après son arrestation, en juillet 1934. Un assassinat maquillé en suicide. Ironie de l’Histoire, sa femme, Zensl, connaîtra comme d’autres opposants allemands, les prisons staliniennes.
Ce camp de concentration improvisé par la SA Standorte 208 est fermé en juillet 1934, peu après la mort de Mühsam et l’affaire Röhm (Nuit des Longs Couteaux), l’année où les SS prennent le contrôle des camps de concentration et perfectionnent le système. Aux portes d’Oranienburg sera alors construit Sachsenhausen, savamment pensé par l’architecte Hermann Kuiper, SS-Untersturmführer, à la demande d’Himmler, pour devenir un camp idéal. L’unité SS qui avait pris ses quartiers au château d’Oranienburg, après la fermeture du camp, dont les effectifs avaient triplé, 420 hommes, porte désormais le nom d’un programme : SS Totentopf Verland Brandenburg – Formation SS Tête-de-Mort du Brandebourg.
Le projet du camp a été minutieusement pensé, jusqu’à la banalisation des lieux. Les maisons construites le long de la rue principale pour les SS avaient des allures de bicoques forestières. La forme triangulaire du camp avait plusieurs fonctions. De surveillance d’abord, de la tour de surveillance A, on pouvait surveiller et dominer le camp. Mais aussi de répartition hiérarchique. Sachsenhausen inaugure un nouveau type de camp.
À Oranienburg, on internait les opposants, certains furent relâchés (64 % disent les statistiques récentes). À Sachsenhausen, l’idéologie nazie a trouvé à se concrétiser dans un espace, suivant une logique qui lui est propre. On est passé à une autre échelle. D’Oranienburg à Sachensenhausen, la systématisation de la violence et de l’exploitation va croissant. On y mourrait. On pouvait y mourir comme ces détenus soumis à «l’épreuve de la chaussure». Pour tester les semelles de chaussures destinées aux soldats allemands, ils devaient marcher chargés de sac de sable, des heures durant, sur un chemin pensé pour cette épreuve. Parfois dans des chaussures trop étroites. Le Schuhprüfstrecke, un chemin pour une forme inédite de condamnation à mort qui pouvait durer une semaine.
Et cætera. Inventer en permanence des formes nouvelles de mise à mort.
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Dans les baraquements, je croise des groupes de jeunes gens accompagnés par un adulte qui leur tient un discours en anglais. J’écoute quelques phrases, il transforme en récit des images d’extermination. Un quelque chose de pathétique dans la voix. Je me demande si c’est la bonne manière de transmettre cette mémoire-LÀ. Ne devrait-on pas laisser agir ces images-reliques, dans le silence, celui qu’on observe d’instinct dans les cimetières? J’ai tant de difficultés à faire avec tout ÇA que je serais bien incapable de tenir un discours-sur — à des adolescents en particulier.
Je sors en pensant aux suppliciés et aux bourreaux dont je viens de revoir les visages.
Je me dirige lentement vers la sortie. De loin, j’entrevois les crématoires. Sur mon parcours de sortie, la baraque Pathologie. J’entre. Me sautent aux yeux, les tables carrelées, blanches, sur lesquelles des médecins du camp ont pratiqué les expériences “commandées” (befohlene Experimente) sur des prisonniers, russes, polonais, tsiganes, la sous-humanité de l’Est. Häftlingsmaterial-des matériaux pour la recherche-Forschung, civile et militaire. Des prisonniers de guerre soviétiques servaient à tester les effets de balles empoisonnées. Sur ce type de table, des corps ont été découpés comme des quartiers de viande pour être envoyés dans les instituts universitaires. Les médecins SS du camp étaient plus brutaux, plus cruels que les gardiens SS, disait un ancien prisonnier lors du procès. Je suis assaillie par des souvenirs de lecture. Des fantômes d’enfants. En 1943, 12 enfants âgés de 8 à 14 ans furent envoyés d’Auschwitz à Sachsenhausen. Le Dr. Baumkötter leur injectait tous les jours des virus de maladies dangereuses. Tous mourront. Dans une petite salle, près d’une table carrelée, une tête de prisonnier réduite, “un cadeau d’époque”. Apprécié.
