Chroniques berlinoises

3 août 2008

Chroniques berlinoises. III. 1

Relecture 31 juillet 2019

 

 

NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2000

 

Les Chroniques berlinoises de Novembre-décembre 2000 [III] ont été coupées en 4 parties. Pour chacune d’elles, un inventaire des sous-titres est proposé dans PAGES.

Lundi 6 novembre, jour d’arrivée

J’ai proposé un dossier à Théâtre/Public sur L’opéra de quat’ sous. Il me faut  rafraîchir et ma mémoire et mes dossiers. Je continue par ailleurs à explorer le nazisme. Mon programme de travail est dense.

Déambulations

 

Berlin Mitte

 

 

Le jour de mon arrivée, dans le froid très vif, je commence par déambuler à nouveau, dans mon périmètre de prédilection 1), pour faire le point. La rénovation de la rue Albrecht semble toucher à sa fin, le dernier immeuble encore en construction lors de mon dernier passage (1998-1999) est en voie d’achèvement. Nouveaux : un élégant salon de coiffure, une boutique de meubles design, deux restaurants : le Kölnisch Römer au coin de la rue Albrecht et des quais am Schiffbauerdamm, et un restaurant “médiéval”, sa façade de vitraux est tapageuse. Sur la carte du Kölnisch Römer de l’international culinaire, allant de la pizza à je ne sais plus quoi. Je n’ai rien à en dire, n’ayant pas eu le courage de m’y risquer. Le restaurant de la ‘pomme de terre’ nargue les changements. La chaussée et les trottoirs commencent à être rénovés, dans un avenir proche, on pourra marcher sans risquer ses chevilles. La rue Albrecht au calme provincial a peut-être vécu.

 

En quête de la Prinz-Albrecht-Strasse, devenue Niederkirchnerstrasse

Je dévale la rue Friedrich en direction de la Niederkirchnerstrasse, en quête de l’ancienne rue Prinz-Albrecht [objet d’une recherche sur le mode polar, évoquée dans un autre fragment]. Je passe devant le bâtiment blanc, insignifiant et désaffecté du 103 de la rue Friedrich, une survivance de la RDA. Survie éphémère, semble-t-il. Des panneaux annoncent la transformation du Metropoltheater par l’État. Près de la Gare Friedrichstrasse, je découvre un nouveau chantier, visible par des sortes de petites fenêtres, aménagées dans un passage piétonnier. Faute de pouvoir conquérir le ciel, les architectes creusent le sol. Que va-t-il surgir de ces impressionnantes fondations? Difficile de l’imaginer, malgré les photos jointes.

Rue Niederkirchner, ex-rue Prinz-Albrecht, le mémorial est en chantier. Tout le quartier est en chantier. Il est impossible de reconstituer mentalement la configuration passée, même si on a fait l’effort de mémoriser le plan. Je repense aux somptueuses et élégantes façades du Palais Prinz-Albrecht, de l’Hôtel Prinz-Albrecht, de l’École des arts et métiers, devenue siège de la Gestapo, dont il ne reste rien. Dans ce périmètre, les combats ont été destructeurs. Le quartier était un haut lieu chargé d’histoire, au 5 de la rue Prinz-Albrecht, Karl Liebknecht harangua la foule, le 16 décembre 1918 ; le 19 mai 1932, Hitler et Goebbels fêtent à l’Hôtel Prince Albrecht les débuts de leur ascension. L’hôtel deviendra dès 1934, le siège de la Reichsführung-SS.

Le long de l’ancienne rue Prince Albrecht, dans un terrain en voie de déblaiement, une sorte de tranchée découverte, pavée. Dans ces vestiges des caves funestement célèbres, on peut voir une exposition provisoire de photos qui rappellent des dates et des faits connus, sous le titre Topographie de la terreur.

Une photographie d’Hitler dans une voiture découverte, debout, raide comme un arbre calciné, entouré de son service d’ordre, m’arrête. Tous les corps disent la peur, et cette peur-LÀ n’a rien à voir avec la tension habituelle aux gardes du corps. Une peur animale, incontrôlable. Étrange et réjouissant. Si les bourreaux aussi ont peur…

Je croise de jeunes Italiens, de jeunes Américains. Quelques Asiatiques aussi. Tous sont très attentifs, silencieux. Silence de recueillement? J’essaie de m’imaginer à leur âge, face à ces documents. Une des victoires du nazisme, parmi quelques d’autres, c’est de polluer le regard de jeunes gens dès leur entrée dans la vie. En seront-ils, en seront-elles plus forts, plus fortes, plus déterminé/es dans la lutte pour plus de justice  Les jeunes Japonais, Japonaises auront-ils, auront-elles, l’idée d’interroger leurs aînés sur les crimes de guerre japonais en Asie? Souhaiteront-ils que des mémoriaux en transmettent la mémoire? Hiroshima semble avoir javellisé la mémoire des crimes nippons.

 

Je déambule dans le quartier, contemple le bâtiment construit par Martin Gropius, bâtiment grâce auquel le passé longtemps refoulé a fait surface, grâce aux questionnements obstinés de la nouvelle génération, celle des années 80.

Vers 17 heures, je me retrouve cernée par le noir, d’un coup. L’expression la nuit tombe ne m’a jamais paru aussi juste, la nuit tombe comme un rapace aux ailes immenses sur Berlin. Le noir est si dense qu’il en devient palpable. Les jours suivants, je suis attentive à cette tombée, j’essaie de la voir venir. En vain. Le sentiment que la ville manquait d’éclairage, en fait, c’est la densité de la nuit qui exigerait une lumière plus éclatante. J’en fais la remarque à B. — Mais non, me dit-elle, nous sommes sur le même fuseau, Paris ne peut pas être plus clair que Berlin ! Et pourtant la sensation est forte. Trop forte pour être un leurre.

Progressivement, j’apprends à me mouvoir dans cette nuit à couper au couteau. Quand je quitte Berlin, j’ai intégré cette seconde partie de la journée qui commence à 16 heures.

Archives-Brecht

Les Archives-Brecht se sont modernisées. On ne travaille plus sur la grande et belle table de Brecht, mais sur de petites tables comme des écoliers. Par chance, peu de brechtiens sont à l’ouvrage, j’ai de la place et je m’étale. Les horaires n’ont pas changé, 9-16 heures, du mardi au vendredi. Je dois donc me lever tôt. Si les nuits sont noires, les matins sont lumineux. Je me prends au jeu des archives, et contrairement aux années soixante-dix, je m’y retrouve. Les dossiers du Dreigroschenoper sont toujours dans un beau désordre. On continue à respecter le faux ordre des pages numérotées. Dans ce désordre connu, on retrouve un document, pourquoi changer? Il faudrait tout recommencer et personne ne prend d’initiative, les chercheurs se débrouillent. Je mesure aussi à quel point en début de carrière, je ne savais pas travailler.

Une nouveauté me gêne. Du temps de la RDA, on circulait relativement librement dans les différents bureaux, aujourd’hui, tout déplacement du personnel s’accompagne d’un bruit de trousseau de clés et de fermeture des portes. Le geste a été intériorisé, je n’ai pas repéré un seul oubli. Je n’ai pas osé demander la raison de cette surenchère sécuritaire. Désagréable.

Schöneberg et la mémoire du passé

À la sortie des Archives, pour aérer mes neurones, je déambule souvent dans le quartier où j’habite pour prendre possession de ce nouvel espace, Schöneberg, très agréable à vivre. Un jour, un peu par hasard, je découvre de petits panneaux accrochés à des poteaux qui rappellent l’exclusion progressive des Juifs, des Juives nombreux dans les années vingt à habiter dans ce quartier. Des citations de textes, de lois, des rappels de dates symboliques :

Les Juifs ne pourront pas utiliser les bibliothèques de prêt. Apôtre Paul, tr. Martin Luther. 2. 8. 41

Les Juifs ne pourront plus acheter de livres. 9.10. 42

Juden dürfen allgemeine Leihbüchereien nicht benutzen. Apostel Paulus, üb. Martin Luther. 2. 8. 41

Juden dürfen Bücher keine mehr kaufen. 9.10. 42

Les Juifs ne pourront plus prendre le métro... De petits détails au quotidien, dans le quotidien de la vie présente. Les trois premiers jours, je me sens désemparée, si j’avais été juive en 1933 dans ce quartier, j’aurais dû traverser Berlin à pied pour me rendre Rue Friedrichstrasse. Plus de deux heures de marche. Il aurait fallu que je me lève très tôt. Au retour, un soir, je me propose de rentrer à pieds, mais, à mi-chemin, je prends un autobus.

L’exclusion des Juifs-Juives au quotidien était de plus en plus visible. Lisible.

Le Quotidien fut une catégorie majeure dans les avant-gardes des années vingt. Être attentif au Quotidien, changer le Quotidien : forme du respect de la vie. Un rêve d’utopistes.

*

Je mesure une fois encore, à quel point la France des élites dirigeantes, droite et gauche confondues, a mal à son histoire. En France, les plaques commémoratives sont héroïques : on meurt toujours pour de nobles causes, pour la France, pour la Libération de Paris, etc. Un peuple de héros. À la longue, c’est un peu ennuyeux. De petits panneaux rappelant la dénonciation d’anti-nazis, de Juifs, de résistants, leur dépossession, et cætera, permettraient de rafraîchir une oublieuse mémoire .

Idoine 2) disait : — Si la guerre avait duré, nous aurions tous été arrêtés, ils savaient tout. L’officier allemand qui l’avait interrogée, excédé par son mode de défense, lui avait mis sous le nez la corbeille à papiers pleine de lettres de dénonciation, il disait tenir compte d’une lettre sur trois.

Jeudi 9 novembre

Manif berlinoise antinazie

À la sortie des Archives, je rejoins B. et ses amies. Deux comédiennes, l’une est femme d’un Chilien exilé, l’autre, femme d’un Allemand, fils d’une communiste qui avait rejoint la résistance française. Dénoncée par des Français, elle fut envoyée à Theresienstadt, comme “résistante française”. Cl., son fils, passa une partie de son enfance en Provence, caché dans une famille française. Quand sa mère, à la sortie du camp, est venue le chercher, il se refusa à la suivre, sa mère était belle, disait l’enfant.

Ce 9 novembre, une date allemande, chargée d’histoire — Proclamation de la République en 1918, la “Nuit de cristal” vingt ans après, et chute du mur en 1989 — nous allons ensemble à la manifestation antinazie, à 16h30. Nous avançons dans la rue Oranienburg sans trop de difficultés, vers 17 heures, la foule est si dense que nous sommes bloquées. Un vent léger apporte l’écho étouffé des discours tenus par des politiques, devant la synagogue.

B. tente de frayer un passage, à contre-courant, pour échapper au goulot d’étranglement dans lequel nous sommes prises, nous la suivons en nous donnant la main. En chemin, elle rencontre un comédien, menacé de mort par les nouveaux nazis, il avait osé appeler la police quand un groupe botté déboula dans une station de métro, pour casser du métèque. La ‘balance’ mérite châtiment!

— On verra ! dit-il, en faisant un geste fataliste.

Nous sommes parvenues à nous dégager. Je plaisante sur l’organisation allemande, les Français font quand même mieux, dis-je en riant un cocorico.

— Oui, mais nous on manque de pratique ! me rétorque une femme en riant, elle ajoute, c’est peut-être bon signe de prendre le sens de l’organisation des Allemands en défaut ! Non ?

Une vraie question si j’en juge par l’accent d’intensité sur le NON. L’herbe est toujours plus verte ailleurs

Il semblerait qu’on ait oublié un pan d’histoire berlinoise. Dans les années vingt, les démonstrations de rue étaient si nombreuses qu’elles singularisent le temps historique de la République de Weimar, et celui de Berlin en particulier. Ce 9 novembre renoue avec un passé, certes tumultueux, mais riche d’apprentissages démocratiques jusqu’à l’entrée en scène massive des nazis qui transformeront le modèle culturel des démonstrations, le manifestant cessant de devenir un sujet historique pour n’être plus que l’objet d’une vaste mise en scène où se trouve réactivée, renforcée, manipulée, la vieille tradition autoritaire de l’Allemagne impériale.

La manifestation du 9 novembre 2000 est profondément démocratique. Par sa forme. Nous n’occupons pas la rue, nous marchons parfois en ordre dispersé, nous n’avons rien à prouver. Ce nous est un agrégat aléatoire d’individus qui ne font pas masse, associés pour un moment dans le refus-de. Le contraire exact des groupuscules nazis qui nous avaient précédés.

Un quelque chose de joyeusement grave flotte dans l’air. Je me sens bien.

Personne n’avait prévu un tel afflux. 100 000 avait-on dit, sans oser y croire. Nous serions 300 000. Les Berlinois de tous les âges ont répondu à l’appel des différents partis, syndicats et autres organisations. Manifestement heureux d’être aussi nombreux, nombreuses. Ni chant ni slogan. Ça et là quelques panneaux, banderoles. Mais dans l’ensemble, la manifestation est sage et silencieuse, parfois entrecoupée par quelques vociférations de jeunes gens prêts à en découdre, et pour lesquels les manifestants qui nous entourent, semblent ne pas avoir de sympathie.

— Ils ressemblent aux Autres, ils veulent toujours casser quelque chose !

D’évidence, les jeunes nazis qui défilaient une semaine avant, sont à contre-courant, même la droite conservatrice a peur de l’image de l’Allemagne qu’ils pourraient imposer à l’étranger. Les politiques devraient donc s’interroger sur cette marginalité assumée, insolente et provocatrice. La condamner ne suffit pas. Des frustrations fermentent comme en 1933.

Cette promenade en rangs serrés dans l’ex-RDA renforce le sentiment éprouvé dès mon arrivée à Berlin, à savoir que le fond de l’air est plus détendu, que Berlin commence à s’unifier. Les Ossi me paraissent moins crispés, moins gris. Du moins dans les espaces où je navigue. Car, chaque fois qu’il m’arrive d’aller dans des quartiers non encore rénovés, un sentiment de désolation, de grande pauvreté me rappelle le New York des années soixante-dix où j’avançais sur une avenue luxueuse, et puis d’un coup, j’avais le sentiment d’atterrir sur un no man’s land, si pauvre, si désolé que je croyais être tombée sur une autre planète.

Les Wessi de leur côté commencent à comprendre que les Ossi qui lèvent, doucement, mais sûrement la tête, n’acceptent ni leurs jugements simplistes ni leurs discours sur leur portion d’Allemagne. De plus, leur découverte du capitalisme réel, leur permet d’argumenter et de renvoyer les Wessi à leurs propres contradictions. B. dans ses Feature se heurte parfois, depuis la chute du mur, à des formes de censure qu’elle ne connaissait pas en RDA. Tout n’était donc pas que propagande dans le discours des Prominenten, marmonnent des Ossi.

Diete, une Wessi, confirme.

— Tu ne sais pas les efforts qu’il faut faire pour éviter de te faire censurer! Car, à l’Ouest, le terme «capitalisme» n’existe plus, on tourne autour du mot, on fait des détours discursifs, on parle d’une forme de système économique qui…

Au pays de Marx, le capitalisme est devenu une invention du communisme, l’Histoire est parfois facétieuse. Encore que… un esprit malveillant pourrait y voir une variante nazie, édulcorée.

Wessi et Ossi commencent à se rencontrer dans le travail, à se reconnaître et à se respecter. Les Wessi doivent faire preuve de doigté pour ne pas froisser les Ossi très susceptibles, parce que quelque part complexés. K. une comédienne connue en RDA, à qui un Wessi osa demander de faire un essai, fulmine : — Après 20 ans de métier, il faut encore et toujours qu’on fasse nos preuves, crie-t-elle au téléphone. À l’autre bout du fil, le malheureux ne comprend pas, en RFA, on demande à tout le monde de faire un essai. Pour K., c’est une injure. Des malentendus tenaces naissent ainsi qui produisent de petits fossés qu’il faudra patiemment remblayer.

Ceux, celles qui ont du travail consomment avec volupté. La femme de Cl. porte avec un plaisir visible une belle cape de laine et de cachemire. Je tâte l’étoffe, selon une vieille habitude, j’aime la belle matière. — Wir sind auch dran ! dit-elle en me jetant un coup d’œil complice. — Nous y voilà, nous aussi (sous-entendu dans la consommation).

La guerre des taxis semble appartenir au passé. Il m’arrive de prendre à “l’Est” un taxi wessi. D’une manière assez générale, les chauffeurs de taxi wessi nouent très facilement la conversation, les Ossi rencontrés sont plus fermés, à peine courtois. Plat national de la DDR : langue à l’étouffée, disait une blague.

Mardi 14 novembre 2000

Gedenkstätte de la rue von Stauffenberg– lieu de mémoire de la résistance allemande

À la sortie des Archives-Brecht, je passe quelques heures au Gedenkstätte de la résistance allemande.

Au premier étage, une exposition discrète sur l’Église confessante et le nazisme à travers le destin du Dr. Friedrich Weissler, un juriste, arrêté et assassiné par des SA. Je parcours la salle rapidement, ne prenant pas le temps de lire tous les documents. Je reviendrai.

Je monte à l’étage supérieur. Dans les escaliers, une voix de femme vient à ma rencontre. Cette voix est haute, ferme. Tendue aussi. J’en découvre la propriétaire dans la première salle, elle s’adresse à un groupe de jeunes hommes en uniforme gris bleuté. Dans une autre salle, c’est un homme qui officie devant un autre groupe de jeunes militaires. La voix est plus feutrée, elle ne cherche pas à s’imposer à ses auditeurs. La rencontre de ces jeunes hommes en uniforme, attentifs, leur calot entre les mains, la tête légèrement penchée vers le sol, dans la salle des conjurés, me rend joyeuse.

Je n’ai pas osé m’installer parmi eux pour écouter ce qui se disait. Faisait-on de l’Histoire et/ou de la mythologie? Car, il suffit de peu pour faire des généraux conjurés des héros. Il suffit de peu, de quelques ellipses, de quelques non-dits. Il suffit d’insister sur deux traits anciens et connus de l’hagiographie — Ethos chrétien et particule von — ou de passer sous silence la Weltanschauung nationale-conservatrice de la majorité, mise à mal durant la République de Weimar. Ou encore de taire leurs fonctions dans la campagne de l’Est. C’est sur ordre de généraux de la Wehrmacht que des prisonniers de guerre, des Juifs, des populations “soupçonnées”, identifiés aux partisans, y compris leurs nouveau-nés ont été massacrés. Des généraux ont couvert le pillage systématique et planifié des biens, voire la déportation d’enfants en Allemagne obligés de travailler sur les propriétés des Junkers. Pour ne citer qu’UN exemple, emprunté à Christian Gerlach 3) : Henning von Tresckov, Général en chef de la 2e Armée, trois semaines avant l’attentat contre Hitler, signa, le 28 juin 1944, l’ordre de déporter en Allemagne “les bandes” de filles et garçons de 10 à 13 ans – Ins Reich abzuschieben, est-il écrit. Abschieben, un verbe avec valeur de mépris : renvoyer des étrangers, des vagabonds indésirables – lästige Ausländer, Landstreicher ausweisen, dit le Duden. Des enfants qui entraient dans le cadre de la Heuaktion, HEU = sans patrie (heimatlos), sans parents (elternlos), sans domicile (unterkunftslos). De la charité chrétienne /germanique, pour des enfants victimes de la guerre nazie conduite par des généraux de noble ascendance, qui méprisaient, il est vrai, la roture SS. Fritz-Dietlof Graf (comte) von der Schulenburg, un conjuré exécuté, ne tolérait pas que ses soldats descendent au niveau des SS, c’est-à-dire tuent dans «le déchaînement de leurs vils instincts (losgelassene Triebe)», il rétablit l’ordre. Car s’il était vrai que les Russes ne méritaient «aucun pardon, étant donné leur manière de se battre», ils devaient être abattus, mais «sur ordre des officiers». «Un officier qui est responsable». Les généraux et leurs soldats qui faisaient du tourisme militaire n’acceptaient pas qu’on les dérange, les attire dans un guet-apens, en levant le drapeau blanc, par exemple. En représailles, tout le village était exterminé, y compris les nouveaux-nés. Mais sur ordre. Sans déchaînement de vils instincts. En toute justice.

Ces généraux, bon patriotes, désiraient ne pas perdre la guerre «sans conditions», et pour éviter l’occupation du sol germanique — par les Soviétiques en particulier — il fallait des Justes capables de tuer Hitler. Cette image biblique un peu pompeuse est empruntée à von Tresckov, lui-même. L’acte fut manqué.  Et Tresckov exécuté.

Il importe de connaître les héros que l’on tient à honorer. Faire du 20 juillet une date symbolique de la résistance allemande, et des conjurés militaires des héros, ne serait-ce pas quelque part faire passer au second plan les résistants et résistantes d’Allemagne de la première heure, qui — eux — refusèrent le tourisme européen des militaires d’Allemagne, et risquaient leur peau en cachant des Juifs, des déserteurs, en fournissant de la nourriture à des prisonniers de guerre étrangers, à des réquisitionnés du travail, en sabotant la propagande nazie?

Je me demandai, en passant devant leur immense portrait dans la salle des conjurés, si ces généraux  avaient eu le temps de penser, au moment de leur exécution, à tous les exécutés de l’Est, sous leur ordre, qui étaient, eux, d’authentiques résistants à l’oppression d’une armée conquérante? Ont-ils eu une pensée pour cet homme du commun, Georg Elser, ébéniste de profession, qui en 1939, le 8 novembre, après l’invasion de la Pologne pour éviter l’expansion de la guerre tenta d’assassiner Hitler et sa clique (Goebbels, Frank, von Ribbentrop et quelques autres), venus fêter à Munich, la première tentative de putsch (8 novembre 1923), dans la brasserie de leur commencement, la Bürgerbraü? Hitler, préoccupé par l’imminence de la guerre, avait abrégé son discours pour rentrer à Berlin. L’attentat minutieusement préparé Elser était une tête politique et non un illuminé qui aurait peut-être pu changer le cours de l’Histoire, échoua. Elser fut abattu à Dachau quelques jours avant la fin de la guerre, sur ordre du Führer. Le 9 avril 1945. Les troupes soviétiques étaient aux portes de Berlin.

Des hommes de leur temps, dit-on, avec une weltanschauung de caste, jaloux de leurs privilèges. Qui ne méritent ni un trop d’honneur hagiographique ni le mépris dont les «traîtres» furent l’objet durant un temps en Allemagne.

*

Le Gedenkstätte de la rue von Stauffenberg est aussi un lieu pédagogique – Lernort. D’énormes dossiers sont à la disposition des visiteurs. Je commence par feuilleter un des dossiers des conjurés du 20 juillet 1944, celui de la Gestapa-2 sept. Je découvre des visages de femmes, nombreuses à avoir été arrêtées, soit comme mère de, femme de, amie de, tante de, soit comme complices de. Avec des noms, Klara Nemitz, Stella Mahlberg, Elsa Bagsen, Eva Rittmeister, Anni Kraus. Mais aussi des visages sans nom. Des femmes de tous les âges, de tous les milieux sociaux. L’une de ces femmes sans nom ressemble étrangement à l’amie et collaboratrice de Brecht, Margarete Steffin, un petit visage de prolétaire berlinoise à l’expression souffreteuse, naïve et déterminée.

Les actes d’accusation et de condamnation sont des résumés de biographies, qui livrent les raisons – Gründe de leur condamnation à mort : on les accuse d’avoir été membres du KPD ou d’avoir des modes de penser socialistes – sozialistische Gedankengänge, qui en font des opposantes au régime national-socialiste. Condamnables à mort.

*

Un groupe de seniors envahit les espaces. Une femme de taille moyenne, sèche, dit sa désapprobation :

— Warum alles das ? – Pourquoi tout ça ?

Je lève la tête, la regarde. On se toise quelques secondes.  De la génération du früher (avant…), capable de dire : Für ein paar Juden, so viele Geschichte – Que d’histoire, pour quelques Juifs. Les voyagistes programment la visite des musées, les mémoriaux en font partie.