Je descends dans les sous-sols, automatiquement, sans trop savoir ce que je fais, un groupe de jeunes Américains écoutent leur accompagnateur. On gardait les cadavres dans ce sous-sol en attendant leur traitement. Au frais. De 70 à 80 cadavres par jour. Je sors prise d’une envie de vomir que le froid bloque. Cette salle de pathologie, c’est la goutte de trop. Mais je ne peux ni pleurer ni vomir.
J’emporte tout et je garde ce tout. Le sentiment d’avoir regardé en surface. D’avoir, sans cesse, repoussé les ombres… mais la chaussure de l’enfant sans nom m’accompagne. Fantôme anonyme, impossible à écarter.
Je passe par la librairie, achète quelques ouvrages et m’en retourne au ralenti vers la S-Bahn.
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Peut-on parler de la “banalité du Mal” ? Aujourd’hui, la formule même me paraît douteuse. Indécente. Ces discours sur le Mal, avec son cortège de termes religieux, sont, pour moi, des manières de blanchiment. Dans le sillage de ces discours, d’autres discours se glissent, sur les Forces du Mal, sur le Diabolique. Hitler aurait été un médium qui se sentait habité par des démons. Discours de l’irresponsabilité. Si la responsabilité individuelle doit être pensée de manière aussi complexe que possible, et toujours resituée, la notion d’irresponsabilité — explicite ou implicite — est une injure de plus faite aux victimes.
Les tortionnaires du camp, condamnés, retournèrent pour la plupart à la vie civile, après leur libération anticipée. Le Dr. Heinz Baumkötter, médecin du camp, de 1943 à 1945, qui participa aux expériences médicales sur les prisonniers, les enfants, fut condamné à huit ans de réclusion par le tribunal de Munich. Après sa libération anticipée, il a continué à pratiquer la médecine
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J’avoue ne m’être pas intéressée à la partie réservée au Camp spécial n° 7 où les Soviétiques ont emprisonné de 1945 à 1950, d’abord d’anciens nazis, ensuite des opposants politiques, de milieux sociaux divers, voire d’anciennes victimes du nazisme. Suivant une logique dualiste qui fut aussi celle des nazis, l’opposant était nécessairement fasciste, d’où la diversité des situations, allant du conservateur aux sociaux-démocrates hostiles à la fusion de leur parti avec le PCA, en passant par “l’ennemi de classe”, avocats, médecins, pasteurs… Durant les deux premières années, on continuait à mourir de faim, de froid, de maladie… à Sachsenhausen. De désespoir aussi. Des politiques devaient cohabiter avec d’anciens adversaires nazis. Dans les 20.000 morts, dit-on. Mais le chiffre varie.
Sous couvert de socialisme, au Speziallager n°7 du ministère de l’Intérieur de l’URSS, du connu, de l’ordinaire TROP HUMAIN, fait de haines, de violences, de revanches, de pouvoir, d’arbitraire, sur le mode expéditif des tribunaux militaires, en ce cas, soviétiques.
Mais, la haine ici est de l’ordre de l’humain, on peut vertueusement regretter la brutalité des traitements, mais il est difficile d’attendre que les anciennes victimes débordent d’humanité pour les bourreaux et leurs complices actifs ou passifs. Les Soviétiques qui ont payé un lourd tribu à la guerre nazie n’avaient pas “même pitié des vaches allemandes”, m’avait dit un ami polonais. À Sachsenhausen, les prisonniers de guerre soviétiques ont été les plus nombreux à laisser leur peau. En 1941, disent les statistiques, pour 3.303 Allemands, 244 Français, 900 Polonais, 177 Tchèques, il y avait 20.000 Soviétiques dont 18.000 mourront. Le chiffre des Soviétiques assassinés varie, mais il est toujours très élevé. Une indétermination quantitative qui parle d’elle-même. Beaucoup de victimes n’ont pas été comptabilisées.
Que la dénazification fût une source d’injustices, de violences, d’arbitraires est certain. Comme l’épuration en France. Pouvait-il en être autrement, immédiatement après la guerre? Utopique de le penser. Nicht schön, aber verständlich – Pas beau, mais compréhensible, finit par dire Ruth Andreas-Friedrich 5), du petit groupe de résistants berlinois «Emil», après avoir évoqué les viols massifs des femmes par les troupes soviétiques, nuit après nuit. Beaucoup de femmes se suicidèrent. Poison, balle, couteau, corde, noyade. Certaines furent invitées à se pendre par le père lui-même.
Il n’existe pas de plaques commémoratives pour ces suicidées. Je le regrette.
Les exactions sauvages, brutales, des troupes d’occupation ont servi et servent à dédouaner les bourreaux et leurs complices. Puisque toutes les troupes violent, pillent, tuent, personne n’est plus coupable. De même, Hiroshima a blanchi les Japonais de leurs crimes de guerre.
Mais ces violences ne sont pas comparables. Dans l’après-guerre, on est à nouveau dans le champ de la violence HUMAINE, avec ses cortèges de fureurs, de folies, de vengeances à assouvir. Mais, dans les camps d’extermination, on est dans un ailleurs où les crimes ne font pas sens.
En Algérie, je pouvais enrager, avoir honte, me battre, bref être ordinairement humaine, parce qu’en Algérie TOUS les crimes, même les plus arbitraires, faisaient sens, ceux du colonisateur qui prétendait garder ses privilèges, sauvegarder ses intérêts, ceux du colonisé qui refusait le joug. Mais, face aux crimes nazis, je n’éprouve ni colère, ni rage, ni fureur… un quelque chose qui ressemble à de la sidération interrogative, d’où un mal-être proche parfois d’un état second.
Non, je n’avais plus assez d’énergie pour enrager sur le Speziallager n°7 du ministère de l’Intérieur de l’URSS — d’enrager sur le connu TROP HUMAIN.
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Mais, j’aime l’histoire de ce Juif allemand qui disait au retour d’un camp de concentration être si plein de haine qu’il était prêt pour toutes les vengeances — les plus cruelles. Il en avait rêvé comme un Raubtier – Fauve. Une haine qui le détruisait, car «les nazis, disait-il, n’ont pas seulement volé nos vies, ils ont volé nos âmes». Un jour, sous ses yeux, des soldats soviétiques incendièrent un camion plein de prisonniers de guerre allemands. Il se surprit à porter secours aux torches vivantes. Ma haine était tombée, je me retrouvais? 6)
Comme j’aime la colère triste de Brecht qui ne comprenait pas qu’on pût considérer comme digne d’admiration le geste humain d’un officier soviétique qui cherchait un pot de chambre pour un enfant (allemand) (Histoire racontée avec lyrisme par Ilya Ehrenburg). Fallait-il que les esprits aient été pourris par les nazis, pour que du ‘normal’ devienne de l’exceptionnel…
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En 1955, les Soviétiques donnent le terrain à la RDA qui deviendra en 1961, un Gedenkstätte ouvert au public. La RDA invitait des officiels de l’Ouest à visiter le camp. Une manière de rituel qui permettait à la RDA de faire l’économie d’une réflexion sur la nazisme, l’affaire des seuls impérialistes.
[J’invite à compléter ces lignes, en lisant dans III. 4, Épilogue]
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Sur le chemin du retour, j’achète la carafe de cristal de Bohème vue dans la boutique d’un brocanteur, tenue par un couple insolite en Allemagne, la femme est Africaine, jeune, l’homme nettement plus âgé, allemand. Mon accent étranger les alerte. — D’où venez-vous? — Paris. Le mot magique pour les Allemands. On me regarde, il dit, presque à voix basse, vous venez de «Sachsenhausen»? Mouvement de tête pour dire Oui. On m’invite à prendre un café. Il essaie de parler français, sa voix est haute, désagréable. Il a longtemps ‘travaillé’ à Paris [travaillé ?], il aime Paris, «c’est plus multiculturel, plus coloré». Je lui demande de préciser ce sentiment. La jeune femme prend la parole :
— Oui, à Paris, je n’ai pas peur, je ne me sens pas étrangère, malgré ma peau noire, ici, il y a des quartiers où je ne peux pas aller sans risquer de me faire tabasser ou insulter. Et pourtant, je suis en Allemagne depuis 10 ans, je parle bien allemand, je me sens Allemande, je suis intégrée.
Après une pause, elle ajoute :
— Vous savez, ici à Oranienburg, il y a encore des nazis…
Je comprends ce qu’elle veut dire, car j’éprouve toujours un curieux sentiment quand je croise des étrangers non européens, je les sens comme entourés d’un mur. Ce n’est ni de l’hostilité, ni du racisme, mais autre chose, une sorte d’indifférence qui rend l’autre transparent, invisible. Chaque fois que l’occasion s’offre, je cherche à préciser, en le confrontant à leur vécu, ce sentiment d’étrangeté à la fois flou et fort que j’éprouve face aux étrangers non européens.