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Dossier-Ernst Thälmann

Je feuillette le dossier-Ernst Thälmann, assassiné à Buchenwald le 18 août 1944, sur l’ordre du Führer, signé par Himmler le 14 août 1944 4). D’une balle dans le dos, dans le crematorium où il sera incinéré. Les politiques paient les bombardements et la défaite qui se profile. Leur famille aussi. Le 8 mai 1944, sa femme Rosa et leur fille Irma sont déportées à Ravensbrück.

Arrêté le 3 mars 1933, après un séjour dans les prisons de l’Alexanderplatz, de Berlin-Moabit, Thälmann passa par le 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, le 9 janvier 1934. En mars 1934 fut créé,  à Paris, le Comité Thaelmann, qui organisa de grands meetings. Publiant tracts, affiches, chants…

En 1936, des ouvriers de l’usine de pneus Continal à Hanovre coulent son nom et celui de Bruening dans des pneus. La découverte de cette inscription affole la Police de la sûreté, un télégramme est envoyé à la Gestapo berlinoise, le 1er décembre 1936.

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Dossier-Jeux olympiques

Je lis in extenso le dossier de presse constitué d’extraits de journaux de la presse de gauche en exil. Le Arbeiter-Illustrierte Zeitung – Journal illustré des travailleurs du 27 juillet 1936 proposait un itinéraire touristique aux étrangers qui participaient ou assistaient aux prestigieux Jeux olympiques organisés à Berlin.

Dès leur arrivée à Tempelhof, à quelques mètres, ils auraient pu aller voir la Columbia-Haus, transformée en camp de concentration. À Berlin même, où se déroulent les Olympiades, le journaliste invitait les curieux à découvrir le quartier des ministères. Du 3e étage du siège de la Gestapo, par les fenêtres des toilettes, des prisonniers avaient sauté dans le vide pour échapper à la torture.

Il invitait à arpenter la rue Hedemann où se trouvait le siège de la SA berlinoise, à se diriger ensuite vers la Haus Friedrichstrasse 231, où des centaines de prisonniers furent tués à coups de marteau et de barres de fer, au début de la «révolution nationale pacifique». Suivent des noms de rues où les SA torturaient dans les caves : Friedrichstrasse, Novalisstrasse, General-Pape-Strasse à Schöneberg, Motzstrasse, etc.

Dans la Wilhelmstrasse, le promeneur pouvait admirer la maison où habitait Hitler, et le Palais de Goering, «grand-actionnaire de l’industrie de l’armement». Devant le Staatsoper, des livres avaient été brûlés en mai 1933. Dans le Tiergarten, près du Neuer See, Karl Liebknecht avait été assassiné en janvier 1919, et à l’ouest du Tiergarten, le cadavre ficelé de Rosa Luxemburg fut jeté du Pont Lichtenstein.

À l’est de Berlin, Köpenick mériterait aussi une visite pour le bain de sang de juillet 1933. Wolf Heinrich Graf von Helldorf, un futur conjuré, était alors Président de la Police – Polizeipräsident.

Au Nord de Berlin, Oranienburg, le touriste des Jeux Olympiques aurait pu aller voir un camp de travail modèle, où des prisonniers de 50-60 ans étaient obligés de faire 4 heures de sport par jour, escalader un mur de 3 mètres, sauter au-dessus d’un fossé rempli d’eau, etc.

La presse des exilés était bien informée. Mais l’époque a manqué de curieux. 

*

Dans cet article, une absence : la persécution des Juifs. D’autant plus regrettable que, durant les Olympiades, les signes de l’antisémitisme se cachent, le Stürmer avait disparu des kiosques à journaux. Absence comme effet de l’aveuglement dogmatique qui, pendant un temps assez long, a vu dans l’antisémitisme un «moyen exceptionnel pour anéantir la concurrence, s’approprier leurs entreprises et leur capital – ausgezeichnetes Mittel, um die Konkurrenz zu vernichten und sich ihre Betriebe und ihr Kapital anzueignen»? L’argument est fondé, mais la dimension économique ne doit pas être dissociée de la dimension idéologique (raciale). Quoi qu’il en soit, cette absence souligne la solitude grandissante des persécutés-ées.

Le soir, dîner chez une amie, avec le journaliste et écrivain Helmut Kopetzky, producteur de renom de documentaires radiophoniques – Feature, disent les Allemands qui ont emprunté le mot anglais. Le couple est sympathique, très attentif aux autres. Un journaliste qui sait poser de bonnes questions et écouter les réponses. Avec respect. Qui, dès les années 70, s’était intéressé aux nouveaux nazis. Critiquant des documentaires récents sur les jeunes Skins, il précisait son mode travail :

— Il faut de l’intérêt — humain, anthropologique — pour son objet d’investigation. On ne peut pas prétendre faire parler des gens, si on arrive bardé de certitudes et de jugements de valeurs…

— Risquer la sympathie? demande l’hôte interloquée.

— Non, c’est autre chose… des contacts d’humains. De toute manière, les questions posées vous situent, pas utile d’en rajouter.

De fait, le titre ironique du Feature situe le thème : Adolf Superman (Le IIIe Reich redevient à la mode, 1976).

Il citait volontiers le propos d’un autre grand journaliste allemand des années vingt, Egon Erwin Kisch: «Rien n’est plus excitant que la vérité». Ein Tag in Europa – Une journée en Europe, qui lui valut le Prix Europe en 1999, est un des joyaux des archives radiophoniques allemandes et européennes. Citoyen du monde, ce technicien des sons aime à partager ses savoirs, son expérience. Tient des séminaires en Amérique du Sud, en Afrique, aux USA, en Pologne. Etc. Car, il importe de savoir recueillir les sons, tous les sons, et donc de savoir tenir un microphone pour éviter les bouillis radiophoniques. Bref, du respect pour sa profession, pour les participants, pour les auditeurs. L’art aussi de créer des passerelles entre des mondes qui s’ignorent, mettre en face un constructeur de Porsche et un constructeur de Trabant, comme des parents éloignés, devenus étrangers (Entfernete Verwandte)… Et cætera.

Un grand journaliste, dont on fêtait les 60 ans en cet automne 2000. Mais aussi un auteur. (On peut lire un court CV en Fr. sur son site qui, par ailleurs, vaut le détour et offre quelques documents). [http://www.helmut-kopetzky.de]

*

Après coup, j’ai regretté de n’avoir pas pris le temps d’écrire mes colères après avoir vu de piètres documentaires, dont un sur les nouveaux nazis, sur France 2, construit sur un schème narratif qui mettait en valeur le courage du journaliste à aller dans l’antre des nouveaux nazis! Avec une voix pleine de trémolos, de suspens, des effets pathétiques. Que le documentaire soit un regard singulier n’autorise pas à en faire une auto-célébration. Pourquoi baissons-nous si facilement les bras devant la médiocrité de si nombreuses émissions? C’est le mérite d’un grand professionnel de nous rappeler à nos devoirs d’auditeurs : exiger le respect.

Samedi 18 novembre

Oranienburg-Sachsenhausen

Je me décide à aller à Oranienburg-Sachsenhausen. J’y ai pensé toute la semaine, une manière d’auto-persuasion.

Gedenkstätte, j’aime le mot allemand, Gedenk, gedenken, a quelque chose à voir avec la mémoire et la réflexion, et Stätte avec les lieux saints qui sont aussi lieux de supplice. Gedenkstätte : un lieu comme carré des suppliciés pour une invitation à la méditation. Le croyant interpellera Dieu ; le non-croyant devient lui-même point d’interrogation.

Les Gedenkstätte sont nombreux à Berlin. Cela mérite d’être souligné, ces lieux de mémoire sont de beaux terrains constructibles. Un groupe immobilier Hensch proposait des maisons de rêves à proximité du camp. En 1968, un Sénateur avait refusé «de bloquer» pour un monument à la mémoire de Rosa et Karl, «un terrain aussi important au cœur même de la cité».

L’entrée en est connue, un petit bâtiment insignifiant, très symétrique. Au centre, une ouverture, presque au carré. Franchi le seuil, on avance sur une allée, qui pourrait être celle conduisant à une grande propriété. Sur la gauche, le plan du camp. Un énorme triangle où s’agençaient différents espaces spécialisés. Ce dessin géométrique me rappelle des plans de villes utopiques, rêvées par des architectes renaissants qui modelaient l’espace urbain à l’aube du capitalisme. Mais les noms des différents espaces ramènent à la réalité. «2. Lieu du supplice» à l’entrée même du camp, «18. Fours crématoires et station Z ; 19. Fosses d’exécution; 17. Les jardins des SS». La description du Gedenkstätte prépare le visiteur à la désolation des terrains nus.

*

À distance, je remarque des groupes de jeunes gens.

Après avoir déambulé dans les espaces découverts, je me décide à entrer dans une des baraques-musée. Dans la première salle, les photographies des gardiens du camp. J’examine les visages. Ils sont banaux ces visages, certains mêmes font “bonne mine”, on aurait eu confiance si on les avait rencontrés dans un espace privé. Seul Rudolf Höss me paraît avoir une “sale gueule”. Gustav Sorge, le Gustave de fer – der Eiserne Gustav, qui était capable quand il frappait, de “faire sauter les dents ou éclater un tympan”, n’a pas un air très avenant, mais rien dans ce visage ne trahit ce dont il a été capable. Je le regarde longuement, les oreilles sont un peu décollées, le visage est dur, mais cette dureté pourrait être un façonnage de la vie elle-même. Non, rien ne trahit la perversité sadique.

Je me souviens du visage de Klaus Barbie, presque doux. Et du visage d’Eichmann, si insignifiant. Il est vrai qu’une fois reversées dans la classe des vaincus, les gueules des vainqueurs-bourreaux acquièrent une expression plus humaine. Sur une autre photo, Adolf Eichmann en uniforme et bottes, les yeux mi-clos, les lèvres esquissant un sourire pincé, avait une expression plus inquiétante – unheimlich. Les gestapistes de Liège arrêtés en octobre 1944, dans des costumes civils fripés, ont aussi des visages d’humains. Parce qu’ils ont peur? Si on ne lit pas la légende de la photographie, on pourrait les confondre avec des prisonniers libérés, c’est-à-dire des victimes. À Nazareth en 1961, dans son pantalon flottant, arpentant le sol de sa cellule, Eichmann est pitoyable.

À croire que c’est l’uniforme, les bottes, la casquette qui font l’homme nouveau, donnent consistance à des insignifiants. C’est raide un uniforme, ça corsète les désordres intérieurs. Ce qui éclairerait peut-être, ce souci de désindividualiser les détenus dès leur arrivée dans le camp, réduits à n’être que des numéros, en leur rasant les cheveux, en leur imposant des mesures d’habillage et de déshabillage, et la nudité avant de les assassiner. Si l’uniforme fait le soldat, le non costume, fripé et mou, fait l’épave, le rebut. L’uniforme a besoin d’un envers pour s’affirmer, et la nudité des corps squelettiques affine l’humiliation.

Dans la salle suivante, des visages de prisonniers. La peur en a froissé les muscles et la dureté de l’expression dit aussi la volonté de tenir. Des photos de suppliciés, grandeur nature, prennent dans ce camp une dimension de fantômes palpables. J’en connais certaines, mais chaque fois, elles me paraissent nouvelles, je découvre un détail non vu la première, la seconde fois… Peut-être, parce que chaque fois je les regarde furtivement.

Une étrange sensation physique m’envahit lentement. Une sensation d’emmurement. Le sentiment d’une mise en veilleuse, la respiration est courte comme celle qui précède le sommeil, le cœur semble battre au ralenti. J’ai froid, malgré le chauffage.

Une photo de prisonnier dans ce costume rayé, bien connu aujourd’hui, suspendu par les poignées. Dans le dos. Une souffrance qui a perdu de son humanité. Suspendre par les bras ligotés dans le dos est un raffinement dans la souffrance infligée. Un prisonnier à qui Sorge avait infligé cette torture – Pfahlhängen, sept heures durant, disait que durant plus de 10 mois ses bras et ses mains étaient restés hors d’usage. Les SS faisaient monter le prisonnier sur une chaise, lui attachaient les bras, poussaient la chaise d’un coup. Pour affiner la torture, ils pouvaient balancer le corps, attacher des poids, lâcher des chiens.

J’essaie à nouveau de bloquer les souvenirs de témoignages lus ou entendus, les souvenirs de lecture.

Rester regard.

Deux autres documents trouvés dans les archives nazies : la photographie d’un prisonnier qui sert à tester la résistance au refroidissement intégral, observé par deux hommes en uniforme. L’un d’eux est accroupi et observe le cobaye, sur le visage du second, un quelque chose qui ressemble à un sourire. Le sentiment de reconnaître un profil. Je détourne le regard et me surprends à caresser le bois d’un banc, fait de lattes. Un banc sur lequel les prisonniers recevaient les coups de fouet dont ils mourraient ou restaient marqués à vie, la violence répétée des coups détruisant des tissus, des organes. Bestrafungen auf dem Bock – punitions sur le chevalet, 25, 50, 100 coups que le prisonnier devait lui-même compter correctement sous peine de repartir à zéro. En présence d’autres prisonniers, qui devaient regarder froidement, sans ciller, au risque d’être fouettés ou pis d’avoir à fouetter le fouetté.

Je regarde de nouveau la photographie du «congelé», cette fois, c’est le comportement conventionnel des expérimentateurs, le Dr. Sigmund Rascher et son confrère Holzlöhner, en uniforme militaire, qui me frappe, et s’ils posaient pour une photo-souvenir? Les scientifiques ne photographiaient pas leurs expériences, ils se contentaient de noter les résultats. À proximité, le second document d’archives : un déporté qui a été soumis à des pressions artificielles. Mort dans son uniforme rayé, suspendu dans des courroies. Le visage est paisible.

Dans des vitrines, des objets, cuillères, gamelles, vestes, mais aussi des chaussures d’enfants qui accusent du seul fait d’être-LÀ. On dirait qu’elles ont acquis des yeux dans cette vitrine, ce regard traverse ma bulle protectrice.

Je repense à l’émotion d’Alfred Kantorowicz à Auschwitz.

J’avance et m’arrête sur un autre document d’archives : des SS ont comptabilisé la rentabilité du prisonnier. Sur 9 mois, le prisonnier-travailleur rapportait 1431 Reichsmark, frais d’entretien déduits, auxquelles il faut ajouter, est-il écrit, le prix des os et des cendres et les recettes — Erlös — d’un «traitement rationnel des cadavres : 1. dents en or, 2. vêtements et argent, 3. objets de valeur», frais d’incinération déduits d’un montant de 2 Reichsmark ; le prix du prisonnier-travailleur devenu matière morte s’élevait à 200 Reichsmarks. Au total donc: 1631 Reichsmark sur neuf mois. La durée de vie du prisonnier?

Erlös, Erlösung, Erlöschen, des mots qui n’en finissent pas de tisser du linceul, à travers les discours. Erlös, le bénéfice. Erlösung, délivrance, libération. Erlöschen extinction. Les deux derniers ont été associés au mot Juif par Julius Streicher (document analysé, à paraître).

*

«On a pensé et repensé cela des centaines de fois, on a essayé de se représenter pour s’en approcher, et pourtant lorsque […] je me tins debout devant les tours des valises abandonnées, des vêtements, des chaussures, des cheveux de femmes, je fus violemment saisi par la vision, beaucoup de ceux qui m’étaient les plus chers, avaient été, après l’irreprésentable horrible fin, encore utilisés, convertis commercialement comme matière première pour la fabrication des tapis avec les cheveux des femmes gazés, de savon avec la graisse des corps torturés, de lampes avec la peau humaine».

 

Alfred Kantorowicz

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Quand les SS comprirent que la location de la force de travail des prisonniers pouvait être une source de revenus, les conditions de survie dans certains camps, dont Sachsenhausen, se sont légèrement améliorées. Les loueurs étaient nombreux : Siemens, AEG, Krupp, DEMAG, Heinkel, Daimler Benz, I.G. Farben, Argus, UFA, Dynamit AG… la fine fleur de la grande industrie germanique.

Plus tard, quand la guerre éclair nourrit des fantasmes de super-puissance économique, la force de travail des prisonniers sera mise au service de l’industrie de guerre. Pour rationaliser l’exploitation de cette main-d’œuvre la SS-Hauptamt-Verwaltung und Wirtschaft devint en février 1942 le SS-Wirtschafts-Verwaltungshauptamt (SS-WVHA), Allee Unter den Eichen 126-135 à Berlin-Lichterfelde. Un des services du SS-WVHA, Amtsgruppe D, siégea à Oranienburg, près du KZ Sachsenhausen. Sa tâche essentielle : mettre la force de travail au service de la production de guerre.

Dans les Androïdes rêvent-ils de mouton électrique ? Ph. K. Dick dote les androïdes d’attributs et fonctions qui tantôt en font des êtres très supérieurs aux humains, tantôt des égaux. Les androïdes, en particulier les femmes, sont physiquement plus attirants que les humains, laids, défaits et toujours déjà pourrissants ou en sursis. Ils/elles sont capables de se rebeller contre l’esclavage, de chanter divinement, d’imaginer des ruses de Sioux pour échapper aux humains. Supérieurs en beauté et même parfois en intelligence, ils/elles apparaissent comme égaux en cruauté. Comme les humains, ils/elles sont capables d’écarteler une araignée, par curiosité scientifique, pour tester les réactions. Ainsi d’attribut en attribut, ils apparaissent comme des métaphores ambivalentes de l’humain (mi-machine, mi-humain au sens humaniste).

Mais.

S’ils connaissent des sentiments comme la haine, la peur de mourir, ils butent sur un point: ils ne tressaillent pas à l’évocation d’un porte-monnaie en peau de bébé. L’absence de cet affect, nommé empathie par Ph. K. Dick, est un élément décisif du test détecteur d’humanité permettant aux chasseurs de primes, les Blade Runner, de distinguer un androïde d’un humain.

L’empathie comme signe d’humanitude?

J’aime le mot allemand Einfühlung, ein-fühlen, pénétrer (ein) par le sentiment (fühlen), une manière d’identification à l’autre, à son vécu. Une transmigration magique. Einfühlung, plus qu’un mot-valeur, une catégorie qui n’a cessé d’être peaufinée par des philosophes allemands — y compris Heidegger. On pourrait même dire, sans ironie, que c’est une catégorie centrale de la philosophie générale et de l’esthétique de différentes écoles de pensées allemandes. Elle implique la réciprocité affective, la subjectivité. De l’inter-individuel, inter étant ici important, excluant le fusionnel. De l’attention à l’autre, mais distancée. L’attention à l’autre impliquant l’attention (auto-réflexive entre autres) à soi…

L’absence totale d’empathie semble avoir été le trait dominant des complices passifs des exécuteurs : l’incapacité à se mettre à la place-de, à essayer d’entrevoir ce qui se passe dans le Gemüt d’un petit commerçant, d’un professeur, d’un médecin, juifs, qui du jour au lendemain sont interdits de profession, par exemple. Dans le Gemüt du Mischling (1/4, 1/3, 1/2… juif) voué aux tâches considérées comme subalternes, interdits de choix professionnels. Etc.

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Les enfants aussi peuvent manquer d’empathie, leur cruauté peut être grande. Je me souviens, un jour à Grasse, avoir surpris mes neveux et leurs camarades de jeux, en train d’arracher la queue, les pattes, les yeux de lézards capturés dans le jardin; les mêmes avaient des gestes de tendresse maternelle quand ils s’occupaient d’un petit chat trouvé, et pleuraient pour qu’on l’adopte.

On peut s’identifier à un mammifère, mais pas à un lézard. D’où l’efficace des formes diverses de réification langagière. Le juif-vermine barre l’identification.

Je me souviens d’un témoignage lu sur les sévices que Gustav Sorge, le Gustave de fer, et son copain Schubert infligeaient aux malades du camp de Sachsenhausen, en riant. Ils avaient inventé un jeu de bâton qu’ils glissaient sous le corps du malade si léger et le faisaient ensuite tomber d’un coup sec sur le sol. Le jeu – Spass qui s’accompagnait de coups sur le malade à terre, durait une vingtaine minutes. D’autres s’amusaient au jeu des Chevaux chantant -Singende Pferde, des prisonniers attelés à de lourds charrois avançaient sous les coups de fouet, selon l’humeur des joueurs, ils devaient parfois chanter et surtout ne pas tomber. Plus d’un mourut écrasé et/ou piétiné. On peut s’ennuyer dans un camp. Jeux d’ADULTES infantiles et infantilisés par l’ivresse de la toute-puissance? Infantiles parce que dressés dès le plus jeune âge? Le dressage, qui est toujours finalisé, transforme l’autre en objet-de cette finalité, ignore l’autre comme sujet-se-construisant dans la relation inter-individuelle, dressage qui, à terme, peut bloquer, voire détruire le travail mental de représentation, si complexe et peut-être fragile, sans lequel l’Autre comme semblable ne saurait exister dans la conscience d’un bipède de l’espèce humaine.

Les sociétés “exotiques” ont inventé des rites d’initiation qui socialisent les enfants, mâles en particulier, par la souffrance physique. Dans ces sociétés, les enfants ne sont jamais (ou rarement) dressés durant l’enfance, en revanche le passage initiatique dans le monde adulte est douloureux. — On peut en crever, m’avait dit un étudiant africain (congolais). De quels savoirs sont-ils porteurs, ces rites ?

Mais, face à l’injustice criante, si l’empathie ne génère pas la colère agissante, elle a de grande chance de n’être qu’une satisfaction narcissique. Car, toute aventure fasciste ou fascisante se prépare ou se continue avec l’acceptation de micro-méfaits, au niveau des simples individus.

Mais par décence, l’empathie s’efface d’elle-même quand on se risque à être confronté aux victimes. Plus RIEN ne peut être partagé. Devenu voyeur malgré soi, il importe de se bien tenir.

*

Oranienburg-Sachsenhausen, deux noms, deux histoires contiguës, mais non superposables. Noms de deux camps dont les visées et le traitement des détenus diffèrent.

Oranienburg, le nom du premier camp de concentration aux portes de Berlin, la capitale du Reich. Le 21 mars 1933, le Jour de Potsdam, c’est-à-dire le jour où Hindenburg, Hitler et des représentants de l’Allemagne impériale et conservatrice ouvrent solennellement le nouveau Reichstag, dans l’église de garnison de Potsdam, la SA (Sturmabteilung = section d’assaut), officiellement élevée au rang de police auxiliaire, transforme une ancienne brasserie désaffectée en camp de détention pour une quarantaine de communistes, arrêtés à Oranienburg et dans les environs. Des citoyens règlent des comptes. Jusqu’à sa fermeture en juillet 1934, y seront incarcérés les opposants du régime. En un an, le camp était devenu un réservoir de main-d’œuvre bon marché, qui favorisa la croissance d’Oranienburg. Un camp médiatisé, journalistes, photographes, Allemands et étrangers étaient invités à visiter ce camp où les détenus faisaient de la gymnastique, de la musique… Un camp d’éducation modèle donc, qui sert la propagande nazie. L’Anti-Braunbuch. Officiellement, il s’agissait simplement de remettre au pas, par le travail et la discipline, des égarés. D’où la transparence affichée. Les citoyens d’Oranienburg qui tirent quelques bénéfices de la proximité du camp mordent à l’appât, des détenus, coupables d’être détenus, sont au travail, font des canaux, assèchent, empierrent des chemins, rénovent des maisons de particuliers, leur nourriture est produite par la ville qui s’enrichit. Tout est dans l’ordre des choses.

Y furent internés, le communiste Wilhelm Schulz, un procureur berlinois qui osa condamné des chemises brunes, Werner Hirsch, rédacteur en chef de la Rote Fahne, le peintre autrichien Rudolf Karl von Ripper, Erich Mühsam, écrivain, anarchiste, figure légendaire des Conseils de la République à Munich — et juif, y sera assassiné, six mois après son arrestation, en juillet 1934. Un assassinat maquillé en suicide. Ironie de l’Histoire, sa femme, Zensl, connaîtra comme d’autres opposants allemands, les prisons staliniennes.