Est-ce pour cette raison qu’à Berlin, des étrangers non européens, revendiquent haut et fort leur appartenance à la communauté allemande? — Je ne suis pas blond, je ne suis pas blanc, mais “je suis fière d’être allemand”, je me sens bien en Allemagne, ai-je entendu à la télévision. Certains mêmes portent un T-shirt avec cette affirmation. D’une manière générale, les étrangers non européens sont discrets, comme s’ils voulaient se faire oublier. Se fondre, faire oublier les différences ethniques, trop visibles.
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Les jeunes américains croisés sur le Gedenkstätte ont envahi les trains. Un bruit d’enfer. Une vitalité bienfaisante. Un Asiatique, qui ressemble à un ami coréen, est venu s’installer sur un siège, à côté du mien, il lit un ouvrage que je reconnais pour l’avoir acheté. De temps à autre, il regarde les jeunes gens avec désapprobation. Trop de bruit. Mais, non, ai-je envie de lui dire, c’est normal, la vie continue. Doit continuer. Et peut-être même, ont-ils besoin de ce bruit pour digérer les visions d’enfer réel. Comme on dit socialisme réel ou aujourd’hui dans l’ex-RDA, capitalisme réel.
Je regarde ces jeunes gens, beaux, débordant de cette énergie typiquement américaine, visiblement enfants de parents venus de tous les coins du monde. D’où viennent-ils, pourquoi ce pèlerinage organisé? Près de la porte, debout, isolé, un des jeunes Américains semble perdu dans un rêve. Je le regarde et je comprends soudain le regard gêné de mon voisin, sa braguette est saillante. Ses mains dans le pantalon remuent doucement. De jeunes Allemands avec patins à roulettes et vélo-Mercedes, montent bruyamment et servent de paravent. Ils sont un peu surpris par l’occupation massive des wagons. Ils jettent un coup d’œil circulaire et se remettent à bavarder. Le spectacle offert me distrait. L’un d’eux m’amuse. Il ne cesse de se regarder dans la vitre. Il soigne son look, le corrige, enfonce un peu plus le bonnet de laine, se regarde de profil et réajuste un large et long pantalon qui fait des plis sur ses baskets, un pantalon à la mode semble-t-il, une mode qui efface les fesses des jeunes garçons. À l’opposé, sa petite amie porte un pantalon qui moule si serré les fesses que je me demande chaque fois comment les filles peuvent bouger dans de pareilles tenues, je m’attends toujours à ce que les fesses plantureuses fassent craquer les coutures. Mais non, ça tient! Il regarde longuement le jeune Américain, assis en face de moi, qui dort si béatement qu’il en est drôle. Puis, il revient à son image dans la vitre, ajuste à nouveau le bonnet, enlève les lunettes, se regarde et les remet. Un air crâneur et tendre. Du narcissisme au masculin.
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En berne. Ni envie de parler ni envie de rentrer. J’ai besoin d’une transition. Je déambule. En chemin, je découvre les grues enluminées du chantier de la Friedrichstrasse à hauteur de la gare, elles tracent sur le ciel d’un noir de seiche, des raies lumineuses, jaunes, bleues, oranges, qui s’entrecroisent, les grues acquièrent une dimension inattendue, surréelle. Je contemple ce paysage urbain au ciel lutiné.
Je m’arrête au Dressler. En face de ma table, deux hommes. L’un est massif, avec une belle tête de cheveux grisonnants. Sa parole coule sans pause. Un homme jeune que je vois de dos, l’écoute. Silencieux. Il arrive que l’orateur déplace sa tête, quelques mots viennent à mon oreille. — Non, dit-il fermement, la RDA ne changera pas! Je regrette de ne pas pouvoir écouter l’argumentaire. J’ai beau tendre l’oreille, le corps pourtant léger de l’écoutant fait écran. Je plonge dans mon journal.
*
Avant de me coucher, j’écoute la cassette de Paul Celan, achetée la veille, Ich hörte sagen – J’entendais dire. J’écoute plusieurs fois Todesfuge – Fugue de mort.
Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister aus Deutschland
wir trinken dich abends und morgens
wir trinken und trinken
der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau
Lait noir du matin tôt nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne
nous te buvons le soir et le matin
nous te buvons et te buvons
la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu
La voix de Celan est neutre. Une voix de poète. Qui souligne la trame sonore et rythmique des enchaînements de mots. Celan attaque jusqu’à essoufflement, la dentale T, aspirée en allemand, qui se fait écho dans plusieurs mots tissant les filets de la mort violente : Tod, Trinken, Meister, Deutschland, hetzt, schenkt, Luft… er hetzt seine Rüden auf uns er schenkt uns ein Grab in der Luft
Le texte mime la dissolution dans la mort allemande : D ich, (pronom pour mort) contient le Ich – ce Je qui boit la mort, ce je qui est bu par elle. Un Je pluriel, wir/uns-nous, répris, en litanie. D de Deutschland …
Un poème après Auschwitz.
Devant Auschwitz, la littérature perd connaissance, disait Brecht. S’évanouir, n’est pas disparaître, mais être frappé d’effroi et se donner du temps pour retrouver la parole exploratrice du non-encore-connu.
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Dimanche 19 novembre
Pendre, suspendre, fouetter... une vieille tradition de petits et grands Big Brother blancs (mais pas seulement).
Mes neurones, dans la nuit, ont cogité sur ce que j’ai vu et ressenti, mais non investi en toute conscience. J’avais soigneusement évité d’y penser. Je me suis réveillée dans le souvenir d’une page du Code noir qui évoquait les supplices infligées aux esclaves. J’en avais gardé une sorte de mémoire matérielle. Longtemps, chaque fois que je me blessais et saupoudrais de sel l’entaille, comme le faisait ma mère, je repensais à ces corps mis à vif. Une sorte d’empreinte-mémoire conservée par mes neurones, qui, cette nuit là, après Sachsenhausen, m’agita. Une ruse de l’inconscient qui cherche à phagocyter le non-connu, au risque d’en recouvrir la nouveauté ?
J’aime ces liens subtilis du psychique au corporel et vice versa. Ils sont mémoire des infiltrations de la grande Histoire, même s’ils restent encore énigmatiques, pour ne pas dire invisibles, à la recherche médicale, physiologique. Car, le temps n’efface rien, il décante, filtre, allège, mais garde des empreintes qu’il lui arrive de faire affleurer.
Le cerveau d’une plaie en sait des choses
Henri Michaux
Pour la moindre faute, l’esclave était flagellé, sa peau profondément entaillée, écrivait le commentateur, Louis Sala-Molins. À l’origine du système colonial, le nombre de coups qu’on donnait n’était pas limité. On le fixa d’abord à 29 et en 1786 à 50 coups. Les raffinements étaient nombreux. L’esclave pouvait être attaché à quatre piquets par terre ou lié à une échelle ou suspendu par les quatre membres ou par les mains et fouetté, parfois avec sorte de cravache à nerf de bœuf, ou avec des lianes provoquant de fines et profondes entailles. La flagellation terminée, tout le corps de l’esclave, qui n’était qu’une plaie, était vigoureusement frotté avec du jus de citron, du sel, voire du piment pour éviter les suppurations.
Dans le Code noir, la cour de France était parvenue à codifier à la fois l’esclavage et le Droit. Il existe des continuités dans l’Histoire de l’Occident chrétien.
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Le lac de Wannsee
Une envie de nature. Besoin de décompresser. Je décide une promenade au bord du lac Wannsee. Une fois sur place, je fais quand même un détour par la Villa où s’est tenue la Conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942. Une somptueuse demeure au bord d’un lac, où furent reçus des dignitaires nazis par de grands bourgeois de l’élite économique, avant de devenir un haut lieu symbolique du nazisme, où fut proclamée par Reinhard Heydrich, nouveau propriétaire du lieu, la volonté d’en finir avec les Juifs. Dans la salle à manger décorée de lustres, de tapisseries monumentales, de statues, de tapis, avec vue sur le lac sont réunis 15 responsables de différentes instances — Chancellerie, Ministère de l’Intérieur, Justice, Armée, Affaires étrangères, etc. — avec pour objet l’examen du projet d’extermination des Juifs allemands, des Juifs de toute l’Europe, des Juifs slaves. Avec Eichmann pour secrétaire. La réunion dura quelques heures, les résolutions étaient secrets d’État – Geheime Reichssache. Mais, largement diffusées dans les services concernés.