Ce camp de concentration improvisé par la SA Standorte 208 est fermé en juillet 1934, peu après la mort de Mühsam et l’affaire Röhm (Nuit des Longs Couteaux), l’année où les SS prennent le contrôle des camps de concentration et perfectionnent le système. Aux portes d’Oranienburg sera alors construit Sachsenhausen, savamment pensé par l’architecte Hermann Kuiper, SS-Untersturmführer, à la demande d’Himmler, pour devenir un camp idéal. L’unité SS qui avait pris ses quartiers au château d’Oranienburg, après la fermeture du camp, dont les effectifs avaient triplé, 420 hommes, porte désormais le nom d’un programme : SS Totentopf Verland Brandenburg – Formation SS Tête-de-Mort du Brandebourg.

Le projet du camp a été minutieusement pensé, jusqu’à la banalisation des lieux. Les maisons construites le long de la rue principale pour les SS avaient des allures de bicoques forestières. La forme triangulaire du camp avait plusieurs fonctions. De surveillance d’abord, de la tour de surveillance A, on pouvait surveiller et dominer le camp. Mais aussi de répartition hiérarchique. Sachsenhausen inaugure un nouveau type de camp.

À Oranienburg, on internait les opposants, certains furent relâchés (64 % disent les statistiques récentes). À Sachsenhausen, l’idéologie nazie a trouvé à se concrétiser dans un espace, suivant une logique qui lui est propre. On est passé à une autre échelle. D’Oranienburg à Sachensenhausen, la systématisation de la violence et de l’exploitation va croissant. On y mourrait. On pouvait y mourir comme ces détenus soumis à «l’épreuve de la chaussure». Pour tester les semelles de chaussures destinées aux soldats allemands, ils devaient marcher chargés de sac de sable, des heures durant, sur un chemin pensé pour cette épreuve. Parfois dans des chaussures trop étroites. Le Schuhprüfstrecke, un chemin pour une forme inédite de condamnation à mort qui pouvait durer une semaine.

Et cætera. Inventer en permanence des formes nouvelles de mise à mort.

*

Dans les baraquements, je croise des groupes de jeunes gens accompagnés par un adulte qui leur tient un discours en anglais. J’écoute quelques phrases, il transforme en récit des images d’extermination. Un quelque chose de pathétique dans la voix. Je me demande si c’est la bonne manière de transmettre cette mémoire-LÀ. Ne devrait-on pas laisser agir ces images-reliques, dans le silence, celui qu’on observe d’instinct dans les cimetières? J’ai tant de difficultés à faire avec tout ÇA que je serais bien incapable de tenir un discours-sur — à des adolescents en particulier.

 

Je sors en pensant aux suppliciés et aux bourreaux dont je viens de revoir les visages.

Je me dirige lentement vers la sortie. De loin, j’entrevois les crématoires. Sur mon parcours de sortie, la baraque Pathologie. J’entre. Me sautent aux yeux, les tables carrelées, blanches, sur lesquelles des médecins du camp ont pratiqué les expériences “commandées” (befohlene Experimente) sur des prisonniers, russes, polonais, tsiganes, la sous-humanité de l’Est. Häftlingsmaterial-des matériaux pour la recherche-Forschung, civile et militaire. Des prisonniers de guerre soviétiques servaient à tester les effets de balles empoisonnées. Sur ce type de table, des corps ont été découpés comme des quartiers de viande pour être envoyés dans les instituts universitaires. Les médecins SS du camp étaient plus brutaux, plus cruels que les gardiens SS, disait un ancien prisonnier lors du procès. Je suis assaillie par des souvenirs de lecture. Des fantômes d’enfants. En 1943, 12 enfants âgés de 8 à 14 ans furent envoyés d’Auschwitz à Sachsenhausen. Le Dr. Baumkötter leur injectait tous les jours des virus de maladies dangereuses. Tous mourront. Dans une petite salle, près d’une table carrelée, une tête de prisonnier réduite, “un cadeau d’époque”. Apprécié.

Je descends dans les sous-sols, automatiquement, sans trop savoir ce que je fais, un groupe de jeunes Américains écoutent leur accompagnateur. On gardait les cadavres dans ce sous-sol en attendant leur traitement. Au frais. De 70 à 80 cadavres par jour. Je sors prise d’une envie de vomir que le froid bloque. Cette salle de pathologie, c’est la goutte de trop. Mais je ne peux ni pleurer ni vomir.

J’emporte tout et je garde ce tout. Le sentiment d’avoir regardé en surface. D’avoir, sans cesse, repoussé les ombres… mais la chaussure de l’enfant sans nom m’accompagne. Fantôme anonyme, impossible à écarter.

Je passe par la librairie, achète quelques ouvrages et m’en retourne au ralenti vers la S-Bahn.

Peut-on parler de la “banalité du Mal” ? Aujourd’hui, la formule même me paraît douteuse. Indécente. Ces discours sur le Mal, avec son cortège de termes religieux, sont, pour moi, des manières de blanchiment. Dans le sillage de ces discours, d’autres discours se glissent, sur les Forces du Mal, sur le Diabolique. Hitler aurait été un médium qui se sentait habité par des démons. Discours de l’irresponsabilité. Si la responsabilité individuelle doit être pensée de manière aussi complexe que possible, et toujours resituée, la notion d’irresponsabilité — explicite ou implicite — est une injure de plus faite aux victimes.

Les tortionnaires du camp, condamnés, retournèrent pour la plupart à la vie civile, après leur libération anticipée. Le Dr. Heinz Baumkötter, médecin du camp, de 1943 à 1945, qui participa aux expériences médicales sur les prisonniers, les enfants, fut condamné à huit ans de réclusion par le tribunal de Munich. Après sa libération anticipée, il a continué à pratiquer la médecine

J’avoue ne m’être pas intéressée à la partie réservée au Camp spécial n° 7 où les Soviétiques ont emprisonné de 1945 à 1950, d’abord d’anciens nazis, ensuite des opposants politiques, de milieux sociaux divers, voire d’anciennes victimes du nazisme. Suivant une logique dualiste qui fut aussi celle des nazis, l’opposant était nécessairement fasciste, d’où la diversité des situations, allant du conservateur aux sociaux-démocrates hostiles à la fusion de leur parti avec le PCA, en passant par “l’ennemi de classe”, avocats, médecins, pasteurs… Durant les deux premières années, on continuait à mourir de faim, de froid, de maladie… à Sachsenhausen. De désespoir aussi. Des politiques devaient cohabiter avec d’anciens adversaires nazis. Dans les 20.000 morts, dit-on. Mais le chiffre varie.

Sous couvert de socialisme, au Speziallager n°7 du ministère de l’Intérieur de l’URSS, du connu, de l’ordinaire TROP HUMAIN, fait de haines, de violences, de revanches, de pouvoir, d’arbitraire, sur le mode expéditif des tribunaux militaires, en ce cas, soviétiques.

Mais, la haine ici est de l’ordre de l’humain, on peut vertueusement regretter la brutalité des traitements, mais il est difficile d’attendre que les anciennes victimes débordent d’humanité pour les bourreaux et leurs complices actifs ou passifs. Les Soviétiques qui ont payé un lourd tribu à la guerre nazie n’avaient pas “même pitié des vaches allemandes”, m’avait dit un ami polonais. À Sachsenhausen, les prisonniers de guerre soviétiques ont été les plus nombreux à laisser leur peau. En 1941, disent les statistiques, pour 3.303 Allemands, 244 Français, 900 Polonais, 177 Tchèques, il y avait 20.000 Soviétiques dont 18.000 mourront. Le chiffre des Soviétiques assassinés varie, mais il est toujours très élevé. Une indétermination quantitative qui parle d’elle-même. Beaucoup de victimes n’ont pas été comptabilisées.

Que la dénazification fût une source d’injustices, de violences, d’arbitraires est certain. Comme l’épuration en France. Pouvait-il en être autrement, immédiatement après la guerre? Utopique de le penser. Nicht schön, aber verständlich – Pas beau, mais compréhensible, finit par dire Ruth Andreas-Friedrich 5), du petit groupe de résistants berlinois «Emil», après avoir évoqué les viols massifs des femmes par les troupes soviétiques, nuit après nuit. Beaucoup de femmes se suicidèrent. Poison, balle, couteau, corde, noyade. Certaines furent invitées à se pendre par le père lui-même.

Il n’existe pas de plaques commémoratives pour ces suicidées. Je le regrette.

Les exactions sauvages, brutales, des troupes d’occupation ont servi et servent à dédouaner les bourreaux et leurs complices. Puisque toutes les troupes violent, pillent, tuent, personne n’est plus coupable. De même, Hiroshima a blanchi les Japonais de leurs crimes de guerre.

Mais ces violences ne sont pas comparables. Dans l’après-guerre, on est à nouveau dans le champ de la violence HUMAINE, avec ses cortèges de fureurs, de folies, de vengeances à assouvir. Mais, dans les camps d’extermination, on est dans un ailleurs où les crimes ne font pas sens.

En Algérie, je pouvais enrager, avoir honte, me battre,  bref être ordinairement humaine, parce qu’en Algérie TOUS les crimes, même les plus arbitraires, faisaient sens, ceux du colonisateur qui prétendait garder ses privilèges, sauvegarder ses intérêts, ceux du colonisé qui refusait le joug. Mais, face aux crimes nazis, je n’éprouve ni colère, ni rage, ni fureur… un quelque chose qui ressemble à de la sidération interrogative, d’où un mal-être proche parfois d’un état second.

Non, je n’avais plus assez d’énergie pour enrager sur le Speziallager n°7 du ministère de l’Intérieur de l’URSS — d’enrager sur le connu TROP HUMAIN.

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Mais, j’aime l’histoire de ce Juif allemand qui disait au retour d’un camp de concentration être si plein de haine qu’il était prêt pour toutes les vengeances — les plus cruelles. Il en avait rêvé comme un Raubtier – Fauve. Une haine qui le détruisait, car «les nazis, disait-il, n’ont pas seulement volé nos vies, ils ont volé nos âmes». Un jour, sous ses yeux, des soldats soviétiques incendièrent un camion plein de prisonniers de guerre allemands. Il se surprit à porter secours aux torches vivantes. Ma haine était tombée, je me retrouvais? 6)

Comme j’aime la colère triste de Brecht qui ne comprenait pas qu’on pût considérer comme digne d’admiration le geste humain d’un officier soviétique qui cherchait un pot de chambre pour un enfant (allemand) (Histoire racontée avec lyrisme par Ilya Ehrenburg). Fallait-il que les esprits aient été pourris par les nazis, pour que du ‘normal’ devienne de l’exceptionnel…

*

En 1955, les Soviétiques donnent le terrain à la RDA qui deviendra en 1961, un Gedenkstätte ouvert au public. La RDA invitait des officiels de l’Ouest à visiter le camp. Une manière de rituel qui permettait à la RDA de faire l’économie d’une réflexion sur la nazisme, l’affaire des seuls impérialistes.

[J’invite à compléter ces lignes, en lisant dans III. 4, Épilogue]

Sur le chemin du retour, j’achète la carafe de cristal de Bohème vue dans la boutique d’un brocanteur, tenue par un couple insolite en Allemagne, la femme est Africaine, jeune, l’homme nettement plus âgé, allemand. Mon accent étranger les alerte. — D’où venez-vous? — Paris. Le mot magique pour les Allemands. On me regarde, il dit, presque à voix basse, vous venez de «Sachsenhausen»? Mouvement de tête pour dire Oui. On m’invite à prendre un café. Il essaie de parler français, sa voix est haute, désagréable. Il a longtemps ‘travaillé’ à Paris [travaillé ?], il aime Paris, «c’est plus multiculturel, plus coloré». Je lui demande de préciser ce sentiment. La jeune femme prend la parole :

— Oui, à Paris, je n’ai pas peur, je ne me sens pas étrangère, malgré ma peau noire, ici, il y a des quartiers où je ne peux pas aller sans risquer de me faire tabasser ou insulter. Et pourtant, je suis en Allemagne depuis 10 ans, je parle bien allemand, je me sens Allemande, je suis intégrée.

Après une pause, elle ajoute :

— Vous savez, ici à Oranienburg, il y a encore des nazis…

Je comprends ce qu’elle veut dire, car j’éprouve toujours un curieux sentiment quand je croise des étrangers non européens, je les sens comme entourés d’un mur. Ce n’est ni de l’hostilité, ni du racisme, mais autre chose, une sorte d’indifférence qui rend l’autre transparent, invisible. Chaque fois que l’occasion s’offre, je cherche à préciser, en le confrontant à leur vécu, ce sentiment d’étrangeté à la fois flou et fort que j’éprouve face aux étrangers non européens.

Est-ce pour cette raison qu’à Berlin, des étrangers non européens, revendiquent haut et fort leur appartenance à la communauté allemande? — Je ne suis pas blond, je ne suis pas blanc, mais “je suis fière d’être allemand”, je me sens bien en Allemagne, ai-je entendu à la télévision. Certains mêmes portent un T-shirt avec cette affirmation. D’une manière générale, les étrangers non européens sont discrets, comme s’ils voulaient se faire oublier. Se fondre, faire oublier les différences ethniques, trop visibles.

Les jeunes américains croisés sur le Gedenkstätte ont envahi les trains. Un bruit d’enfer. Une vitalité bienfaisante. Un Asiatique, qui ressemble à un ami coréen, est venu s’installer sur un siège, à côté du mien, il lit un ouvrage que je reconnais pour l’avoir acheté. De temps à autre, il regarde les jeunes gens avec désapprobation. Trop de bruit. Mais, non, ai-je envie de lui dire, c’est normal, la vie continue. Doit continuer. Et peut-être même, ont-ils besoin de ce bruit pour digérer les visions d’enfer réel. Comme on dit socialisme réel ou aujourd’hui dans l’ex-RDA, capitalisme réel.

Je regarde ces jeunes gens, beaux, débordant de cette énergie typiquement américaine, visiblement enfants de parents venus de tous les coins du monde. D’où viennent-ils, pourquoi ce pèlerinage organisé? Près de la porte, debout, isolé, un des jeunes Américains semble perdu dans un rêve. Je le regarde et je comprends soudain le regard gêné de mon voisin, sa braguette est saillante. Ses mains dans le pantalon remuent doucement. De jeunes Allemands avec patins à roulettes et vélo-Mercedes, montent bruyamment et servent de paravent. Ils sont un peu surpris par l’occupation massive des wagons. Ils jettent un coup d’œil circulaire et se remettent à bavarder. Le spectacle offert me distrait. L’un d’eux m’amuse. Il ne cesse de se regarder dans la vitre. Il soigne son look, le corrige, enfonce un peu plus le bonnet de laine, se regarde de profil et réajuste un large et long pantalon qui fait des plis sur ses baskets, un pantalon à la mode semble-t-il, une mode qui efface les fesses des jeunes garçons. À l’opposé, sa petite amie porte un pantalon qui moule si serré les fesses que je me demande chaque fois comment les filles peuvent bouger dans de pareilles tenues, je m’attends toujours à ce que les fesses plantureuses fassent craquer les coutures. Mais non, ça tient! Il regarde longuement le jeune Américain, assis en face de moi, qui dort si béatement qu’il en est drôle. Puis, il revient à son image dans la vitre, ajuste à nouveau le bonnet, enlève les lunettes, se regarde et les remet. Un air crâneur et tendre. Du narcissisme au masculin.

*

En berne. Ni envie de parler ni envie de rentrer. J’ai besoin d’une transition. Je déambule. En chemin, je découvre les grues enluminées du chantier de la Friedrichstrasse à hauteur de la gare, elles tracent sur le ciel d’un noir de seiche, des raies lumineuses, jaunes, bleues, oranges, qui s’entrecroisent, les grues acquièrent une dimension inattendue, surréelle. Je contemple ce paysage urbain au ciel lutiné.

Je m’arrête au Dressler.  En face de ma table, deux hommes. L’un est massif, avec une belle tête de cheveux grisonnants. Sa parole coule sans pause. Un homme jeune que je vois de dos, l’écoute. Silencieux. Il arrive que l’orateur déplace sa tête, quelques mots viennent  à mon oreille. — Non, dit-il fermement, la RDA ne changera pas! Je regrette de ne pas pouvoir écouter l’argumentaire. J’ai beau tendre l’oreille, le corps pourtant léger de l’écoutant fait écran. Je plonge dans mon journal.

*

Avant de me coucher, j’écoute la cassette de Paul Celan, achetée la veille, Ich hörte sagen – J’entendais dire. J’écoute plusieurs fois Todesfuge – Fugue de mort.

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister aus Deutschland
wir trinken dich abends und morgens
wir trinken und trinken
der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau

Lait noir du matin tôt nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne
nous te buvons le soir et le matin
nous te buvons et te buvons
la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu

 

La voix de Celan est neutre. Une voix de poète. Qui souligne la trame sonore et rythmique des enchaînements de mots. Celan attaque jusqu’à essoufflement, la dentale T, aspirée en allemand, qui se fait écho dans plusieurs mots tissant les filets de la mort violente : Tod, Trinken, Meister, Deutschland, hetzt, schenkt, Luft… er hetzt seine Rüden auf uns er schenkt uns ein Grab in der Luft

Le texte mime la dissolution dans la mort allemande : D ich, (pronom pour mort) contient le Ich – ce Je qui boit la mort, ce je qui est bu par elle. Un Je pluriel, wir/uns-nous, répris, en litanie. D de Deutschland …

Un poème après Auschwitz.

Devant Auschwitz, la littérature perd connaissance, disait Brecht. S’évanouir, n’est pas disparaître, mais être frappé d’effroi et se donner du temps pour retrouver la parole exploratrice du non-encore-connu.

Dimanche 19 novembre

Pendre, suspendre, fouetter... une vieille tradition de petits et grands Big Brother blancs (mais pas seulement).

Mes neurones, dans la nuit, ont cogité sur ce que j’ai vu et ressenti, mais non investi en toute conscience. J’avais soigneusement évité d’y penser. Je me suis réveillée dans le souvenir d’une page du Code noir qui évoquait les supplices infligées aux esclaves. J’en avais gardé une sorte de mémoire matérielle. Longtemps, chaque fois que je me blessais et saupoudrais de sel l’entaille, comme le faisait ma mère, je repensais à ces corps mis à vif. Une sorte d’empreinte-mémoire conservée par mes neurones, qui, cette nuit là, après Sachsenhausen, m’agita. Une ruse de l’inconscient qui cherche à phagocyter le non-connu, au risque d’en recouvrir la nouveauté ?

 

J’aime ces liens subtilis du psychique au corporel et vice versa. Ils sont mémoire des infiltrations de la grande Histoire, même s’ils restent encore énigmatiques, pour ne pas dire invisibles, à la recherche médicale, physiologique. Car, le temps n’efface rien, il décante, filtre, allège, mais garde des empreintes qu’il lui arrive de faire affleurer.

Le cerveau d’une plaie en sait des choses

Henri Michaux

 

Pour la moindre faute, l’esclave était flagellé, sa peau profondément entaillée, écrivait le commentateur, Louis Sala-Molins. À l’origine du système colonial, le nombre de coups qu’on donnait n’était pas limité. On le fixa d’abord à 29 et en 1786 à 50 coups. Les raffinements étaient nombreux. L’esclave pouvait être attaché à quatre piquets par terre ou lié à une échelle ou suspendu par les quatre membres ou par les mains et fouetté, parfois avec sorte de cravache à nerf de bœuf, ou avec des lianes provoquant de fines et profondes entailles. La flagellation terminée, tout le corps de l’esclave, qui n’était qu’une plaie, était vigoureusement frotté avec du jus de citron, du sel, voire du piment pour éviter les suppurations.

Dans le Code noir, la cour de France était parvenue à codifier à la fois l’esclavage et le Droit. Il existe des continuités dans l’Histoire de l’Occident chrétien.

Le lac de Wannsee

Une envie de nature. Besoin de décompresser. Je décide une promenade au bord du lac Wannsee. Une fois sur place, je fais quand même un détour par la Villa où s’est tenue la Conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942. Une somptueuse demeure au bord d’un lac, où furent reçus des dignitaires nazis par de grands bourgeois de l’élite économique, avant de devenir un haut lieu symbolique du nazisme, où fut proclamée par Reinhard Heydrich, nouveau propriétaire du lieu, la volonté d’en finir avec les Juifs. Dans la salle à manger décorée de lustres, de tapisseries monumentales, de statues, de tapis, avec vue sur le lac sont réunis 15 responsables de différentes instances — Chancellerie, Ministère de l’Intérieur, Justice, Armée, Affaires étrangères, etc. — avec pour objet l’examen du projet d’extermination des Juifs allemands, des Juifs de toute l’Europe, des Juifs slaves. Avec Eichmann pour secrétaire. La réunion dura quelques heures, les résolutions étaient secrets d’État – Geheime Reichssache. Mais, largement diffusées dans les services concernés.

À Wannsee, un État moderne projette de gazer des enfants, des femmes, des vieillards comme on gazerait des cafards. De manière systématique. Un événement sans précédent dans l’Histoire humaine, pourtant riche en massacres. Beispiellos disait l’historien Ernst Nolte, en 1994. Répondant à des questions du Spiegel, il disait:

«Le sans-précédent historique ne consiste pas dans la massification de cruautés extraordinaires»; mais dans le fait «que des humains devaient être supprimés, parce qu’on voyait en eux, les causes d’une évolution historiquement pleine de dangers, et qu’on le fit, sans intention cruelle, comme on désire se débarrasser de vermines, à qui en fin de compte, on ne veut pas faire mal.»

«Das historische Präzedenzlose besteht nicht in der Massierung ausserordentlichster Grausamkeiten. Sie mögen dagewesen sein, es mag sie gegeben haben. Es wäre nicht historisch präzedenzlos (.)

— Was also ist beispiellos und singular ?

Dass Menschen umgebracht werden sollten, weil man in ihnen die Urheber einer verhängnisvollen geschichtlichen Entwicklung sah, und dass man das eben ohne grausame Absicht tat, wie man Ungeziefer, dem ja auch nicht Schmerzen bereiten will, weghaben möchte.»

Spiegel Gespräch, Ein historiches Recht Hitlers ? Der NS-Deuter Ernst Nolte über den Nationalsozialismus, Ausschwitz und die Neue Rechte, Spiegel, n°40, 3.10.1994, p. 900.

Avant Wannsee, DER JUDE est une abstraction, et comme telle introuvable, mais il est aussi vermine à éradiquer – Ungeziefer. Du vivant donc, mais nuisible. Éradiquable. Avant Wannsee, la métaphore-cliché du Ungeziefer avait cessé d’être du langage, le mot était devenu la chose, et la confusion autorisait les actions d’éradiquation systématique. À l’Est, dès juin 1941.

On sait le combat que les juristes israéliens ont dû mener contre Eichmann dont la mémoire se voulait défaillante, 1600 documents ont été mis à sa disposition.

*

Ungeziefer est un mot-valeur dans la langue allemande (pas moins de 4 pages dans le Grimm), il désigne des insectes nuisibles comme les punaises, les mites, etc., – lästiges oder schädliches Getier, Kerbtiere wie Wanzen, Motten. Geziefer désignait aussi une bête de sacrifice – Opfertier. À la fin du Moyen-âge, Ungeziefer est une bête impure, impropre au sacrifice – unreines, nicht zum Opfer geeignetes Tier.

Ungeziefer, un mot autour duquel j’avais beaucoup tourné, quand je travaillais sur les traductions de La Métamorphose de Kafka, où un humain devient du soir au lendemain un ungeheueres Ungeziefer, qui meurt comme meurt la vermine écrasé. Un mot qui tissait dans l’ouverture du texte de Kafka un réseau signifiant très dense. Toujours traduit par vermine ou ses équivalents, la vieille confusion du mot et du référent, alors que l’association tautologique était pour Kafka, du non représentable. Pas même une image.