À Wannsee, un État moderne projette de gazer des enfants, des femmes, des vieillards comme on gazerait des cafards. De manière systématique. Un événement sans précédent dans l’Histoire humaine, pourtant riche en massacres. Beispiellos disait l’historien Ernst Nolte, en 1994. Répondant à des questions du Spiegel, il disait:
«Le sans-précédent historique ne consiste pas dans la massification de cruautés extraordinaires»; mais dans le fait «que des humains devaient être supprimés, parce qu’on voyait en eux, les causes d’une évolution historiquement pleine de dangers, et qu’on le fit, sans intention cruelle, comme on désire se débarrasser de vermines, à qui en fin de compte, on ne veut pas faire mal.»
«Das historische Präzedenzlose besteht nicht in der Massierung ausserordentlichster Grausamkeiten. Sie mögen dagewesen sein, es mag sie gegeben haben. Es wäre nicht historisch präzedenzlos (.)
— Was also ist beispiellos und singular ?
Dass Menschen umgebracht werden sollten, weil man in ihnen die Urheber einer verhängnisvollen geschichtlichen Entwicklung sah, und dass man das eben ohne grausame Absicht tat, wie man Ungeziefer, dem ja auch nicht Schmerzen bereiten will, weghaben möchte.»
Spiegel Gespräch, Ein historiches Recht Hitlers ? Der NS-Deuter Ernst Nolte über den Nationalsozialismus, Ausschwitz und die Neue Rechte, Spiegel, n°40, 3.10.1994, p. 900.
Avant Wannsee, DER JUDE est une abstraction, et comme telle introuvable, mais il est aussi vermine à éradiquer – Ungeziefer. Du vivant donc, mais nuisible. Éradiquable. Avant Wannsee, la métaphore-cliché du Ungeziefer avait cessé d’être du langage, le mot était devenu la chose, et la confusion autorisait les actions d’éradiquation systématique. À l’Est, dès juin 1941.
On sait le combat que les juristes israéliens ont dû mener contre Eichmann dont la mémoire se voulait défaillante, 1600 documents ont été mis à sa disposition.
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Ungeziefer est un mot-valeur dans la langue allemande (pas moins de 4 pages dans le Grimm), il désigne des insectes nuisibles comme les punaises, les mites, etc., – lästiges oder schädliches Getier, Kerbtiere wie Wanzen, Motten. Geziefer désignait aussi une bête de sacrifice – Opfertier. À la fin du Moyen-âge, Ungeziefer est une bête impure, impropre au sacrifice – unreines, nicht zum Opfer geeignetes Tier.
Ungeziefer, un mot autour duquel j’avais beaucoup tourné, quand je travaillais sur les traductions de La Métamorphose de Kafka, où un humain devient du soir au lendemain un ungeheueres Ungeziefer, qui meurt comme meurt la vermine — écrasé. Un mot qui tissait dans l’ouverture du texte de Kafka un réseau signifiant très dense. Toujours traduit par vermine ou ses équivalents, la vieille confusion du mot et du référent, alors que l’association tautologique était pour Kafka, du non représentable. Pas même une image.
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Il est toujours très difficile de penser ensemble ET les continuités de l’Histoire occidentale, et plus largement de l’espèce sapiens — au risque de tomber dans les filets de la “nature humaine” et manquer les spécificités historiques — ET le radicalement nouveau. Le Protocole de Wannsee a le mérite d’interdire les confusions, les amalgames. À la lumière de Wannsee, les continuités elles-mêmes accusent leurs différences. La systématicité, la radicalité de la violence persécutive, aussi.
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Les “révisionnistes” considèrent le Protocole de Wannsee, retrouvé en 1947, comme un faux. Ça change quoi ?
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Dans la villa de Wannsee, l’exposition s’ouvre sur la carte des camps de concentration, bordée par des fleuves : à l’Ouest, le Rhin des Romantiques ; à l’Est, la Vistule et son affluent, le Bug; au Sud, le beau Danube bleu et son affluent l’Inn. Impressionnant. La carte est mouchetée avec trois condensations fortes de points au centre de l’Allemagne entre la Weser et l’Elbe, au Sud, autour de Munich et Vienne, et à l’Est autour d’Auschwitz — les points étant des Nebenlager-des camps annexes. Les camps de concentration, représentés par un triangle, sont situés principalement au centre de l’Allemagne. Du Nord au Sud : Neuengamme, Sachenhausen, Ravensbrück, Bergen-Belsen, Buchenwald, pas loin de Weimar, la ville de Goethe, Terensienstadt, Flossenberg… Les camps d’extermination — un carré — sont en dominante à l’Est, Chelmno sur la Warta, Treblinka sur le Bug, Maidanek, Belzec… La répartition, camp d’extermination / camps de concentration, est très nette, elle visualise le passage de l’enfermement — avec la mise à mort lente par le travail, la faim, le froid, les “cruautés extraordinaires” — à l’extermination systématique aussi rapide que possible. Blitztod. À l’Est.
J’aurais souhaité des cartes historiques allant de 1933 à 1944, visualisant la densité croissante des centres de répression. Dachau d’abord en 1933, Sachsenhausen en 1936, Buchenwald en 1937… En 1939, disent les documents, il existait 6 grands camps de concentration avec environ 60 000 détenus, en 1944, le chiffre est multiplié par dix.
J’avance rapidement. Je m’arrête à nouveau devant la photo du «congelé», accompagné cette fois, d’un texte du Dr. med. Rascher à Himmler:
« Auschwitz est mieux adapté que Dachau pour ce type d’expérience à la chaîne, elles s’y remarquent moins (weniger Aufregen erregt wird), car les cobayes hurlent (brüllen), quand ils sont refroidis ».
Je ne m’attarde pas, bien que l’exposition soit plus rigoureuse que celle d’Oranienburg-Sachsenhausen. Ce dimanche, je voulais seulement voir la villa dont les murs ont entendu de mâles voix déterminées à éliminer «au total plus de 11.000.000 de Juifs – Zusammen über», citoyens de 33 pays, selon la liste jointe.
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Longue promenade au bord du lac. Froid, très sec. Le temps est lumineux. Je deviens regard, oreille, observe les jeux de lumière sur le lac, j’écoute les sons qui semblent parfois glisser sur la surface du lac. Je bois le paysage jusqu’aux limites de la clarté. Je deviens aussi impassible que la surface du lac figé dans le froid. Je décompresse. Contaminée par la radicale indifférence de la nature au faire humain.
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Sur le chemin du retour, dans le métro, un petit incident. Inhabituel. Un homme jeune mendie, il récite sa bluette, dit avoir faim. Un homme, assis à ma droite, grogne et dit à voix haute : — En Allemagne, personne ne meurt de faim! C’est faux! So was, kann man nicht sagen. C’est dit avec conviction. Son accent est étranger. Turc? Kurde? Je le regarde, étonnée, il fallait un certain courage. Il me regarde et insiste, Ja, Ja… ils reçoivent même de l’argent… Manifestement, il est choqué par ce qu’il a entendu. J’étais sur le point de lui conseiller la prudence. Mais devant son air buté, je me suis contentée de dire : — C’est un jeu, on n’est pas obligé de le prendre au sérieux, il mendie vraisemblablement l’argent de sa drogue. Il a continué à bougonner en bougeant la tête. Un défenseur de l’Allemagne aux cheveux et aux yeux bruns. Intéressant ! aurait dit mon amie Naomi. Quand la porte s’est ouverte, le mendiant a filé, sans se retourner.
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Le soir, je vais voir un film de Jan Schütte, Abschied – Brechts letzter Sommer (2000). Brecht avant sa mort, à Buckow, au milieu de son harem de femmes jeunes et moins jeunes. Sur un scénario de Klaus Pohl. L’auteur dramatise l’idylle par la présence de Ruth Berlau, en femme hystérique et malheureuse, et l’arrestation de Wolfgang Harich avec la complicité d’Hélène Weigel qui, voulant protéger Brecht, malade, fait un pacte avec les Stasi-männer, ils arrêteront le couple Harich et son amie, après le départ de Brecht de Buckow. L’arrestation a lieu sur la route, le couple qui suivait la voiture de Brecht est brutalement kidnappé par les fonctionnaires de la Stasi qui ont attendu toute la journée le départ de Brecht pour Berlin. Brecht meurt trois jours après, ignorant l’arrestation qui, selon Weigel, l’aurait achevé.