Il est toujours très difficile de penser ensemble ET les continuités de l’Histoire occidentale, et plus largement de l’espèce sapiens — au risque de tomber dans les filets de la “nature humaine” et manquer les spécificités historiques — ET le radicalement nouveau. Le Protocole de Wannsee a le mérite d’interdire les confusions, les amalgames. À la lumière de Wannsee, les continuités elles-mêmes accusent leurs différences. La systématicité, la radicalité de la violence persécutive, aussi.

Les “révisionnistes” considèrent le Protocole de Wannsee, retrouvé en 1947, comme un faux. Ça change quoi ?

Dans la villa de Wannsee, l’exposition s’ouvre sur la carte des camps de concentration, bordée par des fleuves : à l’Ouest, le Rhin des Romantiques ; à l’Est, la Vistule et son affluent, le Bug; au Sud, le beau Danube bleu et son affluent l’Inn. Impressionnant. La carte est mouchetée avec trois condensations fortes de points au centre de l’Allemagne entre la Weser et l’Elbe, au Sud, autour de Munich et Vienne, et à l’Est autour d’Auschwitz — les points étant des Nebenlager-des camps annexes. Les camps de concentration, représentés par un triangle, sont situés principalement au centre de l’Allemagne. Du Nord au Sud : Neuengamme, Sachenhausen, Ravensbrück, Bergen-Belsen, Buchenwald, pas loin de Weimar, la ville de Goethe, Terensienstadt, Flossenberg… Les camps d’extermination — un carré — sont en dominante à l’Est, Chelmno sur la Warta, Treblinka sur le Bug, Maidanek, Belzec… La répartition, camp d’extermination / camps de concentration, est très nette, elle visualise le passage de l’enfermement avec la mise à mort lente par le travail, la faim, le froid, les “cruautés extraordinaires” à l’extermination systématique aussi rapide que possible. Blitztod. À l’Est.

J’aurais souhaité des cartes historiques allant de 1933 à 1944, visualisant la densité croissante des centres de répression. Dachau d’abord en 1933, Sachsenhausen en 1936, Buchenwald en 1937… En 1939, disent les documents, il existait 6 grands camps de concentration avec environ 60 000 détenus, en 1944, le chiffre est multiplié par dix.

J’avance rapidement. Je m’arrête à nouveau devant la photo du «congelé», accompagné cette fois, d’un texte du Dr. med. Rascher à Himmler:

« Auschwitz est mieux adapté que Dachau pour ce type d’expérience à la chaîne, elles s’y remarquent moins (weniger Aufregen erregt wird), car les cobayes hurlent (brüllen), quand ils sont refroidis ».

Je ne m’attarde pas, bien que l’exposition soit plus rigoureuse que celle d’Oranienburg-Sachsenhausen. Ce dimanche, je voulais seulement voir la villa dont les murs ont entendu de mâles voix déterminées à éliminer  «au total plus de 11.000.000 de Juifs – Zusammen über», citoyens de 33 pays, selon la liste jointe.

*

Longue promenade au bord du lac. Froid, très sec. Le temps est lumineux. Je deviens regard, oreille, observe les jeux de lumière sur le lac, j’écoute les sons qui semblent parfois glisser sur la surface du lac. Je bois le paysage jusqu’aux limites de la clarté. Je deviens aussi impassible que la surface du lac figé dans le froid. Je décompresse. Contaminée par la radicale indifférence de la nature au faire humain.

*

Sur le chemin du retour, dans le métro, un petit incident. Inhabituel. Un homme jeune mendie, il récite sa bluette, dit avoir faim. Un homme, assis à ma droite, grogne et dit à voix haute : — En Allemagne, personne ne meurt de faim! C’est faux! So was, kann man nicht sagen. C’est dit avec conviction. Son accent est étranger. Turc? Kurde? Je le regarde, étonnée, il fallait un certain courage. Il me regarde et insiste, Ja, Ja… ils reçoivent même de l’argent… Manifestement, il est choqué par ce qu’il a entendu. J’étais sur le point de lui conseiller la prudence. Mais devant son air buté, je me suis contentée de dire : — C’est un jeu, on n’est pas obligé de le prendre au sérieux, il mendie vraisemblablement l’argent de sa drogue. Il a continué à bougonner en bougeant la tête. Un défenseur de l’Allemagne aux cheveux et aux yeux bruns. Intéressant ! aurait dit mon amie Naomi. Quand la porte s’est ouverte, le mendiant a filé, sans se retourner.

Le soir, je vais voir un film de Jan Schütte, Abschied – Brechts letzter Sommer (2000). Brecht avant sa mort, à Buckow, au milieu de son harem de femmes jeunes et moins jeunes. Sur un scénario de Klaus Pohl. L’auteur dramatise l’idylle par la présence de Ruth Berlau, en femme hystérique et malheureuse, et l’arrestation de Wolfgang Harich avec la complicité d’Hélène Weigel qui, voulant protéger Brecht, malade, fait un pacte avec les Stasi-männer, ils arrêteront le couple Harich et son amie, après le départ de Brecht de Buckow. L’arrestation a lieu sur la route, le couple qui suivait la voiture de Brecht est brutalement kidnappé par les fonctionnaires de la Stasi qui ont attendu toute la journée le départ de Brecht pour Berlin. Brecht meurt trois jours après, ignorant l’arrestation qui, selon Weigel, l’aurait achevé.

Pourquoi avoir fictionné cet épisode des luttes antistaliniennes en RDA? La version de Wolfgang Harich 7),  plus conforme aux mœurs de la Stasi, est aussi plus dramatique dans sa froideur même : il n’est pas kidnappé en compagnie de son amie Irene Giersch, sur le chemin du retour à Berlin, après un séjour chez Brecht, à Buckow, mais arrêté chez lui, le 29 novembre 1956 — après la mort de Brecht (14 août 1956). Le surgissement en force des Stasi-männer dans l’appartement ne lui permet pas de brûler les documents compromettants qui, dans le film, sont brûlés par Weigel et Elisabeth Hauptmann.

Cet épisode méritait un traitement moins fantaisiste, dans la mesure même où l’arrestation de Wolfgang Harich inaugure les procès-spectacles qui visent l’intimidation de la société civile. Effets Budapest.

Le 20 août 1957, c’était au tour d’Alfred Kantorowicz de recevoir la visite de la police. Prévenu, il avait mis ses manuscrits à l’abri à Berlin-Ouest. Le 22 août, il s’engageait dans un nouvel exil, dans une démocratie où de hauts fonctionnaires de la Justice du IIIe Reich, retrouvaient des fonctions. Où des officiers seront lavés de leurs crimes de guerre.

J’étais allée voir le film, espérant, au travers des paysages de Buckow, pénétrer dans l’intimité des Elégies de Buckow. Une soirée perdue.

 

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Les notes sont des informations contenues dans les fragments qui précèdent l’année 2000. En attendant leur publication :

1. Berlin-Mitte, autour du Berliner Ensemble. La rue Albrecht, parallèle à la Friedrichstrasse se situe derrière le Berliner.

2. Idoine, rescapée de Ravenbruck, amie de Germaine Tillion, rencontrée dans un lycée à Blida (année 1960-1962)

3. Männer der 20. Juli und der Krieg gegen die Sowjetunion, in VERNICHTUNGSKRIEG (op.cité), p. 427-446.

4. Sous le titre Sans réparations – Ohne Sühne, le Journal Die Zeit du 02.09.1988, Nr. 36 annonçait la fin des poursuites contre le dernier témoin, Wolfgang Otto, ex-SS, retraité de l’Éducation nationale,  44 ans après le meurtre et 20 ans après les premières enquêtes, les derniers témoins étant morts. «Le jugement de Düsseldorf a enregistré dans les actes, d’une manière inquiétante, notre incapacité à réparer dans une salle de justice notre passé – Das Düsseldorfer Urteil hat unsere Unfähigkeit, die eigene Vergangenheit im Gerichtssaal zu sühnen, auf beklemmende Weise aktenkundig gemacht.» D.St. [Dietrich Strothmann].

Mais, le tribunal de Berlin, reprenant une procédure nazie datant de 1934,  condamna Erich Mielke à six ans de prison pour le meurtre de deux policiers allemands lors d’une rixe, survenue le 9 août 1931. 57 ans après et sans preuve nouvelle. Une condamnation plus symbolique que réparatrice, car 6 ans pour deux meurtres sont dérisoires. On est en droit de s’interroger sur un jugement  qui, manifestement, manquait de conviction.

Rappelons que les tueurs, connus, de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht ont aussi échappé à la justice.

5. Ruth ANDREAS-FRIEDRICH, Schauplatz Berlin, Tagebuchaufzeichnungen 1945-1948, Suhrkamp, 1984.

6. Entendu dans une émission de télévision ZDF, consacrée à l’Holocauste, le lundi 21 novembre 2000.

7. Brecht,  »Inspirateur du groupe » dit Wolfgang Harich dans Pas de difficultés avec la vérité – Keine Schwierigkeit mit der Wahrheit, Dietz Berlin, 1993, p. 231. En 1956, Harich et sept intellectuels, convaincus de la nécessité des réformes, rédigent une plate-forme pour une “voie allemande vers le socialisme”, visant une réforme du Parti, à travers une alliance entre le SED déstalinisé et le SPD, ils furent lourdement condamnés comme contre-révolutionnaires. Harich fut condamné à 10 ans de prison. Les interrogatoires, menés la première fois “méchamment”, la seconde fois “grincheusement” et la troisième fois “aimablement” (böse, mürrisch, liebenswürdig) témoignent de l’efficacité de la Stasi dans la collecte des informations et l’étendue de ses réseaux. Il sera libéré en décembre 1964, après sept ans d’emprisonnement.

 

Chroniques berlinoises. III. 2. Novembre 2000

NOVEMBRE 2000 (Suite 1)


Les Chroniques berlinoises de Novembre-décembre 2000 [III] ont été coupées en 4 parties. Pour chacune d’elles, un inventaire des sous-titres est proposé dans PAGES.

Lundi 20 novembre

Ministère de l’Intérieur de la RDA (MfS) Normannenstrasse

Nouvelle exploration, cette fois dans les locaux du Ministère de l’Intérieur de la RDA, le MfS, Normannenstrasse, dans un quartier de Mietskasernen, disent les Berlinois, l’équivalent des logements sociaux dans les banlieues parisiennes. Aujourd’hui rénovés et recherchés.

Au premier étage, dans un de ces fauteuils-standard de la DDR, je commence par regarder une cassette sur Erich Mielke, en buvant une tasse de chocolat à un prix-DDR, c’est-à-dire dérisoire.

Mielke : un destin presque standard de militant communiste orthodoxe dans l’Allemagne des années vingt. D’origine modeste (père charron), il collabore à la Rote Fahne en 1928, fuit l’Allemagne dès 1931, après avoir participé à une rixe où deux officiers de police trouvent la mort. Exil en URSS, en 1936 l’Espagne, il aurait été chargé de surveiller ses camarades. Il rentrera en Allemagne en 1945, poussé au sommet par le pouvoir.

Les jugements portés sur l’homme sont contradictoires : pour son chauffeur, c’était un homme courtois et généreux, pour d’autres, un homme brutal, sans scrupules.

Pour qui a travaillé sur le FBI, et donc sur son chef J. Edgar Hoover, via les dossiers sur Brecht, dont les amours téléphoniques avec Ruth Berlau ont été écoutées, aux frais du contribuable américain, le documentaire sur le ministre de l’intérieur est presque insignifiant. Comparé à ses homologues soviétiques, à son homologue américain, il fait pâle figure. La vidéo me semble avoir manqué et la fonction du personnage dans l’économie du “système socialiste allemand”, et son paternalisme, spécifique au communisme germanique. Stalinien certes, mais européen quelque part. Il a fait rire quand il déclara en 1989, qu’il aimait tout le monde – Ich liebe Euch doch alle! Il était sérieux. Il aimait comme un père fouettard de cette époque aimait ses enfants, les fouettant pour leur bien, les surprotégeant. Mielke parlait parfois comme un père que les exigences de ses enfants importunent :

« Le socialisme est si bon ; alors, ils exigent toujours plus et plus. […] Moi aussi, je ne pouvais pas manger et acheter des bananes, non pas parce qu’il n’y en avait pas, mais parce que je n’avais pas d’argent.»

disait-il en réponse au bilan négatif présenté par le Camarade – Genosse Oberst Anders, en 1989, à la veille de l’apocalypse socialiste. Le socialisme est si bon. Il n’a pas compris que les bananes et autres biens de consommation absents servaient à dire autre chose. La banane, le chocolat, métonymies pour une multitude de manques ou le socialisme sans la rose.

Mielke aime comme le sartrien Götz von Berlichingen aime le genre humain, quand il décide de faire le Bien, abstraitement. Que les effets de cet amour-là soient aussi ravageurs que les haines perverses d’un Hoover ou d’un Staline organisant la répression des «gêneurs» est certain. Mais, il importe d’explorer les spécificités du socialisme à l’allemande, si l’on veut éviter les simplifications que la catégorie totalitarisme peut induire. On a tendance à sous-estimer, voire à ignorer cette part de “romantisme communiste” partagé par les communistes des années vingt et renforcé dans la lutte contre le nazisme, part encore active dans les années cinquante. Et qui le restera chez les opposants au ‘socialisme réel’. Romantisme qui porte encore l’action de certains agents du MfS, chargés de la défense militaire de la RDA, qui sont parfois d’anciens partisans. Au début des années soixante, ils seront remplacés par des professionnels formés avec la collaboration du KGB. Dans les luttes anti-coloniales, le romantisme de l’action violente dite juste de nombreux agents de la MfS trouvera emploi au Vietnam, en Afrique (Sansibar, Ghana, Mozambique, Angola, Ethiopie, Afrique du Sud. Etc.). Le romantisme des idéaux n’interdit pas la férocité des justifications.

*

La tasse de chocolat dégustée, j’avance, non sans étonnement, dans les bureaux de la Stasi, et dans les appartements d’Erich Mielke. La dimension des bureaux et des fauteuils disent la relative hiérarchie socialiste. Qui n’est pas celle de la Place Beauvau ! Fauteuils et bureaux des subalternes sont petits, étriqués, plus on avance et monte dans la hiérarchie, plus les dossiers des fauteuils sont hauts, plus les espaces sont grands. La couleur de l’étoffe à chevrons change. Les fauteuils du bureau de Mielke sont bleu-roi, les autres ont cette couleur indéfinissable que j’avais découverte à Thiessow chez une logeuse, caca d’oie. Trouver plus laid est difficile. Le mobilier a la tristesse du mobilier-DDR, du faux bois toile-cirée. Le Formica était un matériau à la mode dans les années soixante-soixante-dix.

Les appartements de Mielke sont ternes. Tristement ternes. Tristement, parce que la majorité des militants communistes issus des ‘classes laborieuses’ ne connaissent que le terne de la pauvreté. Ni l’exil en pays moscovite, c’est-à-dire dans un pays pauvre, ni le retour dans un pays dévasté et à reconstruire offrent de grandes possibilités d’ouverture sur autre chose que le terne. Le terne des dirigeants de la RDA, de leur politique, de leurs goûts privés, est — aussi — historique.

*

Si l’espace, les dorures, l’apparat, les lustres et autres richesses des ministères démocratiques font partie des attributs du pouvoir, on serait tenté de penser que les dirigeants de la RDA était sans pouvoir !

Plus j’avance, plus un sentiment de ridicule m’envahit. Ce jerricane, ce sac à main, cette valise, ces livres évidés, ces briquets, avec une caméra ou un magnétophone cachés, la cellule de fer aux portes de métal, ces coffres-forts avec trois points renforcés qui ressemblent à des frigidaires des années 60 dans des armoires, la table en forme de T, qui aurait organisé la hiérarchie, le tout est censé démontrer la puissance totalitaire des Prominenten, leurs méthodes de surveillance. Comparé à ce qu’on sait aujourd’hui des méthodes de la CIA, du FBI, du KGB, le musée étonne par son insignifiance même. Avec au bout du parcours, cette quincaillerie d’objets pieux, médailles, bustes, masques, fanions, etc. C’est le gri-gri qui fait la différence entre l’espèce simiesque et l’espèce sapiens.

J’en sors avec un sentiment de ridicule. Et de tristesse. Dans ce musée, les rapprochements à la mode entre le nazisme et le communisme teuton ne tiennent pas la route. Peut-être même l’a-t-on compris, le musée est menacé de fermeture. J’ai signé pour son maintien, ne serait-ce que pour sauver les quelques emplois de ce musée. Les dames ossi, proches de la retraite, sont charmantes.

Ces montages de preuves manquent la nature de la Stasi, mais dévoilent la nature étriqué de ce régime, fondé sur la méfiance généralisée, c’est-à-dire quelque part sur le mépris et la peur du peuple. Un mépris paternaliste.

Mielke, ex-prolétaire, ex-militant communiste des années vingt, aux allures si militarisées qu’il rappelle d’autres militants aux chemises brunes, sans pouvoir être confondu avec eux, est une figure emblématique du régime. Et ses appartements dans la Normannenstrasse sont à l’image du bonhomme : gris. Le gris terne. Le tristement terne. Je me répète.

Mais si le gris tire vers le noir, il n’est pas le noir. Quoi qu’on en ait. Ursula Plog a raison de dire que si la Stasi ne détruisait pas les corps, elle cherchait à s’emparer des âmes, à les détruire (Spiegel, 14.8.1994). Mais peut-on mettre en parallèle, comme elle le fait d’une certaine manière, les charniers des camps d’extermination où l’on pourrissait corps et âme, et les méthodes inquisitoriales de la Stasi où se donnait à voir l’étonnante bonne conscience des exécuteurs, religieuse dans ses fondements ? Il importe de garder proportion. Ne serait-ce que pour les victimes exterminées. Il suffit pour s’en convaincre de lire les attendus, les interrogatoires de “dissidents”, les condamnations. Si, comme dans le nazisme, la justice dépend du pouvoir politique, si les juges, une fois encore, vont dans le sens du pouvoir, les interrogatoires de “dissidents”, les condamnations, les procès, les rapports diffèrent en profondeur.

Le pouvoir mène un jeu très pervers du chat et de la souris, car le chat sait tout, et la souris n’a pas compris à temps qu’elle était sous surveillance. La naïveté de Wolfgang Harich, membre du SED, étonne même, qui pensait pouvoir prendre contact avec des membres du SPD à l’Ouest. Quand le pouvoir enferme, c’est dans l’espoir que l’inculpé comprenne et fasse un mea culpa.

Sieghard Pohl, peintre, est emprisonné deux fois. La première fois pour avoir illégalement voyagé en pays capitalistes (in das kapistalistiche Ausland) de 1956 à 1961. Il est condamné par la tribunal militaire de Leipzig à un an et dix mois de prison. Il écoutait aussi les radios de l’Ouest, dit le protocole du Jugement prononcé au Nom du Peuple. Encore une relique nazie. Relâché avant terme en août 1962, il est à nouveau arrêté en 1964. La seconde fois est une fois de trop, le rapporteur note qu’il n’a rien compris :

De ceci, l’accusé ne tire aucunes leçons, (Hieraus zog der Angeklagte keine Lehren, obwohl…) bien qu’il fût relâché avant terme. […] Etant donné son idéologie, il se sentait injustement incarcéré.

Car, il fallait avoir le sentiment d’être — justement — emprisonné pour des raisons politiques. Cet État est « une dictature de quelques uns », osait dire Pohl. Comme il osait dire aussi que la Stasi était «un État dans l’État» qui visait «à criminaliser des cas politiques». Et de plus, sa peinture “reflétait” son hostilité au régime.

*

L’inquisiteur stalinien

— Que voulez-vous dire ? Was meinen Sie ? répète l’inquisiteur stalinien à Pohl.

Meinen, un verbe où des valeurs chevauchent, à la fois donner sens à quelque chose (den Sinn auf etwas gerichtet), croire et même aimer (lieben). Le Duden donne un exemple bienvenu : Freiheit, die ich meine – Liberté que j’aime.

— Que vouliez-vous dire ? Que vouliez exprimer (avec ce dessin) ? – Was wollten Sie aussagen, Was wollten Sie aussprechen ?

— Qu’entendez-vous par là ? — Was verstehen Sie darunter ?

demande l’interrogateur quand le peintre dit avoir fait les dessins dont il question pour réagir – Um mich abzureagieren — réagir à la violence qui lui est faite et s’en purger par le dessin. Se libérer du poids physique et psychique de la détention, dira Pohl. L’explication ne suffisant pas, l’interrogateur demande à nouveau :

Que voulez-dire avec …? Was meinen Sie mit…

Le questionneur opère des variations intéressantes sur les verbes : aussagen, aussprechen, meinen. Une manière de se répéter sans répéter le même mot. Volonté de savoir. De TOUT savoir. Comme le confesseur. Comme l’Inquisiteur.

— Que voulez-dire ?

Répondez (à la question) !

Was meinen Sie damit ? Beantworten Sie ! : deux leitmotivs lancinants dans les interrogatoires. Faire accoucher de l’aveu d’une faute que l’interrogateur connaît. En saisir les mécanismes intimes. Tenter de repérer d’où ça vient. Pénétrer dans l’âme du prévenu, fautive de dérives imprévisibles.

Est-ce parce que le serviteur zélé qui marche volontairement à quatre pattes est intrigué par cette capacité de résistance à l’oppression qui vient d’un lieu non repéré, qu’il s’acharne ainsi à vouloir savoir ?

Dans leurs rapports à l’art, la littérature, les agents de la Stasi — comme ceux du FBI — trahissent une conception très primaire de l’art, comme expression, message, au premier degré. Non pas exploration de l’inconnu…

Je ne résiste pas à produire l’exemple — le plus ridicule jamais rencontré — une perle trouvée dans les dossiers du FBI. Un agent traduit un poème de Brecht Demolition of the Schip Oskawa by the Crew – Aufbau des Schiffes Oskawa durch die Mannschaft, pour le verser au dossier des activités subversives de Brecht qui, non seulement visait la création d’un État communiste, mais aussi le sabotage et la destruction de la propriété américaine :

The poem… specifically refers to a United States Steamer which was destroyed by its crew since they were paid too small wages. It specifically refers to the expense to the United States of this act of sabotage.

Le poème de Brecht puisait son matériau dans un ouvrage de Louis Adams, Dynamite, The Story of Class Violence in America, New York, Viking Press 1931 ! 1)

Mais, l’agent du FBI l’ignorait. Car, l’important est de trouver des preuves, de construire des informations. Les dossiers du FBI et de la Stasi nous font pénétrer dans la fabrique des ‘informations’. C’est à la fois comique — le FBI ou la Stasi, analysant des œuvres, procèdent par déduction logique, créant des chaînes d’associations devenant preuves à charge (c’est aussi, curieusement, la méthode de John Fuegi, dans sa biographe de Brecht) — et inquiétant, ces informations construites, déduites, peuvent décider de la vie d’un individu.

Écouter, compromettre, pénétrer dans l’intimité, dans les chambres, dans les lits. Faire chanter. Stasi, CIA and Co. même combat : soumettre, si possible corps et âme. Mais, cela a peu à voir avec le nazisme comme système politique, juridique, économique.