Pourquoi avoir fictionné cet épisode des luttes antistaliniennes en RDA? La version de Wolfgang Harich 7), plus conforme aux mœurs de la Stasi, est aussi plus dramatique dans sa froideur même : il n’est pas kidnappé en compagnie de son amie Irene Giersch, sur le chemin du retour à Berlin, après un séjour chez Brecht, à Buckow, mais arrêté chez lui, le 29 novembre 1956 — après la mort de Brecht (14 août 1956). Le surgissement en force des Stasi-männer dans l’appartement ne lui permet pas de brûler les documents compromettants qui, dans le film, sont brûlés par Weigel et Elisabeth Hauptmann.
Cet épisode méritait un traitement moins fantaisiste, dans la mesure même où l’arrestation de Wolfgang Harich inaugure les procès-spectacles qui visent l’intimidation de la société civile. Effets Budapest.
Le 20 août 1957, c’était au tour d’Alfred Kantorowicz de recevoir la visite de la police. Prévenu, il avait mis ses manuscrits à l’abri à Berlin-Ouest. Le 22 août, il s’engageait dans un nouvel exil, dans une démocratie où de hauts fonctionnaires de la Justice du IIIe Reich, retrouvaient des fonctions. Où des officiers seront lavés de leurs crimes de guerre.
J’étais allée voir le film, espérant, au travers des paysages de Buckow, pénétrer dans l’intimité des Elégies de Buckow. Une soirée perdue.
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Les notes sont des informations contenues dans les fragments qui précèdent l’année 2000. En attendant leur publication :
1. Berlin-Mitte, autour du Berliner Ensemble. La rue Albrecht, parallèle à la Friedrichstrasse se situe derrière le Berliner.
2. Idoine, rescapée de Ravenbruck, amie de Germaine Tillion, rencontrée dans un lycée à Blida (année 1960-1962)
3. Männer der 20. Juli und der Krieg gegen die Sowjetunion, in VERNICHTUNGSKRIEG (op.cité), p. 427-446.
4. Sous le titre Sans réparations – Ohne Sühne, le Journal Die Zeit du 02.09.1988, Nr. 36 annonçait la fin des poursuites contre le dernier témoin, Wolfgang Otto, ex-SS, retraité de l’Éducation nationale, 44 ans après le meurtre et 20 ans après les premières enquêtes, les derniers témoins étant morts. «Le jugement de Düsseldorf a enregistré dans les actes, d’une manière inquiétante, notre incapacité à réparer dans une salle de justice notre passé – Das Düsseldorfer Urteil hat unsere Unfähigkeit, die eigene Vergangenheit im Gerichtssaal zu sühnen, auf beklemmende Weise aktenkundig gemacht.» D.St. [Dietrich Strothmann].
Mais, le tribunal de Berlin, reprenant une procédure nazie datant de 1934, condamna Erich Mielke à six ans de prison pour le meurtre de deux policiers allemands lors d’une rixe, survenue le 9 août 1931. 57 ans après et sans preuve nouvelle. Une condamnation plus symbolique que réparatrice, car 6 ans pour deux meurtres sont dérisoires. On est en droit de s’interroger sur un jugement qui, manifestement, manquait de conviction.
Rappelons que les tueurs, connus, de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht ont aussi échappé à la justice.
5. Ruth ANDREAS-FRIEDRICH, Schauplatz Berlin, Tagebuchaufzeichnungen 1945-1948, Suhrkamp, 1984.
6. Entendu dans une émission de télévision ZDF, consacrée à l’Holocauste, le lundi 21 novembre 2000.
7. Brecht, »Inspirateur du groupe » dit Wolfgang Harich dans Pas de difficultés avec la vérité – Keine Schwierigkeit mit der Wahrheit, Dietz Berlin, 1993, p. 231. En 1956, Harich et sept intellectuels, convaincus de la nécessité des réformes, rédigent une plate-forme pour une “voie allemande vers le socialisme”, visant une réforme du Parti, à travers une alliance entre le SED déstalinisé et le SPD, ils furent lourdement condamnés comme contre-révolutionnaires. Harich fut condamné à 10 ans de prison. Les interrogatoires, menés la première fois “méchamment”, la seconde fois “grincheusement” et la troisième fois “aimablement” (böse, mürrisch, liebenswürdig) témoignent de l’efficacité de la Stasi dans la collecte des informations et l’étendue de ses réseaux. Il sera libéré en décembre 1964, après sept ans d’emprisonnement.
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