Même les formes du discours administratif qui présentent des points communs — avalanche de substantifs, de formes impersonnelles, emploi du nous collectif — diffèrent. Les compte-rendus sur les événements de l’année 1989, d’une étonnante précision, témoignent d’incertitudes, comme si le discours de l’Autre, de ces forces hostiles-négatives – feindlich-negative Kräfte venaientt fissurer le système du discours du parti, pourtant fortement structuré, introduisant du jeu dans ses agencements, et produisait quelque chose qui ressemble à des autocritiques : « La question est complexe, les raisons (du soulèvement) sont multiformes, raisons qui contiennent, me semble-t-il, toute une palette de problèmes – vielschichtige Ursachen, Ursachen, die – meines Erachtens nach – eine ganze Palette von Problemen beinhalten », phrase suivie d’une énumération de problèmes concrets par le Camarade – Genosse Generalmajor Schwarz d’Erfurt à l’adresse du Camarade – Genosse Minister. Le discours nazi, lui, est de béton, auto-centré, le discours de l’Autre est absent, cet Autre n’est pas/plus sujet d’énonciation, mais une chose dont on parle et dispose. Ajoutons que le style administratif de ces rapports comparé au style administratif nazi, ne manque pas de tenue.

L’argumentaire du Camarade Ministre – Genosse Minister est pauvre, voire ridicule, même dans la menace. Mais l’Autre reste présent, son discours est repris. Dans les rapports-commentaires de l’année 1989, Mielke ne cesse de répéter qu’il faudra discuter avec les responsables religieux, leur faire comprendre clairement ce que le pouvoir attend – unmissverständlich deutlich zu machen ; ihm sollte verdeutlicht werden… Cette forme ‘dialogique’ (discours contre discours rapporté) est absente chez les nazis et chez Hoover.

Où l’on voit que l’analyse des discours devrait être incontournable en Histoire.

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MfS ou Ministère de la Satire-Ministerium für Satire

Il importe aussi de ne pas penser le système-stasi comme un système clôt, sans failles. Joachim Oertel, victime de la Stasi, chassé de l’Université pour avoir protesté contre l’écrasement du Printemps de Prague, incarcéré et autorisé en 1982 à s’exiler à l’Ouest parce que malade, après avoir analysé des dossiers provinciaux de la Stasi touchant des artistes, des homosexuels, des gens d’Église, donna un sens nouveau au sigle MfS : Das Ministerium für Staatssicherheit – Ministère de la Sûreté devint Ministerium für Satire – Ministère de la Satire, titre d’un ouvrage publié en 1995. Certains agents faisaient des rapports qui peuvent être lus comme une satire du régime, certains même pensaient avoir trouvé là, selon Oerle, un moyen d’améliorer le socialisme réel, pouvant induire un processus de réforme (Reformprozess). Comme le faisait remarquer, Heiner Müller que la Stasi a fait chanter en se servant d’une relation amoureuse avec une Bulgare, interdite de séjour en RDA, on savait ce qu’il fallait taire et ce qui pouvait être dit, parce que su des autorités. Rudolf Bahro (expulsé) dit sensiblement la même chose, qui répète à la Stasi ce qu’il a écrit dans des journaux.

Il est vrai, que la diabolisation permet à la presse wessi de produire des papiers à sensations, c’est-à-dire sans éthique.

La sortie du nazisme, du stalinisme, ressemblerait-elle à cette blague de l’Est sur la ligne d’horizon socialiste qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche ?

Quoi qu’il en soit et malgré son omniprésence réelle ou supposée, la Stasi — aussi — n’a pas été capable de prévenir la fin du système. La fin tragi-comique de la RDA montre que le d’où ça vient est indestructible — et insaisissable par l’œil de l’inquisiteur religieux ou laïc. On peut donc continuer à nourrir un certain optimisme. Malgré TOUT ce que le XXe siècle nous oblige à traîner. À essayer de penser.

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Un des effets-stasi très pernicieux est de pourrir les souvenirs de sa biographie, un amour, une soirée entre amis, peuvent avoir été gangrenés par un, une, agent/e-stasi. Ceux, celles qui ont eu l’imprudence de consulter leurs dossiers ont découvert que telle conversation dans un jardin par un beau jour de printemps, entre amis, avait fait l’objet d’un rapport où tout avait été mentionné !

Ça gâche quand même le plaisir passé. B. se refuse à aller voir. C’est sagesse.

Moi-même, je me demande, parfois, si le jeune ouvrier du bâtiment, rencontré sur le chemin du cirque, n’était pas un agent de la Stasi… Son vocabulaire, aujourd’hui, m’intrigue : Taugenichts, Nichtstuer (pour désigner les ouvriers communistes), die Messer zeigen (montrer les couteaux), appartiennent au vocabulaire nazi. Et pourtant, il était trop jeune pour l’avoir entendu. Alors ? Le souvenir de cette rencontre, agréable, se trouble.

Ces Congolais/Bambara, lépreux de la terre…

En chemin vers la nouvelle Möve où je suis invitée, un souvenir surgit. De ces liaisons incongrues.

À Reims, dans les années 70, un étudiant congolais de culture bambara, J.D., exilé politique, suivait les cours de deuxième année, dont un sur les Problèmes de la traduction. Un jour, il intervint pour apporter un bel exemple de décalages translinguistiques aux effets inattendus.  Le traducteur africain de l’Internationale, qui vraisemblablement avait eu quelques difficultés avec la notion chrétienne de  damnation, traduisit les «damnés de la terre» par «les lépreux de la terre».

Demander à des Africains de se dresser en s’identifiant à des lépreux, c’était vraiment insultant, surtout pour les Anciens !  On  chantait  parce qu’on était forcé !

La gestuelle et la manière fleurie de raconter ce faux-pas sémantique avaient transformé la salle studieuse en cours de récréation.

Qui traduisait ? ai-je demandé

Mais, des Africains, élevés à Cuba ou en URSS ou en RDA, ou à Prague… qui revenaient, ignorant et méprisant leur propre culture et leur langue!  Des Africains enlevés à leur famille dès leur plus jeune âge.

Missionnaires religieux ou laïcs, même combat ! Un combat, pour imposer des  modèles culturels sous couvert de solidarité ‘romantique’ anti-impérialiste.

Nous avions beaucoup ri, là où nous aurions dû pleurer.

J.D. avait passé son enfance dans un village africain, parce qu’il était bilingue, (il maîtrisait le français, mais parlait aussi une langue africaine), parce qu’il était  «initié» et baptisé,  je le  considérai comme un passeur idéal que je  soumis à un questionnement intensif à un moment où je me battais avec une notion occidentale, gréco-chrétienne, si molle que je ne savais pas en quoi en faire : le mythe. Il défaisait à longueur de temps et de questions bien des discours ethnologiques introduisant aux dits mythes, aux contes…

En discutant avec lui, je n’ai cessé de mesurer avec quelle légèreté et assurance, nous exportions de blanches notions, pourtant si incertaines.


Documentaire radiophonique sur Anna Seghers (SFB-ORB/MDR, radio kultur)

Après la Normannenstrasse, soirée à la “nouvelle” Möve, ex-lieu mythique des Ossi, installée aujourd’hui à la Volksbühne, sur invitation de la régisseure du documentaire sur Anna Seghers dont on fête le centenaire. Frostige Jahre- Années glacées d’Inge-Lore Bellin et Klaus Bellin. Les auteurs, wessi, tentent à travers des documents, des témoignages, des souvenirs, de cerner une femme énigmatique, souvent imprévisible, en confrontant des points de vue, sans prendre partie. Walter Janka qu’Erich Mielke envoya quelques années en prison, reprochait à Anna Seghers de n’avoir rien fait lors de son arrestation. Des documents, témoignages attestent qu’elle pensait pouvoir agir dans les coulisses, secrètement. Ce qu’elle fit sans succès. Les documents radiophoniques donnaient à écouter deux voix très différentes : la voix officielle, avec ses mouvements ascendants, descendants, stéréotypés, celle des assemblées de Parti, et la voix privée, intéressante, variée, à la fois sèche et vibrante.

Ce soir là, je rencontre — enfin — Cl., dont j’ai souvent entendu parler. X. en fut amoureuse et continue de l’adorer. Il est son inverse absolu. Le beau visage de cet homme trahit une certaine fragilité. Il a le charme secret des êtres qui ne se laisse pas approcher de trop près. Parce que façonné par la grande Histoire ? Avoir à changer la première lettre de son patronyme pour faire plus français, vivre séparé de sa famille, devoir suivre une femme, rescapée d’un camp, qu’il ne reconnaît pas, qui se dit sa mère et qui jalousement le coupera de sa famille adoptive, laissent des marques indélébiles, sourdes, tenaces. La distance est protectrice. À vie. X. se situe à l’autre pôle, elle a la lourdeur des êtres qui pensent que l’amitié, l’amour sont accaparement, fusion. Et donc toujours quelque part rapports de force. Car, il faut se protéger, délimiter en permanence son périmètre, reconstruire ses haies de protection.

Il s’est amusé à parler d’une affiche sur lesquelles on dénonçait le nazisme d’hommes — et de femmes, le préfixe féminin innen était dessiné pour mettre en valeur l’égalité des hommes et des femmes dans le mal ! — Ah ! Ah ! Gleichheit auch im Bösen – égalité dans le mal, aussi ! dit-il en riant. Sa femme le regarde. Lors de la manifestation du 9 novembre, nous avions évoqué cette participation active de femmes au nazisme, aujourd’hui encore, leur nombre s’élèverait à plus de 20%. Sexisme à l’envers que de croire que le sexe, les flux menstruels protégeraient contre ce type de dérive.

Mardi 28 novembre

Les Archives-Brecht comme espace de ressourcement

Après chaque “pèlerinage”, je savoure le travail aux Archives-Brecht. Une manière de ré-oxygéner ma cervelle, quatre jours durant.

Je prends le temps de lire en entier les cahiers qui me sont confiés, où Madame Ramthun a transcrit des textes manuscrits de Brecht. Je tombe sur des bribes de texte écrit sur des bouts de papier, qui souvent m’intrigue. Ainsi cette proposition, la jalousie est une passion matérialiste, écrite par un homme qui aimait à papillonner, mais ne supportait ni la jalousie ni le papillonnement des femmes qu’il papillonnait. Sans contradictions, un être humain serait un zombi translucide. Mais, c’est souvent comique !

Je tourne autour de cette phrase lapidaire, sans en percer la teneur. Matérialiste renvoie-t-il à la dimension corporelle, au poids plombé des affects qui traversent le corps souffrant du jaloux? Une composante de l’amour physique? Lui qui aurait voulu que l’on goûtât à sa queue sans songer à son propriétaire. La valeur positive du qualificatif matérialiste chez Brecht pourrait faire de la jalousie une passion positive.

Il est toujours imprudent de se servir des textes littéraires, entre autres du féroce Duo de la jalousie dans L’opéra de quat’sous, pour construire la pensée d’un auteur sur un sujet. Les lettres sont plus sûres, encore qu’elles s’adressent chaque fois à des femmes différentes qui toujours déplace la question. Les rapports à Helene Weigel sont très différents des rapports à Ruth Berlau. Alors que Helene Weigel fait avec le papillonnage de BB, Ruth Berlau en devenait hystérique.

Ces Cahiers contiennent aussi parfois le texte des premières versions manuscrites de poèmes, qui sont des voies d’accès au travail d’écriture de Brecht. Sa passion de la virgule bien placée, du mot juste à sa juste place, qui a fait l’objet d’une multitude d’anecdotes, est visible dans les manuscrits. Ces ébauches de poèmes sont parfois accompagnés de schèmes apparemment “métriques”, témoignant d’un travail sur le mouvement rythmiques des agencements. Homme de théâtre et poète, il travaillait — consciemment — l’oralité du texte qui toujours déborde et le texte et son auteur.

Dans un de ces Cahiers, au milieu de fragments de texte appartenant au corpus de L’opéra de quat’sous, j’ai trouvé la première version du poème satirique La grande faute des Juifs – Die grosse Schuld der Juden, écrit en 1934-1935, ironisant sur les discours nazis.

De la première version, Brecht a conservé le premier vers, remarquable par sa simplicité efficiente.

D’un côté, ce malheureux pays où tous les mots riment les uns sur les autres : Land/Elend ; in/sind mimant le compact des liens nationaux produit par la répétition des nasales qui expansent d’une certaine manière, le nous (unserem Land)

[ In unserem Land / sind / an allem Elend // ]

De l’autre, les coupables. Exclus, éloignés du verbe dont ils sont les sujets grammaticaux. Deux mots accentués, où le sujet verbal — Juden — associé à schuld, un terme à la fois religieux (faute, culpabilité) et juridique (responsable), placé en clausule, qui porte l’accent, comme les Juifs, les fautes, la rime interne (ud/uld) créant un rapport d’inclusion. Il est difficile en français de produire cette solidarité brechtienne des mots se chaînant et qui font sens dans tous les sens :

In unserem Land / sind / an allem Elend // die Juden schuld.
Dans notre pays/, sont/ de toutes les calamités/ les Juifs coupables

On retrouve une variante de ce vers dans un autre poème : Der Jude, ein Unglück für das Volk – Le Juif, un malheur pour le peuple qui fait aussi partie du cycle des Svedenborg Gedichte, Deutsche Satire :

Sind / in unserem Land / an allem Unglück/ die Juden schuld
Si dans notre pays, de tout le malheur, les Juifs sont coupables

Ce vers, qui mime un slogan SA «die Juden sind unser Unglück», enclenche un syllogisme qui inverse la logique du discours nazi : le nombre des Juifs diminuant, les calamités augmentant, c’est donc le gouvernement nazi, qui prétend avoir pris les choses en main, qui est juif.

La première version, en partie barrée, apparaît comme un mouvement de colère qui tente de prendre forme dans un projet de poème, qui exige élaboration. Le poète satirique est toujours pris dans une contradiction, il doit trouver une voie médiane entre le temps nécessaire à l’élaboration textuelle et la nécessité d’intervenir rapidement dans le présent. Brecht en a conscience qui dira des poèmes du cycle Svedenborg Gedichte, Deutsche Satire, qu’ils sont un appauvrissement par rapport aux visées traditionnelles du poète : «Tout n’est-il pas plus simpliste, moins organique, plus froid, plus ‘conscient’ (au mauvais sens du terme) ? – Ist nicht alles auch einseitiger, weniger ‘organisch’, kühler, ‘bewusster’ (in dem verpönten Sinn) ?»

Après Sachsenhausen, la lecture de ces poèmes en voie d’élaboration, est bienfaisante, elle fait lever la colère, celle-même qui porte l’écriture, et que Benjamin jugeait à la hauteur de ce qu’il fallait détruire. Le père de Margarete Steffin, un prolétaire pur et dur, membre du PCA, qui considérait la poésie comme une affaire pour bonnes femmes, “unmännlich” (non viril), en est agité. «Det ist so schön». L’efficience de l’écriture est telle que des bribes de poèmes se glissent dans sa parole, Margarete, leur fille, est obligée de le mettre en garde quand la visite suédoise s’achève. Il importe de ne pas parler-Brecht en terre nazie. Un bel exemple des effets transformateurs de l’écriture poétique portée par une nécessité intérieure.

« Die Juden sind unser Unglück »

En feuilletant un manuel scolaire d’histoire qui faisait autorité dans les lycées de la Souabe, retrouvé dans mes archives, j’avais appris que ce slogan nazi «Die Juden sind unser Unglück», avait pour auteur un grand historien allemand Heinrich von Treischke. Cet manuel, signé Walther Gehl, est un document précieux sur l’enseignement de l’Histoire durant le nazisme. Sur la couverture, vert foncé dans sa partie supérieure, vert clair dans la partie inférieure, un casque de soldat avec une branche de chêne. La présentation de l’Histoire allemande commence à Bismarck et s’achève sur l’occupation de la Pologne. Son objet central : «Le combat du monde contre l’Allemagne – Der Kampf der Welt gegen Deutschland». Les nombreuses sous-parties avaient pour titre une définition du peuple allemand marqué par le manque, l’exclusion : peuple sans terre natale Ohne Heimat. Sans Espace – Ohne Raum. Sans appui – Ohne Halt. Sans but – Ohne Ziel. Sans État – Ohne Staat. Etc. Un peuple paria. L’AVANT : l’envers exact de la Nation nationale-socialiste. Du mythologique. Dès les premières pages, les Juifs sont le malheur de ce peuple dépossédé de TOUT. Sous Bismarck déjà se développait «la puissance du capital sous la direction juive». Last but not least. Marx, ce Juif de vieille famille rabbinique, avait inventé la lutte des classes «comme moyen de la domination juive».

En bref, un discours wischi-wascha d’historien nazi, pas très éloigné de celui de Julius Streicher, un ex-instituteur, discours destiné à de jeunes élèves.

Une fillette de la «5e classe» de l’École des filles de Rottweil sur le Neckar avait sagement travaillé sur ce livre en laissant de nombreuses traces, comme le font les élèves studieux. Des traces de complicité idéologique ? Ou simples soulignements ? Je l’avais rencontrée à l’université de Tübigen. Elle avait hésité à me confier ce livre d’histoire que j’ai gardé sans trop savoir pourquoi, car à l’époque j’étais très ignorante. Son père était un brillant juriste, connu à Rottweil. Elle était elle-même remarquablement intelligente, plus âgée, elle m’impressionnait. Elle parlait avec ironie de l’occupation française et des Tabors marocains, pour le cas où j’aurais eu des velléités de coq gaulois. Ces derniers — en majorité, des repris de justice recyclés dans/par l’armée française — avaient laissé de douloureux souvenirs.

Elle était fiancée à un bel éphèbe aux yeux bleus, qui espérait devenir officier, «dès que l’Allemagne serait autorisée à avoir une armée». Je ne le supportais pas, tant il était caricaturalement militarisé dans sa gestuelle et sa pensée. Avec des idées arrêtées sur la fonction des femmes! Je le trouvais idiot et je crois qu’il l’était. Quand j’ai quitté Tübingen, les liens se sont défaits. J’avais été très gentiment reçue par la famille, elle-même était dans la demande, comme une majorité de jeunes allemands après la guerre. Mais, nous appartenions à des mondes mentaux trop différents. J’ai oublié jusqu’à son nom, mais pas sa silhouette, ni son visage très singulier. A-t-elle épousé le futur officier? Si oui, a-t-elle pu résister à sa bêtise?


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1. Michaël MORLEY, The Source of Brecht’s “Abbau des Schiffes Oskawa durch die Mannschaft”, Oxford German Studies 2/1966, p. 149-162.


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Chroniques berlinoises. III. 3. Novembre 2000


NOVEMBRE 2000 (suite 2)



Les Chroniques berlinoises de Novembre-décembre 2000 [III] ont été coupées en 4 parties. Pour chacune d’elles, un inventaire des sous-titres est proposé dans PAGES.

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Samedi 25 novembre 2000

Plötzensee

Le temps est gris, brumeux, le ciel est bas. Un bon jour pour aller à Plötzensee, un lieu de mémoire- Gedenkstätte. Il est des lieux qui ne peuvent être vus dans la pleine lumière solaire. Je ne saurais dire pourquoi.

À la descente de l’autobus, je découvre un paysage urbain, très découvert, fait de ponts, d’autoroutes se croisant, voilé par un crachin très fin qui rend la chaussée glissante. Le paysage embrumé participe de la tristesse des lieux. Je traverse un pont, une route, m’engage sur le Hüttigpfad – Chemin Hüttig. Je longe un mur de briques sur ma gauche, très haut ; sur la droite, un garage pour camions de livraison. Une étrange voiture qui semble sortir d’un film des années trente avance lentement à ma rencontre. Silence pesant. Le claquement de mes talons sur les pavés résonne dans ma tête. C’est sinistre. Je me défends en avançant d’un pas décidé et ferme dans le Hüttigpfad. J’apprendrai quelques instants plus tard qu’il s’agissait du nom du premier communiste exécuté le 14 juin 1934 à Plötzensee. Richard Hüttig fut décapité à la hache dans la cour de la prison à l’âge de vingt-six ans. Le premier d’une longue lignée de décapités.

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Plötzensee, un nom de lieu, souvent rencontré — Exécuté-ée à Plötzensee, le… — Je savais que c’était une prison, un lieu d’exécution, mais guère plus.

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Plötzensee, un nom de lac, pour désigner une prison, construite entre 1869 et 1879 à proximité, ainsi décrite dans la brochure publiée par le Centre historique du Mémorial de la résistance:

« [..] Les bâtiments en brique nue s’élevaient sur un terrain de plus de 25 hectares et étaient entourés d’un mur de six mètres de haut. Les logements de fonction du personnel se trouvaient à l’extérieur de l’enceinte. L’établissement comprenait cinq bâtiments de détention de trois étages, d’une capacité de mille quatre cents détenus environ. Il était construit selon le système panoptique qui permet une bonne surveillance grâce à des plafonds dotés d’une ouverture centrale et à une disposition cruciforme des bâtiments. Avec les centres de travail, la chapelle et les cours intérieures entourées d’un mur, les bâtiments carcéraux formaient un monde à part, régi depuis toujours par une surveillance et une discipline sans faille dans la tradition militaire prussienne. Rares étaient les personnes du « dehors » qui savaient ce qui se passait derrière les hauts murs de Plötzensee.
Sous le national-socialisme, le système pénitentiaire classique se mue, à côté du nouveau régime concentrationnaire extrajudiciaire, en instrument politique de répression et de mise à l’écart des « ennemis du peuple ».

Les bâtiments endommagés par les bombardements ont été rasés après la guerre, le mémorial se trouve dans l’ancien bâtiment des exécutions, rénové. Deux salles qui ressemblent à une chapelle désaffectée, entourées d’un petit jardin.

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Ces espaces vides, dont un avec des crochets de boucher au plafond, me défont, j’en sors rapidement. Je me dirige vers une petite bâtisse, pensant que c’est une librairie. Un homme jeune, gardien des lieux, vient à ma rencontre. On bavarde, longuement. Paysagiste, “architecte des espaces”, avait-il ajouté, il est au chômage. Comme gardien des lieux, il gagne 20 DM de l’heure. Il se dit satisfait.

Durant notre conversation surgit un couple de policiers. Ils viennent de temps à autre, me dit-il. — Pourquoi ? Il hausse les épaules légèrement pour dire qu’il ignore la raison de ces visites. Le mémorial est donc surveillé.

Je parle de Sachsenhausen. Il refuse ce genre de pèlerinage, « pas maso ». La réplique est vive et contraste avec le ton très doux de la discussion. D. avait employé le même verbe pour dire ce refus — ersparen- se dispenser, qui pourtant travaille sur le nazisme.Je conteste cette position. A-t-on même le droit de se protéger ? S’y risquer et en garder la mémoire est notre seule manière de nous incliner sur ces tombes vides. Et pour en garder la mémoire vive, il faut passer-par. Passer par quelque chose d’indéfinissable qui ressemble plus à un état de mal-être qu’à un sentiment précis, passer par quelque chose qui ressemble à du dégoût, mais n’en est pas… Passer-par pour passer à autre chose, pour soi, pour et avec les autres. Peut-être, une bonne manière de brider sa propre violence, d’éviter qu’elle ne déborde, d’en faire quelque chose, d’être attentif à ce que parler veut dire… Il ne discute pas mes arguments. Il ne peut pas, simplement. Ich kann nicht. Je n’ai rien à dire. Après un long silence, il dira :

C’est dur d’être né dans un pays où se sont passées de telles choses. On a forcément des tueurs, des complices dans sa famille proche ou lointaine, dans son entourage.

Il regarde devant lui un moment. Je respecte ce silence.

— Moi aussi, j’ai eu du mal à me décider… C’est « après » (avec accent d’intensité) avoir analysé des textes nazis dont deux rapports militaires que j’ai éprouvé le besoin de « passer »  par ces lieux… Une manière de s’incliner…

— Pourquoi « après » ? dit-il à voix basse.

— Quand on analyse des textes, texte de propagande, rapports d’officiers qui viennent de mettre à mort des Juifs, des Tsiganes, on est au cœur même de l’événement, ce que le discours historiographique ne permet pas, l’écriture de l’historien/ne avec ses hypothèses de travail, son arsenal méthodologique, etc., joue le rôle de filtre distanciateur, pour lui-même d’abord, et donc pour le lecteur. L’analyse d’un rapport de Täter (en ce cas militaire) oblige à entrer-dans,  on y passe beaucoup de temps, l’expérience en est éprouvante… après on peut affronter une autre épreuve du réel de l’extermination celle du passage par les lieux, me semble-t-il …

— Ach ! – Ah ! (Tiens!) comme adressé à lui-même.

Dans le jardin qui entoure les deux salles vides, des urnes,

vides, précise-t-il.

Comme deuil impossible à faire.

Je lui demande si les visiteurs de ce mémorial sont nombreux.

— C’est variable, on peut rester des heures sans voir personne et soudain, deux, trois cars arrivent et déversent des touristes. Ils font un tour de piste et repartent… peut-être pour un parc d’attractions… la visite des mémoriaux est dans l’air du temps… Qu’emportent-ils ? dit-il en conclusion, comme se parlant à lui-même.

Une sympathie est née. Je lui donne mon adresse parisienne. Je relève la sienne et associe son nom à Plötzensee, un lieu de supplice comme repère mnémotechnique. La pollution a des formes diverses.

Sur le chemin du retour, avant de prendre le métro, je déambule un temps dans l’équivalent de Belleville à Berlin. La population y est plus bigarrée, plus vivante que dans mon périmètre préféré, qui, par comparaison, en devient presque terne.

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Revenue dans “mon” quartier, je m’installe dans un café et je lis la brochure emportée. Il m’arrive de relire des paragraphes, espérant avoir mal compris, tant les faits mentionnés sont terrifiants.

À Plötzensee, la mort était donnée par pendaison ou par décapitation, à la hache d’abord, ensuite à la guillotine, à partir 17 février 1937 — date de la livraison de la guillotine (la circulaire instaurant la guillotine datait du 28 décembre 1936).

À Plötzensee furent exécutés des adversaires du régime. Dont les responsables de l’attentat manqué du 20 juillet 1944. Entre le 8 août 1944 et le 9 avril 1945, «au moins quatre-vingt-six personnes sont exécutés».

À Plötzensee furent exécutés des civils étrangers, polonais et tchèques en particulier.

À Plötzensee, on mourait pour avoir caché des Juifs, des déserteurs, donner de la nourriture à des déportés au travail obligatoire. Mais on mourait aussi pour de petits délits, du vol à l’étalage ou de l’«abattage non déclaré». On mourait pour avoir douté du génie militaire d’Hitler and Co., pour avoir colporté des blagues politiques.

Ainsi à Plötzensee fut exécuté Karl-Robert Kreiten, un jeune pianiste, remarqué pour ses talents, qui avait obtenu des prix internationaux de musique. Il était né en 1916 à Bonn d’un père musicien néerlandais et d’une mère française. Il avait osé en 1943 exprimer des doutes sur la stratégie militaire d’Hitler. Dénoncé à la Gestapo, il est condamné à mort le 3 septembre 1943 par le Tribunal du Peuple. Sa famille obtient une promesse de grâce de la Chancellerie du Reich. Mais K.R. Kreiten avait été exécuté dans la nuit du 7 au 8 septembre 1943 — sans ordre d’exécution. Une «méprise». Aucun des fonctionnaires impliqués n’eut de compte à rendre.

À Plötzensee, on peut suivre la courbe ascendante des changements fondamentaux qui s’opèrent dans le système judiciaire, l’émergence d’une nouvelle rationalité qui balaie ce que la République de Weimar avait tenté d’instaurer et préfigure ce qui va advenir : tuer le maximum de personnes en un minimum de temps. C’est tout le système judiciaire qui est transformé dans le sens d’une répression de plus en plus féroce et qui rend caduque la réforme du système pénal menée sous la République de Weimar, qui faisait, entre autre, une large part à la réinsertion des détenus. L’augmentation du nombre des exécutions impose une procédure de plus en plus rapide.

Tuer un maximum de gens en un minimum de temps, tel était, à l’Est, le souci des officiers de la Wehrmacht dont j’ai analysé les rapports. En Allemagne, Otto Thierack, l’entourage du Führer et le Führer lui-même exigeaient l’accélération des procédures.

Pour «réduire nettement les délais», on introduisit quelques innovations techniques simples – einfacheren Vorrichtungen (Rapport 101 du 12 décembre 1942). Ainsi, les crocs-de-boucher que le visiteur découvre dans une des salles du mémorial permettaient d’exécuter par pendaison plusieurs personnes à la fois, à partir de décembre 1942. Arvid Harnack, Harro et Libertas Schulze-Boysen et d’autres membres de l’Orchestre rouge sont pendus en même temps, le 22 décembre 1942. La guillotine aussi permettait de gagner du temps.

Sur le plan judiciaire, l’accélération des procédures entraîne l’interdiction des recours. Le rituel de mise à mort est lui-même simplifié, le 15 octobre 1942, une circulaire du ministre de la Justice interdit la présence des aumôniers. On tue à la chaîne, les méprises sont nombreuses. Pour gagner du temps, les décisions d’exécution, les noms sont transmis par téléphone du ministère de la Justice au procureur de Plötzensee.

En 1942, le nombre des pendaisons planifiées est impressionnant. Sont en attente : un prisonnier de guerre français Jumel, condamné à la peine capitale le 27 juillet 1942 à Kassel par jugement du tribunal de l’état-major de la division 409 ; un ancien officier de marine Klotz condamné à la peine capitale pour atteinte à la sûreté de l’État et haute trahison. Le ministère de l’Aviation de son côté avait annoncé :

« par téléphone que plusieurs condamnations à mort pour haute trahison seraient vraisemblablement prononcées cette semaine par le Tribunal militaire du Reich. Il est probable que le Führer ordonnera la pendaison et les 51 services judiciaires sont priés de veiller à une exécution immédiate.»

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Plötzensee dit à la fois la “nouvelle” société, et la guerre que le pouvoir nazi mène sur deux fronts : à l’intérieur d’abord, contre la fraction gauche du peuple allemand, contre les Juifs, et très rapidement contre tous les transgresseurs de LA Norme établie ; et à l’extérieur contre les populations qui refusent l’asservissement. Avec deux instruments : la Justice et l’Armée.

De hauts et petits fonctionnaires de la Justice, structure classique d’un État moderne, ont été les instruments privilégiés — et zélés du national-socialisme. Faut le redire. Des juges, des procureurs ont mené à leur manière une guerre contre la société civile allemande pour étouffer dans l’œuf le moindre germe de rébellion.

De 1933 à 1944, la législation est de plus en plus répressive : avril 1933, création d’une cour spéciale (Sondergericht) dans chaque ressort de tribunal supérieur du Land (Oberlandesgericht), mai 1934 est créé le Tribunal du Peuple chargé, comme les cours spéciales, des délits politiques, «les cours spéciales ne sont plus tenues à l’instruction préliminaire et à la notification de l’acte d’accusation. Les juges reçoivent pouvoir de rejeter les offres de preuve à décharge». À partir de 1935, les recours peuvent entraîner une aggravation de peine. Avant la Blitzkrieg, la Blitzjustiz, la seconde préparant la première. À partir de 1939, les jugements trop «indulgents» peuvent être cassés par un «appel extraordinaire» de l’exécutif, un nouveau procès peut alourdir la peine. Il arrive que le Führer intervienne quand le verdict paraît clément. Ainsi Mildred Harnack et Erika von Brockdorff qui avaient échappé, parce que femme, semble-t-il, en décembre 1942, à la sentence de mort prononcée par le magistrat Manfred Roeder à l’encontre des principaux membres d’un réseau de résistance, sont jugées à nouveau et condamnées à mort. Elles sont guillotinées à Plötzensee, la première le 16 février, la deuxième le 13 mai 1943.

Le nombre des exécutions croît à partir d’août 1944, dans les seules années de guerre, les tribunaux civils ne prononcent pas moins de 15 860 peines capitales. Le nombre de condamnations à la peine capitale entre 1933 et 1945 s’élèverait à 16 560, dont 11 881 exécutées jusqu’à la fin 1944. Près d’un quart des exécutions ont eu lieu à Plötzensee, dit la brochure.

À Plötzensee, on voit comment la Justice du IIIe Reich participe de ce travail social qui corrompt la société et les êtres jusque dans les replis les plus intimes. On voit comment elle justifie ce travail en coupant les liens du droit et de la légalité d’un État de droit classique.

Pis. Cette guerre intérieure qui commence en 1933 avec la complicité des gardiens traditionnels du respect de la Loi, non seulement absout par avance les crimes de la Wehrmacht, mais elle les rend possibles. En toute légalité. Durant la guerre, les experts de l’administration judiciaire mettront en place une réglementation réduisant les droits des populations des territoires occupés, qui devait devenir, après la «victoire finale», un «droit pénal durable s’appliquant aux peuples étrangers». Et fidèle à ces principes, des cours de Justice absoudront les officiers responsables de massacres de populations.

Et plus les menaces s’accumulent sur le IIIe Reich (bombardements, avancées des Soviétiques…), plus l’appareil judiciaire est partie prenante dans la répression implacable, qui précipite la destruction physique de milliers de prisonniers. Après le bombardement des 3-4 septembre 1943 qui endommage la guillotine et touche sévèrement le bâtiment III où trois cents personnes attendent leur exécution, de hauts fonctionnaires du ministère de la Justice et du Parquet de Berlin accélèrent la procédure d’exécution immédiate des condamnés. Afin de prévenir les évasions de la prison. Un aumônier protestant, Harald Poelchau en a laissé le témoignage suivant :

« Le massacre a commencé au crépuscule, le 7 septembre. La nuit était froide. De temps en temps, l’explosion d’une bombe déchirait l’obscurité. Les faisceaux des projecteurs dansaient dans le ciel. Les hommes étaient rassemblés, alignés sur plusieurs rangées. Ils étaient là, ne sachant d’abord ce qui allait leur arriver. Puis ils ont compris. On les appelait et on les emmenait par groupes de huit. Ceux qui restaient ne bougeaient pratiquement pas. Seules de temps en temps quelques paroles à voie basse échangées avec moi et mon homologue catholique. […] Une fois, les bourreaux ont dû interrompre leur travail à cause des bombes qui s’écrasaient à proximité. Il fallut reconduire dans leurs cellules les quarante hommes déjà rassemblés, alignés par huit sur cinq rangées. Puis la tuerie reprit. Ils furent tous pendus. […] Comme il n’y avait plus de courant, les exécutions eurent lieu à la lumière des bougies. Les bourreaux, épuisés, ne s’arrêtèrent qu’au matin, à huit heures, pour reprendre leur activité le soir, avec des forces neuves. »

Last but not least. Les exécutions se poursuivent jusqu’aux derniers jours de la guerre. Quand la prison de Plötzensee est trop gravement endommagée, on exécute au pénitencier de Brandebourg-Gorden, «Vingt-huit personnes sont encore exécutées le 18 avril 1945, vraisemblablement le dernier jour. Une semaine plus tard, le 25 avril, les troupes soviétiques occupent la prison et libèrent les détenus».

Trois jours avant, le dimanche 22 avril, un détachement d’éclaireurs soviétiques avait libéré Sachsenhausen, tandis que des unités blindées de la 47e Armée soviétique et des éléments d’infanterie de l’Armée polonaise brisaient les dernières unités SS qui s’accrochaient à Orianenburg.

*

Il faut le dire et le répéter, la Justice, l’Armée, ne sont pas des abstractions, mais des structures d’État portées par des individus qui peuvent faire ou ne pas faire du zèle. Et certains fonctionnaires de Police, de Justice, de l’Armée ont parfois aidé leurs concitoyens. Ces fonctionnaires zélés, contrairement à leurs homologues militaires, emploient souvent le Je dans leurs rapports, procès-verbaux, associé à différents verbes, dont le verbe bitten (prier) et ce je pointe un fonctionnaire qui assume sa position hiérarchique et les charges qu’elle implique, quels que soient les effets et les manquements à la justice elle-même.

Bien sûr, les problèmes de carrière, d’avancement, l’opportunisme…, voire la peur, ont joué un rôle, mais ils ne suffisent pas à expliquer le zèle de hauts et petits fonctionnaires. Quoi qu’il en soit du carburant de ce zèle, la volonté de pouvoir, de domination est à la mesure de leur propre servitude volontaire.

Je suis de plus en plus convaincue des liens étroits entre servitude volontaire et désir de domination, plus on se courbe, plus on cherche à écraser. Une manière de compensation pour retrouver un peu de dignité à ses propres yeux ? Du prolétaire humilié qui humilie à son tour femme et enfants, au haut fonctionnaire qui subit sa vie durant de multiples pressions, etc., se trame une chaîne sans fin de courbures et d’écrasements.

Se courber appartient à la tradition allemande et prussienne, c’est un formatage qui commençait dès l’enfance, renforcé par l’éducation religieuse, catholique ou protestante. Hermann Hesse (pour ne citer qu’un auteur relativement connu en France) n’a cessé de fictionner les ravages psychiques de ces dressages. Il s’est lui-même tourné et vers la psychanalyse et vers le bouddhisme, pour tenter de maîtriser les effets dévastateurs de ce dressage.

Mais, tous les enfants dressés comme des chiens ne sont pas devenus des criminels. On ne peut rien contre le formatage d’enfance, mais on peut contester un héritage ou se complaire volontairement à le perpétuer.

*

Parce qu’à Plötzensee, on pouvait mourir pour peu, professeurs et étudiants de l’Institut d’anatomie et de biologie de l’université de Friedrich-Wilhelm avaient abondante matière à disséquer. Si abondante que cette surproduction de cadavres posait quelques problèmes au professeur Stieve qui menaça de «limiter l’enlèvement des cadavres à ses besoins réels», si l’administration judiciaire ne prenait pas en charge le coût des caisses contenant les corps (17,50 RM par cercueil).

*

Plötzensee est à la Justice légale ce que les camps de concentration sont pour les SS, un lieu de mise à mort pour tous les porteurs du moindre germe de contestation. Mais les juges restent gantés de blanc. Après la guerre, ils sont nombreux à continuer à juger. Sans avoir à blanchir leur mémoire…

On a eu tendance à se fixer sur les SS, parce que leurs crimes étaient horriblement concrets, et leurs mains visiblement tachées de sang, on a eu tendance à oublier de regarder les mains tachées d’encre.


On ne peut pas devenir fou dans une époque forcenée bien qu’on puisse être brûlé vif par un feu dont on est l’égal.
René Char


Alfred August Eder

Le soir, après Plötzensee, j’écoute la copie, en version intégrale (Langfassung), d’un documentaire radiophonique, un Feature d’Harald Kruse, pasteur, mis en ondes par Beate Rosch pour la SFB-ORB, radio kultur.

Une idée saugrenue après une telle journée. Nuit blanche.

Le documentaire raconte le destin inénarrable d’un homme simple avec qui la Justice, et par elle une certaine Allemagne, ne cesse de régler des comptes, après la guerre perdue. Un frère jumeau de Schweyk qui se mourait lentement à Hambourg, et dont les rêves continuaient de charrier les cadavres abattus, gazés, morts de typhus, qu’il devait déblayer durant les années passées en camp de concentration. Parce qu’il avait refusé de participer au massacre de populations civiles. De l’histoire d’en-bas, racontée d’une voix râpeuse, au souffle court, en plattdeutsch, par un très vieil homme. Une histoire qui ne se prête pas à la mythification héroïque comme celle des insurgés du 20 juillet 1944. Inénarrable. Du très mauvais roman picaresque. Si un romancier s’avisait de raconter une histoire pareille, on crierait à l’invraisemblance misérabiliste. Et de plus, ennuyeuse, tant elle est répétitive. Si invraisemblable que la version intégrale fut réduite. Censure ? Ou difficulté à penser les ‘dysfonctionnements’ de la justice allemande des années 50-60 ?

Rappelons, pour la compréhension de ce qui suit, qu’en 1945, de nombreux juristes nazis- NS-Juristen continuaient à rendre la justice au nom du peuple, l’ère Adenauer fut même une période faste pour faire une belle carrière. Dans les années 60, de 1100 à 1200 juristes-NS connus (juges, avocats) étaient encore en poste. Or, l’institution de la justice participa de manière « active et conséquente à la décadence de l’État de droit » dès 1933 1).


Si le destin de l’intellectuel Alfred Kantorowicz permettait de mesurer à leur juste poids, les lâchetés d’une Europe, face au nazisme, avec le destin d’Alfred Eder, on mesure à quel point des couches importantes de la société allemande ont été contaminées, pourries de l’intérieur par le nazisme. La bactériologisation langagière (toujours dangereuse) ne me paraît pas déplacée, ici, pour dire le pourrissement des psychés. Du très intime. De l’ordre de la longue durée historique, malgré les efforts prométhéens des historiens, sociologues allemands pour explorer ce lourd héritage.

*


Alfred August Eder, né le 18 mars 1918, en Prusse orientale à Warnen, était le quatrième enfant d’une famille pauvre, le père était valet de ferme – Knecht, disait-on. Un terme qui renvoie au servage. L’enfant rêvait de devenir garde-forestier, mais ne parvenant pas à maîtriser le hochdeutsch, il sortit de l’école avec l’étiquette dämlich – bête, ballot.

Quand Hitler et ses généraux partent à la conquête du monde d’une botte alerte, Alfred August Eder est mobilisé. Avant de partir pour le front, sa grand-mère, sa mère, très pieuses, le bénissant, lui avaient pris la tête entre les mains et murmuré à l’oreille :

Mon enfant, ne fais jamais rien contre ta conscience, Dieu voit tout, l’Enfer dure éternellement – Tue kein Unrecht mein Kind.

Elle avait l’habitude, cette mère, d’ouvrir la Bible et de montrer des images de l’Enfer à l’enfant qui avait failli.

Gravement blessé sur le front de l’Est, il est rapatrié. Versé ensuite dans une unité de réserve, il se retrouve en France, à Lisieux d’abord.

Le 10 juin 1944, selon Eder, des hommes de sa compagnie sont envoyés à Oradour 2). La veille, un officier, SS-Sturmbannführer Kämpfe (3. Bataillon) qui avait fait exécuter 29 partisans, avait été enlevé 3). Quand Eder et ses camarades arrivent sur place, ils voient des pendus aux lanternes. Les hommes étaient enfermés dans des granges, les femmes, les enfants parqués dans l’église. Le village incendié. La compagnie d’Alfred Eder reçoit l’ordre de tirer sur les femmes et les enfants parqués dans l’église.

Le récit d’Eder est chaotique. Des soldats d’unités différentes, infanterie, armée de l’air, SS, étaient déjà à l’œuvre et tiraient dans tous les sens. Eder dit avoir vu des SS arracher un nourrisson aux bras de sa mère et le jeter contre un mur de l’église.

Ryfta Weidenfelt m’avait raconté la même scène, vue à l’Hôpital Rothschild à Paris. Elle regrettait qu’on ait effacé les traces de ces meurtres d’enfants.

La voix d’Alfred Eder vacille, bégaie, il cherche ses mots. Il ne peut pas tirer :

— J’étais paralysé – wie gelähmt. J’avais vu des atrocités en Russie, mais ça… Il se dit halluciné, il voit et entend sa mère, « en France, dans l’église » — Tue kein Unrecht mein Kind. Il voit les mains de sa grand-mère et entend distinctement : — Ne fais rien de mal, quoi qu’il arrive.

Il refuse d’obéir, son supérieur l’insulte, le traite de Rubenschwein – de porc-à-betteraves, d’embusqué – Drückberger. Fou de colère, il tourne son fusil vers son supérieur hiérarchique. Il est emprisonné à Ponte Clichy, renvoyé en Allemagne et jugé.

L’enfer réel — forteresses, camps de concentration — ouvre grand ses portes à celui qui n’a pas pactisé avec les tueurs. Il est d’abord envoyé à Torgau sur l’Elbe. Dans la forteresse militaire, on lui souhaite la bienvenue en l’attachant sur un chevalet, et le fouette suivant la coutume bien connue aujourd’hui. Il fallait chanter et remercier Dieu – Gott mit uns. Tortures diverses. Faim, les prisonniers mangent de l’herbe quand ils en trouvent. Il passe devant un tribunal militaire – Feldkriegsgericht, accusé de rébellion, d’insulte et menace à supérieur hiérarchique. Transféré au camp de Weroschino, il parvient à s’échapper, espérant pouvoir rentrer chez lui. Il sera repris à Wilna, avec dans son sac un kilo de pommes de terre gelées. Il est renvoyé à Torgau, accusé de pillage, il est condamné à mort au pilori – Tod am Schandpfahl, par un juge civil — Dr. Klein, décoré de “l’ordre du sang” – Blutordensträger. « La vraie raison – der wahre Grund » de sa condamnation à mort, commente Eder, c’était sa rébellion dans un village français, sa dénonciation des crimes vus à Weroschino, et dans la forteresse militaire de Torgau, en pleine audience.

— J’étais assez naïf à l’époque pour croire qu’un juge civil ne tiendrait pas compte de l’accusation militaire de rébellion.

Durant 83 jours, Alfred Eder attendra son bourreau, dans une cellule étroite, puant l’urine, maculée de sang, dans la forteresse militaire de Torgau. Sans dormir, battu, assoiffé, affamé… Mais l’exécution est différée, la condamnation à mort n’a pas été contresignée par l’officier supérieur, le général Meindel, le prévenu servira à des “fins spéciales” – besondere Verwendungen. Le jugement est donc modifié par le Dr. Klein, le 30 novembre 1944, il condamne Eder pour vol à 5 ans de prison, mais il conserve la clause de l’internement préventif – Sicherungverwahrung. Eder est envoyé dans différents camps de concentration. À “des fins spéciales” : mission suicide, déminage, déblaiement de cadavres, voire de mourants, « le plus terrible, quand j’y repense, je ne peux pas dormir ». Dans le camp de concentration de Torgau-Brückenkopf, on lui cassera les dents à coups de talon de botte, il assiste à l’assassinat de 200 à 300 prisonniers de guerre russes, déchirés par des chiens – zerrissen worden,

des chiens dressés, des chiens policiers. Comme ils ont ri, comme ils ont ri – ham die gelacht, ham die da gelacht, nich? Gell? .

Après Camp de Torgau-Brückenkopf, Neuengamme et de Neuengamme à Bergen-Belsen. Il était aussi passé par Wintergerg, un camp annexe de Dachau. « und so weiter – et ainsi de suite ».

Les internés préventifs, chargés de taches spéciales étaient considérés comme des hors-la-loi (Vogelfreie), n’importe quel lèche-cul (Arsch) pouvait les abattre – gell?… und so weiter – et ainsi de suite.

Eder a vu des Juifs poussés à coup de fouet dans les chambres à gaz, des camarades déchiquetés en déminant, accompagnés par les injures : « Dies ist kein Himmelfsfahrtkommando ! Ihr fahrt zur HölleCe n’est pas une mission-suicide, (Himmelsfahrt = aller au ciel ) ! Vous irez en enfer ».

Quand la fin de la guerre approche, les SS qui tentent de supprimer les traces de leurs crimes, obligent les prisonniers à réouvrir les fosses pour en extraire les cadavres, parfois décomposés, mais parfois aussi encore « frais », pour les brûler.

Quand j’y pense, je ne peux plus dormir, Gell ! ».

Ils comprennent rapidement que les SS supprimeront tous les témoins. Il se cachera deux jours durant, sous un monceau de cadavres, avec deux camarades, Max Malberg et Paul Hering, à Bergen-Belsen. L’odeur est si pestilentielle que les chiens échouèrent à les retrouver. Ils seront délivrés par des soldats anglais, le 5 avril 1945. Il pèse 50 livres, les dents cassées, le nez brisé, cinq côtes fracturées, des blessures à la tête et aux testicules. Il passe plusieurs mois dans les hôpitaux militaires anglais. Il a perdu sa terre natale, ignore ce qu’est devenue sa famille.

Dieu a été trop sourd aux prières des justes, il « sort » de l’Église. [cf.note 2 III.4]

Après la guerre, l’enfer continue dans la lutte pour la survie. Handicapé physiquement, pouvant à peine travailler, il vole. Vêtements, nourriture. Se glisse parfois dans les granges pour dormir au chaud dans la paille. Fait du marché noir. Vit dans une cave deux années durant. Il rencontre une Shen Te, la prostituée de La Bonne âme de Se-Tchouan qui fut la seule à aider les Dieux, elle partagera ses maigres biens, vole des pommes de terre la nuit dans les champs, le soigne. Il se met à boire pour échapper à ses maux de tête. Pris en flagrant délit de vol de vêtements, il est condamné à deux mois de prison. À Essen.

Il décide alors de reconstruire sa vie. À Giessen an der Lahn, il retrouve l’avocat Becker qui l’avait assisté lors de sa condamnation à mort pour pillage, celui-ci l’aide à demander des réparations. À Giessen, Alfred Eder apprend à lire, à écrire. Becker obtient 28.000 Reichsmark de réparation. Trois jours plus, la réforme monétaire fait fondre cette maigre compensation financière. Il recevra 40 DM. Son rêve d’une autre vie s’écroule, il rêvait d’acheter une petite ferme et d’élever des cochons. Il se sent floué, engage une nouvelle procédure auprès du Tribunal d’Essen. Se remet à voler. Le cycle recommence. La Justice, si indulgente pour les Täter, tombe à bras raccourcis sur les Schweyk, il est condamné à 3 ans de prison avec perte de ses droits civiques. Se reconnaissant coupable, il ne fait pas appel, il reçoit une lettre signée du Président du gouvernement de Darmstadt lui annonçant qu’il ne pourra plus prétendre à des dédommagements.

Fou de rage, il décide alors d’aller à la recherche de ses anciens bourreaux, responsables de son destin tragique. De pister les anciens nazis en poste. Il rejoint l’Association des anciens victimes du nazisme. Sillonne l’Allemagne du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Il découvre que certains fonctionnaires de justice ont retrouvé leur poste. L’un d’eux, le Dr. Herbert Klein qui l’avait condamné à mort, est à Wiesbaden, zone d’occupation française, Directeur du Tribunal de grande instance. Il raconte l’Histoire d’Oradour à des soldats français d’Erbenheim près de Francfort, qui tabasseront le Landgerichtdirektor Dr. Klein. Eder est condamné pour incitation à la violence.

Il connaît les pires ennuis, il subit les pires pressions. Une certaine justice se protège, et de manière efficace. On tente de l’enfermer pour des délits qu’il n’a pas commis, une manière de le réduire au silence et de justifier sa réputation de sujet asocial, rebelle. De condamnations en intimidations, il se retrouvera en face du Dr. Herbert Klein, qui fidèle à lui-même, lui reprochera de s’être mis à l’abri dans des camps de concentration, tandis que d’autres risquaient leur vie pour défendre la patrie !


On se demande si on ne fait pas soi-même un cauchemar, s’il faut continuer à écouter cette voix exténuée. On continue parce qu’on espère toujours pouvoir dire : — Enfin !


Allemagne, terre blafarde.

Le 11 février 1953, le Directeur du Tribunal de grande instance, le Dr. Klein donc, condamne Eder à 6 années de détention et 5 ans de privation de droits civiques, comme voleur multirécidiviste. Une certaine justice cultive une certaine mémoire, et l’ancienne condamnation à mort refait surface. Sa libération par les alliés est considérée comme un acte de violence (Gewaltakt). Une libération illicite, en somme, étant donné que « Eder se trouvait en 1945 dans une unité de sursis – Bewährungseinheit ». On peut donc de nouveau, lui reprocher son insubordination en France. Fou de rage, Eder saute sur le juge Dr. Klein, ce décoré de l’Ordre du sang – Blutordensträger. Il est conduit à la prison de Butzbach, il reconnaît dans le directeur, un ancien de la forteresse militaire de Torgau, où il avait assisté à l’exécution sadique de prisonniers de guerre russes, déchirés par des chiens. Il parvient à alerter l’avocat Becker. Le cas Eder commence à faire du bruit, la presse s’en empare. Eder est mis à l’isoloir, il n’est pas interdit de courrier, démocratie oblige, mais il n’a ni papier ni crayon. Il est ensuite transféré à Ziegenhain dans la circonscription de Kassel.

Maître Kliepenski, un avocat de Francfort, qui a perdu parents, femme, enfants dans les camps de concentration, s’intéresse au cas Eder et parvient à engager une action judiciaire contre le Dr. Klein, qui — hélas — mourut avant l’issue du procès rétablissant Eder dans ses droits. Les violations du droit – Rechtsbruch sont reconnues. Le procès est signé par le Dr. Georg August Zinn, Premier ministre et ministre de la Justice du Land. Il sera relâché le 27 juillet 1958. Le procès eut des suites fâcheuses pour deux procureurs de justice, un procureur général et un assesseur.

— Si, à Oradour, j’avais tiré, aujourd’hui, je serais mal en point, j’aurais été condamné […] comme ce Mertsche condamné à mort par contumace […] Je ne tire pas, et maintenant je suis aussi mal en point, parce qu’on m’a envoyé dans un KZ […] et ça je l’ai crié au Tribunal : vous êtes des Idiots férus de Droit, qui ne peuvent plus penser logiquement – Gell !* studierte Rechtsidioten, die nicht mehr folgerichtig denken können.

* Gell, un de ces menus mots qui créent un lien avec l’interlocuteur, ponctue les phrases d’Alfred Eder.


On a repris souffle, et parce qu’on croit toujours un peu au Père Noël, on pense que tout va — enfin — s’arranger. Croire que les haines judiciaires se dissolvent par un coup de baguette magique, fût-il judiciaire, trahit le désir d’en finir avec ce récit. L’issue du procès ravivent les haines. Il faut donc continuer à suivre  Alfred August Eder sur son chemin de croix. Un de ceux qui durent une vie.


À sa sortie de prison, on l’envoie travailler dans une ferme, voleur récidiviste, il reste sous surveillance. Eder découvre que son nouveau ‘protecteur’ est un ancien nazi, Schmidt, qui fut condamné à deux ans de prison pour avoir exploité et torturé des travailleurs de l’Est, dans sa ferme. Il flaire la machination, ne tombe pas dans la provocation. On l’éloigne rapidement de la circonscription de la Hesse (Land Hessen), il risquerait de découvrir d’autres cadavres exquis dans les placards. Il tente de renouer avec sa famille. Reçu comme un mouton noir – Schwarzes Schaf, il retourne dans la Hesse, décidé à continuer le combat. Il trouvera logis chez une veuve, Marie Huber, et travaille dans une usine de matériaux agricoles chez Helwig Söhne KG à Ziegenhain, circonscription de Kassel. Malgré des certificats de bonne conduite, à chaque délit commis dans la région, la police le soupçonne. Il est conduit au tribunal de Treys, et chaque fois blanchi. Un fonctionnaire de police, Hoffmann, lui laisse entendre qu’il agit sur ordre d’instances supérieures. Une certaine Justice allemande n’en finit pas de régler ses comptes avec ce gêneur.

Sauvagement attaqué devant son domicile, la police commence par refuser la plainte contre un habitant du village, reconnu par les villageois comme l’auteur de l’agression. La Justice le dissuade de donner suite à la plainte. On trouvera dans sa cave, une bicyclette volée. Il est accusé de vol, une fois de plus. Eder devient de moins en moins capable de faire face à ces pressions. Il se remet à boire, et se retrouve devant la justice pour un vol qu’il n’a pas commis. À nouveau condamné à deux ans de prison par la Justice de Marburg, le 12 juin 1961. Il fait appel, mais le jugement est confirmé en mars 1962. Curieusement, il est envoyé, non pas en prison, mais dans un centre semi-ouvert à Ziegenhain. Il peut donc travailler. Il cherche à faire réviser le procès. En vain. La Justice le déclare malade et l’envoie dans un hôpital Hepatha à Treysa. Le directeur refuse, Eder n’est pas malade. On lui demande alors de quitter la circonscription de Ziegenhain et de ne plus chercher à faire réviser le procès de Marburg.

À proximité de Bad Wildungen, il trouve du travail dans un domaine, Elim. Ses problèmes d’alcool le mettent en difficulté. On tente de lui mettre sur le dos le vol d’une voiture. Il tombe du toit d’une grange, haute de 8 mètres. À sa sortie d’hôpital, il quitte le domaine. Il va en Allemagne du Nord. Trouve du travail à Hambourg-Bährenfeld dans les usines Turrit. Eder est formé en 4 semaines à un poste difficile, il assume ses nouvelles responsabilités, avec succès. Pour obtenir un logis de fonction, il se marie à une femme qui elle-même cherchait un logis. Tout semble rentrer dans l’ordre.

Mais, un policier prévient la belle-famille. Un gendre qui a fait de la prison… Le directeur de l’usine où il travaille en est aussi informé. Un policier surgira, chez ses parents, avec une photo, sous prétexte que cet homme est recherché. Alors qu’il est officiellement inscrit à la police de Hambourg. Son domicile est ravagé, les vitres brisées. Il doit arrêter ses recherches sur les anciens nazis. Eder n’y songe pas, il gagne bien sa vie, se meuble à crédit. La femme qui s’était servie de lui pour avoir un logement, le plaque. Il perd et son domicile et son emploi. Il doit régler une dette de sa femme de 4000 DM. Des maux de tête insupportables. Les médicaments étant sans effet, il les noie, ces maux de tête, dans l’alcool. Et le cycle recommence. Ivre mort, il vole une montre. Prison. Le procureur demande 7 années de réclusion. Il sera condamné à 3 ans et 6 mois. Bien que la montre ait été rendue à son propriétaire, quelques heures après.


Eder a compris que c’est son combat contre d’anciens nazis qui lui vaut des peines aussi lourdes. Il sera de nouveau interrogé sur son insubordination dans un village français, pourtant rayée des registres en 1963. Un Expert – Gutachter est nommé, un Professeur de l’Université de Hambourg. Qui n’est autre qu’un ancien pratiquant nazi de l’euthanasie – Euthanasienmassenmörder. Connu. Il lui reprochera d’avoir alerté les soldats français à Wiesbaden ! On lui fera même remarquer que dans les camps de concentration, il portait le triangle vert, criminel donc. Ces accusations sentent le nazisme, Eder recommence à lutter. Il reconnaît être coupable de vol, mais il ne peut accepter qu’on lui reproche son passé de non-tueur. Il écrit, écrit, demande révision sur révision. En vain. Personne ne daigne répondre.

Après avoir purgé la peine de 3 ans et 6 mois, il est envoyé dans un centre de psychothérapie à Bergdorf. Sa vie se stabilise. Il trouve un travail, un logement. Mais il doit promettre de cesser ses activités antinazies. Il a 54 ans, promet ce qu’on lui demande, mais ne tient pas sa promesse. Ne peut pas tenir sa promesse. Il découvre que le chef de son service dans les Usines-Hauni (Hauni-Werken), et deux supérieurs ont été des SS.

Un pasteur de la communauté d’Elim, (auteur du script radiophonique), l’écoute. Il revient dans l’Église dont il était sorti. Et retrouve un peu de paix intérieure.

— Je peux pardonner, comme il est demandé dans la Bible. Mais pas oublier.

Atteint du KZ- Psychosymdrom, il continue de charrier des cadavres, de voir des humains déchiquetés par des chiens – Bluthunde.

Quand Eder parle du passé, de son passé, à des hommes de sa génération, ils ne veulent rien entendre, il est même interdit de taverne !

— Ils préfèrent parler de la Stasi, des victimes du Mur. Mais pas de leurs crimes passés, dit Eder de sa voix rauque, râpeuse.

À la fin de l’entretien, Eder concède avoir volé comme une pie (en allemand on dit Rabe, corbeau), mais, il n’avait pas de sang sur les mains.


En 1976 – ENFIN – cinq juges de la Grande Chambre d’Accusation, 8a, du Tribunal régional de Hambourg ont travaillé, durant deux jours, sur les actes d’Alfred Eder, qui s’étalaient sur vingt-quatre années. Ils conclurent :

« Eder a eu un destin vraiment triste. Il n’est pas parvenu à reprendre pied dans la vie, de manière durable, après la guerre. La raison selon la Chambre en est : qu’il a été trop lourdement condamné pour des faits vraiment anodins, ce qui aujourd’hui, serait juridiquement impossible ».


Juin 1944 : tout commençait dans un village français (qui n’est peut-être pas Ouradour, cf. note 1.). 1976 : réhabilitation. Trente-deux ans de vie volée. Sans compter les années de guerre.

Après la guerre, des années durant, la haine m’empêchait de dormir, j’ai gratté les murs de la prison, de haine. La haine est un conseiller terrible. Qui obscurcit littéralement le cerveau Ich habe nach Kriegsende jahrelang vor Hass nicht schlafen können … von de Wände den Kalk gekrazt vor Hass. Und Hass ist ein furchtbarer Ratgeber. Verdüstert buchstäblich das Gehirn.

Je n’ai pas peur de la mort, vraiment pas peur, je n’ai qu’une peur, gell, une peur terrible, d’être à nouveau mis au monde. Ich hab vor’m Tod keine Angst, gell, nur Angst habe ich furchtbar, noch mal geboren zu werden .

Quand Harald Kruse le rencontra au début des années 90, il survivait dans un Foyer à Hambourg-Wandsbeck. « Presque aveugle, presque sourd, presque impotent ». La mémoire du vécu toujours à vif.


En guise de conclusion : rappels comparatifs

En 1962, l’instruction préliminaire au Tribunal de Constance, concernant le commandant Walther, un tueur par balles (en Serbie) dont j’ai analysé le rapport, déboucha sur un non-ieu. Cet officier de la Wehrmacht eut donc une retraite confortable.

Le Dr. Heinz Baumkötter, médecin du camp de Sachsenhausen, de 1943 à 1945, qui participa aux expériences médicales sur les prisonniers, sur 12 enfants âgés de 8 à 14 ans; etc., fut condamné à huit ans de réclusion par le tribunal de Munich. Après sa libération anticipée, il a continué à pratiquer la médecine.

Le maréchal Albert Kesselring, que les tribunaux anglais condamnèrent à mort en 1947 pour crimes de guerre en Italie, fut gracié, avec une pension mensuelle de 1100 Mark.

ET CAETERA.

Comment s’étonner que certains, certaines soient devenus terroristes ? Ce signe même du désespoir par impuissance qui s’inscrit dans la continuité de ce qu’il dénonce. C’est de la génération des soixante-huitards que viendra le questionnement. En attendant, les complices du nazisme se défendent. L’histoire d’August Eder témoigne de leur impunité et de leur puissance à nuire dans l’immédiat après-guerre.

Il faudra attendre les années 90 pour que  l’Armée et la Justice deviennent à leur tour, objet d’études, et donc de mise en accusation. Les historiens allemands n’en finissent jamais de gratter là où ça fait mal. Avec quelque héroïsme… quand on les compare avec d’autres historiens. Français, entre autres.

Dimanche 26 novembre 2000

Spandau

Rendez-vous à Spandau avec D. Je suis en avance, j’ai traversé Berlin en moins de 10 minutes. En attendant, je me promène dans les parages. Je tombe sur un bâtiment de Siemens, où pendouillent de vieilles banderoles, signes d’un combat avorté. Que sont devenus les ouvriers, les employés, ces producteurs d’insuffisante plus-value ?

À Spandau furent enfermés des opposants nazis.

À Spandau furent enfermés des nazis. Rudolf Hess s’y serait pendu. Des travaux sont en cours, la forteresse est fermée. Après avoir tourné en rond, nous nous réchauffons dans un restaurant aux allures médiévales de bonne réputation. La tasse de chocolat est onctueuse.

Je parle, en déambulant le long du lac, de la manifestation antinazie, raconte ma conversation avec l’Allemande d’Afrique qui vit à Oranienburg  [voir III.1]. J’essaie d’expliquer ce que j’éprouve devant les étrangers non-européens. D. est plus catégorique que je ne le suis, c’est du racisme, peut-être inconscient, mais du racisme ! [voir III. 4, le chauffeur de taxi grec qui conteste cette affirmation]

De son côté, D. me raconte un incident récent dans le métro, trois jeunes nazillons sont entrés dans la voiture où elle se trouvait, décidés à en découdre avec les étrangers aux cheveux et aux yeux noirs.

— Il y avait des hommes dans le wagon, mais les deux seules personnes qui ont réagi, c’est une femme avec deux enfants et moi. Je me suis mise à crier, et tu sais quand je crie, je crie ! et à frapper avec mon parapluie, car par chance, il pleuvait.

— Qu’ont-ils fait ?

— Ils ont eu peur et sont descendus à la station suivante. Ils sont lâches et ils comptent sur la lâcheté des gens, la peur des gens…

*

Lâcheté, le mot fait surgir des séquences d’un documentaire américain sur de jeunes dealers de Philadelphie, qui, dans un règlement de compte entre bandes rivales, avaient tué un jeune et sage lycéen qui avait eu la malchance de passer au moment de la fusillade. Un policier mène son enquête avec patience et entêtement, il refuse qu’un innocent fasse les frais des rivalités entre dealers, mais personne dans la rue ne veut parler.

— Vous comprenez, nous on vit ici… ils sont armés, la police les connaît, mais ne fait rien…

Quand le policier finit par arrêter les responsables et dit à l’un des dealers : — Vous terrorisez votre rue ! ce jeune dealer à l’expression désespérée si typique de certains marginaux noirs américains qui se savent (ou se pensent ?) sans avenir, prononce, avec détachement, cette phrase dense de vérité :

— Mais, je n’ai rien fait pour. C’est eux qui ont choisi d’avoir peur…

Choisir d’avoir peur. La clé de toutes les démissions, et de tous les tremplins pour la servitude consentie, la sienne et celle des autres.

Pas seulement la peur, dit-elle,revenant à ce qui la préoccupe et ne la quitte pas, l’aveuglement, l’insensibilité à la souffrance des autres ont joué un rôle important. Quand elle demande à sa mère comment elle pouvait aller se promener le Dimanche près d’un camp de concentration, sans voir, sans chercher à savoir, celle-ci écarte la question. — Ça coupe les liens, tu es prise de rage devant l’inconscience. Même conversation houleuse avec son père, qui ne pardonnait pas “aux Français”, (des partisans) de l’avoir gravement blessé, alors que l’armée allemande était en déroute ! Et dans le dos, ce qui est contraire à l’honneur !

— Que faisais-tu en France, du tourisme ? lui demanda sa fille.

Que faire devant tant d’inconscience ?

— Accepter d’être déshérité ! réplique-t-elle en riant.

H. dit la même chose au sujet de sa mère : elle trouvait normal que les délinquants soient enfermés, c’était dans l’ordre des choses. Et quand la fille proteste sur l’emploi du mot délinquant, la mère répète le mot, — Doch ! Opposant et délinquant se superposaient et se superposent, aujourd’hui encore, dans son esprit. Elle est restée nazie, cette femme qui toute sa vie a marché à quatre pattes devant sa belle-mère, elle-même un beau spécimen de nazie convaincue. Sans jamais manifesté le moindre mouvement de révolte. Des histoires de dressage sans fin.

Lundi 27 novembre 2000

Käte Kollwitz

Après-midi au musée Käte Kollwitz. Une traversée de la misère ouvrière. Un rappel utile pour comprendre la dureté des regards, une certaine forme d’insensibilité à la souffrance des autres dans les années vingt-trente.

J’ai longtemps tourné autour d’une sculpture, un corps de femme, immense, d’où sortent des têtes d’enfants. Tout en ronde-bosse. Comme certaines sculptures préhistoriques. La femme regarde droit devant elle, les enfants aussi. Un corps protecteur, mais pas possessif, ouvert sur la vie si dangereuse. De l’ensemble se dégage une sensation de force, de douceur, de détermination. Comme si cette femme de bronze disait, les enfants que je procrée sont POUR la vie. Mais des dessins disent combien cette vie est menacée.


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1.  Je conseille vivement, à qui lit l’allemand, l’article de Klaus-Detlev Godau-Schüttke, qui a pour titre De la dénazification à la renazification de la Justice en République fédérale allemande- Von der Entnazifizierung zur Renazifizierung der Justiz in Westdeutschland, paru en 2001, qui cerne la complexité de la question pour les forces d’occupation alliées. En zone soviétique, tout juriste NS étant écarté, on fut obligé de nommer des juges sans compétence juridique. Accessible sur le site : http://fhi.rg.mpg.de/articles/0106godau-schuettke.htm

2. Le récit d’Alfred Eder diffère du récit établi par Jean-Jacques Fouché dans ORADOUR, publié aux Éditions Liana Lévi (2001), à qui j’ai soumis le récit d’Alfred Eder. Le massacre d’Oradour est le fait de la Waffen-SS, das Reich qui revient du front de l’Est, avec une « culture » de la violence contre les populations civiles. Or, Eder ne fait pas, ne pouvait pas faire partie de cette division « d’élite » composée de soldats politiques (voir le ch. 2 de l’ouvrage). Selon J.-J. Fouché, le massacre d’Oradour fut beaucoup discuté dans l’armée allemande elle-même, et devint très tôt l’archétype même du massacre arbitraire de populations civiles, il est donc vraisemblable que dans la mémoire d’Alfred Eder se bousculent des images de massacres de villages français, dont il a entendu parler, nombreux après le débarquement des Américains, et le massacre auquel son unité fut mêlée, le nom «Oradour», à la fois métonyme et métaphore des massacres arbitraires, occuperait donc la place d’un autre village. J’avoue n’être pas vraiment convaincue. Le récit de tiers peut-il se graver dans la mémoire avec la même force que le vécu ? Entre autres questions.

3. Le Bataillonskommandeur Diekmann, son ami, désirant le venger, ordonna la destruction d’Oradour. « Sans exception toutes les personnes du nourrisson au vieillard » dira Heinz Barth, un des éxécuteurs d’ordre, lors de son procès. Barth qui avait déjà participé à la destruction de villages en Tchécoslovaquie, Protectorat du Reich, (dont Lidice près de Kladno, le 9 juin 1942) avait été promu du grade de lieutenant à celui de SS-Untersturmführer. Il participa au massacre d’Oradour dans la Waffen-SS, Division “Das Reich”. L’ordre du Général-SS General Heinz Lammerding, ce samedi, 10 juin 1944, était clair : « La division nettoie l’espace rapidement et durablement – Die Division säubert den Raum rasch und nachhaltig […] ».


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Chroniques berlinoises. III. 4. Décembre 2000

Mise à jour : 12 mars 2019

DÉCEMBRE 2000

 

Les Chroniques berlinoises de Novembre-décembre 2000 [III] ont été coupées en 4 parties. Pour chacune d’elles, un inventaire des sous-titres est proposé dans PAGES.

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Samedi 2 décembre

Triomphe des images -Triumph der Bilder

Le soir, je vais voir les films projetés à Urania, dans le cadre du colloque sur le Triomphe des images -Triumph der Bilder, une exploration sur le documentaire engagé et les films de propagande fasciste et nazie dans les années vingt-trente. Urania proposait 6 films. Je revois avec émotion Las Hurdes, tourné par Luis Bunuels en 1932 et Misère au Borinage —1933 — de Joris Ivens, Henri Storcks.

Ces deux documentaires sont suivis du film de Willy Zielkes : Die Wahrheit (1932/1934). Un film sur “la vérité” de la lutte des classes, sur le mode nazi. Le film est construit sur une opposition : l’avant et le chômage des ouvriers et l’après qui n’est pas encore, mais qui se profile, les ouvriers grâce au Führer et à ses collaborateurs retrouvent du travail et la joie de vivre. La vérité : ce sont les Juifs exploiteurs qui ont réduit les beaux aryens au chômage, et le sauveur qui vient rétablir la justice.

L’argument est pauvre, mais Willy Zielkes a trouvé la forme de ce discours simplificateur. Des images à la eisenstein, mais vides, la recherche esthétique pour l’esthétique, ainsi les ouvriers-chômeurs fixés par Käte Kollwitz dans des dessins sombrement accusateurs, sont de beaux et vigoureux mâles, aux muscles entraînés, des aryens que même la misère ne saurait diminuer. Les machines arrêtées et filmées avec soin, attendent elles aussi les nouveaux maîtres, et quand elles se remettent en marche, comme elles sont belles! Aussi vaillantes que les mentons levés, les cous et les poitrines musclés des aryens au travail. L’esthétique tourne le dos au réel.

Ce film formait un contraste marqué avec les deux films français de la même période, qui se terminaient en toute logique sur l’inéluctable socialisme, vainqueur de la misère montrée. Même débordée par de l’utopique, la caméra respectait le réel.

La séance s’est achevée sur un documentaire scientifique de Martin Riklis sur les rayons X – Röntgenstrahlen, de 1936. Magie des images, on ne voyait que le squelette des êtres et des choses, nimbés par la lumière, du féerique qui a dû fasciner les découvreurs. La matière opaque et son aura produisaient aussi des moments humoristiques, ainsi la déglutition d’un liquide ou le baiser, dont les rayons-X permettaient de voir les mouvements, se trouvent réduits à une mécanique robotique, gauche et anguleuse.

Les deux films suivants ll ventre della citta (1932) de Frederico Di Coccos et The Saving of Bill Blewitt (1936) de Harry Watts m’ont ennuyée. Mais d’une certaine manière et par contraste, ces deux films témoignaient des différences entre un regard fasciste esthétisant et un regard d’humain attentif au réel.

Dimanche 3 décembre

Cézanne à la Fondation Berggruen

Ce dimanche, j’opte pour l’exposition Cézanne à Berlin à la Fondation Berggruen. L’exposition  est subtile. Une pensée/regard la porte. J’en profite pour revoir la collection Berggruen qui m’impressionne chaque fois de manière différente. Dans un espace construit par  Friedrich August Stüler, dont la rénovation est à la mesure des œuvres présentées, de grands et tendres Picasso côtoient des Giacometti et surtout des Klee. Ne pouvant choisir, j’emporte en pensée tous les Klee, soixante, et je m’offre une reproduction, “un modèle sans suite”, soldé, 80 DM au lieu de 150. J’ai mon Klee — enfin !

À la sortie, je me promène dans les jardins du Château de Charlottenburg. Le temps est sec, le ciel d’un bleu pâle, très lumineux. Un automne d’or, disent les Berlinois.

Subitement, quelque chose comme une solution à une question à peine formulée s’impose comme une évidence. Le film de Martin Riklis sur les rayons X – Röntgenstrahlen m’avait rappelé quelque chose, mais je ne savais pas quoi. La question devait avoir été assez forte pour mobiliser à mon insu des milliers de neurones et m’apporter la réponse. Giacometti ! Bellmer aussi.

En marchant, je me remémorais des dessins faits de lignes légères, à la Bellmer dans leur précision et finesse, mais plus flottantes, plus cafouilleuses. Son œil, ses mains tourmentés n’ont cessé d’essayer de capter par le dessin, dans la sculpture, dans la peinture, l’armature, le squelette des choses et des êtres et de les nimber d’une lumière indéfinissable dans et par des espaces délimités par des lignes en mouvement. Le film Rayons-X me fait pénétrer plus avant dans l’œuvre de cet artiste dont j’aime l’œuvre comme quête impossible à assouvir, de l’essentiel, à la fois traversée par la mort et la niant. Une œuvre qui ressemble à son visage, à l’expression de son visage qui semble dire une souffrance dont rien ne guérit.

Giacometti connaissait-il ce film ? Une question à explorer. En tous cas, un œil-rayons-X. L’association fait surgir un autre souvenir, celui des peintres aborigènes australiens de la Terre d’Arnhem, des Pays Rocheux, qui dessinaient les propriétés d’un sujet et non sa forme, réduisant un poisson à un treillis de lignes obliques, représentant ses arêtes. Style-Rayons-X avait dit C.P. Mountford des peintures sur les parois rocheuses de Unbalanya Hill, autour de Oenpelli. Rapprochement incongru, mais qui éclaire à sa manière la singularité de Giacometti, chez qui le mouvement tumultueux des lignes est habité par une sourde inquiétude, très moderne/occidentale.

Je termine l’après-midi par une promenade sur la Potsdamer Platz que je voulais revoir seule. Je commence par m’offrir un petit voyage dans l’espace en montant dans cet énorme ballon que l’on voit dans le ciel de Berlin. Déçue. Impossible de s’identifier à l’ange de Wim Wenders. La coupole du Reichstag offre une vue plus intéressante sur Berlin, et on peut s’y attarder.

Je contemple l’imposant complexe de salles cinématographiques, I-Max. J’aurais aimé voir les salles, mais aucun des films à l’affiche ne m’intéressait.

J’ai aimé la monumentale sculpture de Jansen Holdenburg sur un plan d’eau, face à un bâtiment moderne. Mais j’ai déjà vu ce type de paysage urbain. À Bâle, je crois. Mode ? Nouvelle déambulation dans les sous-sols. Même impression que la première fois. Le sans-intérêt des espaces marchands modernes. Je m’achète des pommes et je rentre, un peu mélancolique, heureuse de retrouver Schöneberg. Le charme de Berlin à mes yeux, c’est un mélange de formes architecturales traditionnelles et modernes, étalées dans l’espace. Sur la Potsdamer Platz, les bâtiments modernes, parfois très beaux, manquent d’espace pour pouvoir se singulariser. La densité les étouffe. Et m’étouffe.

Lundi 4 décembre 2000

Dossiers concernant le Dr. Friedrich Weissler

Demi-journée au Gedenkstätte de la résistance. J’en oublie l’heure à lire les dossiers concernant un juriste, Dr. Weissler, assassiné dans la prison de Sachenhausen. Dont j’avais entrevu l’exposition qui lui était consacrée sous le titre : Dr. Weissler und die Gedenkschrift der Bekennden Kirche. [cf.III.1]

Je commence par parcourir rapidement les pages, je suis si stupéfaite par ce que je découvre que je lis de plus en plus lentement. Je décide de recopier ces documents — à la main, une manière physique de m’approprier une matière indigeste. Dans le premier dossier figure la lettre de 14 pages adressée par Weissler à la Justice allemande après avoir été radié des cadres de la Justice, le second dossier contient les rapports des juges, médecins légistes qui, sous la pression internationale, enquêtent sur sa mort, maquillée en suicide par les gardiens SS de la prison.

S’y donne à lire, un autre destin inénarrable d’un citoyen allemand qui, lui, adhérait aux valeurs et préjugés de la bourgeoisie nationale-conservatrice, qui fut emprisonné — lui, l’enfant juif converti par son père au christianisme — comme « pur Juif », dans la redoutable prison du camp de concentration Sachsenhausen, où il mourut après avoir été torturé durant quatre jours par des geôliers.

Le juge intègre

Juge à Magdebourg, il avait appliqué la loi, rien que la loi, qui considère qu’une pression, explicite ou implicite sur les juges, est un délit. Il avait donc condamné un homme qui s’était présenté dans son uniforme de SA. Il s’en expliqua, ne pas appliquer la loi — par peur des “désagréments” prévisibles (Unannehmlichkeiten) — eût été à ses yeux un manquement grave à la déontologie du juge. La campagne de presse nazie le surprend.  Étonnement naïf et inattendu, quand on sait que les nationaux-socialistes ne cessèrent d’attaquer avant leur accession au pouvoir, les téméraires défenseurs d’une justice plus égalitaire dans le traitement des prévenus, qu’ils fussent de droite ou de gauche, «puissants ou misérables», disait le cher La Fontaine. Pour les nationaux-socialistes, l’ère du juge neutre était révolue, membre de la troupe (Gefolgschaft), le juge doit fidélité au Führer, ce que disait clairement Carl Schmitt, un juge est «un juge de l’État», en ce cas national-socialiste, et ne peut occuper la place du tiers, neutre. Weissler semble avoir ignoré tout ce qui se jouait sur le plan du Droit, en Allemagne, avant et après 1933 (dont la querelle entre la conception positiviste du droit, ‘science «juive»’ et la doctrine des ‘ordres concrets’, polémique dans laquelle Carl Schmitt occupe une place centrale, la pensée de l’ordre concret étant une pensée anti-juive).

Le 21 mars 1933, le jugement sera suspendu, le SA en uniforme amnistié. L’intention de pression n’a plus été retenue.

Révoqué, Weissler se battra avec acharnement pour recouvrer ses droits. Pour sa défense, il rédige une lettre de 14 pages, datée du 7 septembre 1933, adressée au Chancelier du Reich, sous couvert du ministre prussien de la Justice.

Le citoyen allemand ultra-nationaliste

Il commence par argumenter en juriste, le démettre de ses fonctions sans donner des raisons est contraire à la loi. Même des membres du Parti considèrent cette révocation comme une injustice, fait-il remarquer. Weissler décline ensuite son identité généalogique. Il est issu d’une famille juive qui, avant la guerre de Trente Ans en Autriche, habitait à proximité de la frontière saxonne, « c’est-à-dire un territoire de langue allemande », et qui vit à Leobschütz O.S. depuis plus de 100 ans. Son grand-père maternel fut médecin militaire, plus tard Conseiller municipal (Stadtverordneter). Plusieurs fois honoré par des décorations. Son père est avocat et notaire. Il souligne ses qualités humaines qui le conduiront à créer une Association de notaires et à défendre le désintéressement financier de la profession « une exigence qui n’était pas partagée par toute la profession ». En tant que juriste, son père œuvrait à l’émancipation du Droit germanique par rapport au Droit romain. C’était aussi un amoureux de la nature, ayant le goût du voyage à pied (Wanderlust) et qui avait des aptitudes pour la musique. Admirateur de Händel, il avait donné à un de ses fils, le prénom du musicien, Georg Friedrich. Nationaliste fervent, mais dispensé de service militaire pour des raisons de santé, il aimait à jouer avec ses enfants à des jeux militaires. Quand la guerre de 1914 éclata, il regretta de ne pas pouvoir participer aux combats, mais il aurait été heureux de donner ses trois fils à la patrie, avait-il dit. Quand le désastre approche, il écrit un article pour inciter à la résistance. « La honte du traité de Versailles, lui brise le coeur » et le conduit au suicide trois jours après la signature de l’honteux traité. Weissler emploie les termes Schmach et Diktat, des termes dont usaient les nazis. Sur sa tombe, le fils fera inscrire : « Il ne voulait pas survivre à la honte de sa patrie ». Ce suicide fit sensation en Allemagne et à l’étranger.

Ce père, fervent nationaliste allemand, considérait la religion comme le seul élément séparant « les Juifs-qui-se-sentaient-allemands»  (deutschfühlenden Juden) « de leurs frères allemands », il fait donc baptiser ses enfants dans la religion “chrétienne”. L’auteur ne précise pas s’il s’agit du catholicisme ou du protestantisme. Il justifiera son point de vue dans les Preussischen Jahrbüchern de 1900, se fera de nombreux ennemis dans la communauté juive. Les enfants ne fréquentent que « des Aryens » et ignorent leur ascendance juive jusqu’à l’âge de treize ans. L’auteur de la lettre y insiste. Il dit ressembler à son père dont il se sentait très proche. Quand la guerre éclate, il est volontaire. Simple soldat d’abord, il devient officier, obtient la Croix de fer II. KL. À son retour du front, il entre au Parti démocratique, il en sort en 1931, les lois d’exception du Cabinet Brüning « blessent sa conscience de droite ». Aux dernières élections, il a voté pour les Allemands nationalistes, il a toujours « combattu les sociaux-démocrates et les communistes, ces derniers avec des armes. Lors des troubles spartakistes en 1919 à Halle », il a « considéré comme mon devoir d’entrer dans les Corps francs, récemment crées à Halle ». C’est dans cette ville qu’il devient juge, en 1920.

Souvenons-nous, à Berlin, le 15 janvier 1919, Rosa Luxembourg était abattue d’une balle tirée à bout portant, son cadavre jeté dans le canal Landwehr par des défenseurs de la Patrie, appartenant aux Corps francs. Karl Liebknecht avait subi le même sort, après avoir été conduit à l’Hôtel-Eden où siégeait le chef des Corps francs, Wilhelm Pabst, qui échappa à la justice grâce au Reichsanwalt Jorns, honoré d’une charge par Hitler, dès son arrivée au pouvoir.

En 1924, Weissler dit entrer dans le Reichsbanner-Bannière du Reich, nouvellement créé pour défendre la République [de Weimar], il en sort en 1925, le jugeant « trop social-démocrate ». Il est marié, depuis 1922, avec « une femme d’ascendance purement aryenne d’une cure évangélique ».

 

Friedrich Weissler brosse dans le sens du poil ultra-nationaliste, avec une innocence désarmante. Le mot Pflicht – devoir revient comme un leitmotiv. Il s’estime injustement révoqué. Il insiste:

« J’ai montré durant la guerre et lors des troubles spartakistes, que j’étais prêt à donner ma vie pour la patrie ».

Il conclut par ces termes :

« Jusque-là ma vie démontre, je crois, que je pense allemand, sent et agit comme n’importe quel autre – Mein bisherigen Leben beweist, glaube ich, dass ich so deutsch denke, fühle und handle wir irgend ein Anderer. »

Le 8 mai 1934, il envoie une nouvelle lettre de 4 pages, résumé de la précédente, demande une audience au ministre de l’Intérieur du Reich. Les services traînent les pieds et se renvoient les responsabilités. Il obtiendra une réparation partielle, la révocation est commuée en mise à la retraite, le 3 décembre 1935, après deux ans de combat. Il n’est donc plus sans ressources.

 

En lisant et relisant ces lettres, j’éprouve des sentiments contradictoires. Un quelque chose qui ressemble à de l’antipathie, mais aussi quelque part du respect pour un certain courage, puisé dans le sens du devoir, qui est, semble-t-il, une exigence intérieure. Mais le désarroi de cet homme, aussi aveugle que Mère Courage, que RIEN n’a préparé à comprendre ce qui lui arrive, finit par me troubler. À travers lui, je mesure le poids de l’Habitus comme formes de socialisation intériorisée, le poids donc de l’éducation, des effets de l’identification au père admiré, qui interdit toute distance critique. C’est même cette représentation de la « normalité germanique » qui rend pathétique la protestation de Friedrich Weissler. « Normalité » germanique dont il participe et dont il sera la victime. Une aliénation qui va au-delà de ladite assimilation. Qui a beaucoup à voir avec l’amour du maître. Le cas-Weissler eût passionné Bourdieu.

Dietlinde Peters, historienne, à qui je racontais cette histoire (qu’elle connaissait), dit : « — Mais, c’étaient des Allemands et pas toujours “avec d’autres fêtes” ! » avec un accent d’intensité sur ‘DEUTSCH’, faisant allusion aux «Juifs de Noël». Avec la même gamme de valeurs, préjugés, etc. que les groupes sociaux auxquels ils appartenaient et/ou s’identifiaient !».

De fait, le père et le fils sont des représentants exemplaires de la classe juridique allemande, conservatrice jusqu’aux moelles, dans son immense majorité. Justice qui, durant la République de Weimar, jugera avec aménité, pour ne pas dire complicité, les assassinats politiques perpétrés par la droite (Fememorde), favorisant ainsi la montée du national-socialisme et avalisant les meurtres à venir.

À travers ce récit marqué par l’aveuglement, je mesure à son juste poids d’or ce que signifie écrire La Ballade du soldat mort, à vingt ans à peine, dans l’Allemagne impériale et vaincue. Je mesure ce qu’il a fallu de déchirures intimes pour dégorger autant de haine contre le nationalisme, le militarisme et autres dominantes certes germaniques, mais aussi européennes  à l’époque. La violence de la dénonciation est à la mesure de la violence subie. La ballade est une réaction psychique, un délestage, une rupture sans retour possible avec les valeurs du Père. Et ses dressages émotionnels qui rendent possible toutes les formes de soumission volontaire, consentie. D’où la force de frappe de cette ballade qui touche aux nœuds mêmes de ce désir de soumission. D’où la violence des réactions. Je comprends pourquoi l’extrême droite et les nazis ne pardonneront jamais à Brecht cette contre-épopée en forme de ballade, où le poète prenait au pied de la lettre une rumeur populaire qui voulait qu’ON déterre déjà les morts pour le service militaire, pour la dernière grande offensive de Ludendorff au printemps 1918. Quand en 1922, Brecht chante la ballade à la Wilde Bühne, un cabaret berlinois, le tumulte est si sauvage, que Trude Hesterberg fait tomber le rideau. Une ballade qui devient rapidement populaire dans les cercles des jeunes communistes, selon Kurt Tucholsky. En mai 1926, non seulement cette ballade provoque la rupture du contrat avec les éditions Kiepenheuer qui lui demandaient de supprimer la ballade du recueil Hauspostille (Sermons domestiques), mais elle lui vaudra l’honneur de figurer en 5e position, sur la liste noire des nazis. L’échec du putsch du 9 novembre 1923 lui épargne l’arrestation et lui donne un répit de 10 années. En 1932 encore, dans un échange de lettres entre la police berlinoise et munichoise, cette ballade antimilitariste est mentionnée. Elle sert, le 8 juin 1935, à justifier sa déchéance nationale.

Dossier 2 : l’assassinat du « pur juif »

Arrivée au bout de ce premier dossier, la mort de cet Allemand nationaliste qui « les armes à la main » avait partagé les idéaux de ses futurs assassins, m’intrigue. Je continue donc à m’intéresser au destin de cet homme. Je plonge dans le second dossier qui a pour titre : « Enquête contre les meurtriers de Friedrich Weissler, mort, le 19 février 1937, au Camp de concentration Sachsenhausen ».

Le rapport, daté du 3 juin 1937, porte le tampon Secret – Geheim. Friedrich Weissler, résidant à Berlin-Charlottenburg, « de race pure juive et de croyance évangélique – der Rasse nach Volljude und evangelischen Glaubens» avait été révoqué, apprend-on dans ce rapport, sur la base de la Loi sur la Restauration de la fonction publique – Wiederherstellung des Berufsbeamtentum, du 7 avril 1933 qui permettait de destituer les Juifs de leur charge, loi sur laquelle Weissler fait silence dans sa lettre. Il travaillait, note encore le rapporteur, depuis un certain temps pour l’Église évangélique allemande en tant que juriste. Officiellement, il est arrêté pour avoir participé à la rédaction d’un « mémorandum » dont la presse étrangère a eu connaissance par l’intermédiaire d’Ernst Tillich, est-il précisé.

Le mémorandum avait pour titre Libellé de la protestation de l’Église évangélique allemande adressé au Président du Reich Hitler – Wortlaut der Protestschrift der Deutschen Evangelischen Kirche an Reichskanzler Hitler. Le texte est signé par les membres de la direction provisoire de l’Église évangélique allemande : Müller, Albertz, Böhm, Forck, Fricke ; par le conseil de l’Église évangélique : Asmussen, Lücking, Mindendorff, Niemöller, von Thadden. Le nom du Dr. Weissler ne figure pas parmi les signataires.

Arrêté, le 13 février 1937, il est conduit dans la prison redoutée de Sachsenhausen – Zellenbau, où il meurt six jours après son incarcération.

La mort a été maquillée en “auto-pendaison”. Comme celle d’Erich Mühsam. Une version que le médecin du camp a validé de sa signature. Mais sa mort fait du bruit à l’étranger, l’Église suisse se met à bouger. Forcée par l’opinion publique étrangère à laquelle le nazisme attache de l’importance, et par l’état du cadavre du “suicidé”, remis — exceptionnellement — dit-on, à sa femme, la Justice allemande diligente une enquête. Le 22 février 1937, l’autopsie a lieu à l’hôpital d’Oranienburg en présence de deux médecins : Dr. Meixner, SS et médecin du camp de Sachsenhausen pendant un temps, et un médecin légiste Dr. Hallermann, de l’Institut de médecine légale de l’Université de Berlin.

Le rapport décrit avec précision les blessures, c’est-à-dire les tortures infligées à Friedrich Weissler par des geôliers-SS, durant sa courte détention. Coups à la tête si violents que l’écorce cérébrale en est endommagée. Au cou, des marques de strangulation. Les testicules ont été écrasés. Blessures au genoux gauche, au bras gauche. Le torse présente de nombreuses blessures qui témoignent de coups répétés, qui datent de 8 à 10 jours avant la mort [?, il est mort 6 jours après son arrestation], les marques de strangulation précéderaient immédiatement la mort. La vessie pleine d’urine donne à penser qu’il était inconscient ou dans un état de semi-conscience (Benommenheit). En conclusion : ces blessures n’ont pas été faites dans les locaux de la police, le prisonnier est arrivé valide à Sachsenhausen et déclaré apte à des travaux légers par le médecin supérieur de la police du Land, Dr. Rauschling. Parce qu’il n’aurait pas dû être livré à Sachenhausen, en tant que Juif, mais à Dachau, suivant une ordonnance récente, Weissler avait été conduit dans le Bâtiment des cellules – Zellenbau, dans la « cellule 60 » (6 ?) 1) à l’extrémité du couloir B.

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La prison de Sachsenhausen – Zellenbau était un bâtiment-bunker en forme de T, à l’écart des autres bâtiments du camp. Chaque élément du T, A/B/C, avaient des fonctions spécifiques : A. C. étaient réservés aux prisonniers dont les dossiers étaient en cours d’instruction par la Police secrète. B. était réservé aux prisonniers qui avaient enfreint des lois du camp, y compris pour des SS, mis aux arrêts. Les cellules — isophones — sans lumière, étaient si étroites que le prisonnier pouvait à peine bouger. Il pouvait y croupir des semaines livré au sadisme des gardiens. Ses cris étaient étouffés par les double-cloisons. On avait les plus grandes chances d’en sortir en fumée, disait-on. Ceux qui ont survécu au Zellenbau (Bâtiment des cellules), en ont gardé de graves séquelles physiques et psychiques.

Le rapporteur avait noté et l’isolement de Friedrich Weissler dans le bâtiment B, et l’isophonie des portes et des murs des cellules (Schalldicht). L’isolement paraît suspect et trahirait la préméditation. Mais le rapport ne le dit pas expressément.

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Après avoir décrit les traumatismes constatés, le rapporteur s’interroge sur les coupables. Weissler a été “livré” (Einlieferung) à un nommé Christian Gerhardt qui apprend donc l’identité du prisonnier, qui est présenté non pas comme membre de l’Église évangélique, mais comme Juif – der Rasse nach Volljude. Il lui remet les insignes distinctifs, avec fils et aiguille pour qu’il puisse les coudre sur ses vêtements.

Suit la liste du personnel présent entre le 13 et le 19 février 1937. Karl Brumm, Joseph Jarolin, Max Kirchbauer, Kaspar Drexl 1), Christian Guthardt, Fritz Nordbrink et Paul Zeidler. Jarolin et Zeidler sont des SS-Oberscharführer, les autres des SS-Unterscharführer. Leurs dépositions se ressemblent, mais les contradictions sont flagrantes. L’interrogatoire parvient à établir les fais suivants : c’est le SS-Oberscharführer Zeidler qui, le 18 février 1937, prend son service à 18 heures, il allume la lumière à 19 heures, à 01 h – et à 06 h, Weissler est étendu sur le sol. Le médecin du camp, SS-Hauptsturmführer Dr. Schroeder, après examen, conclut au suicide par pendaison — avec un mouchoir noué autour du cou. Bricolage qui dit l’assurance de l’impunité.

Brumm, Jarolin, Kirchbauer paraissent fiables, mais Drexel, Nordbrink, Zeidler et surtout Christan Guthardt sont suspects. Le capitaine-SS Schroeder est peu clair, incertain dans ses déclarations, le rapporteur s’en étonne, étant donné le rang du Dr. Schroeder. Après cet incident, il est envoyé au camp Lichtenburg près de Prettin et interrogé sur place, est-il dit dans le rapport.

Il est donc établi que Weissler a été l’objet de mauvais traitements après le 15 février, et que le SS-Unterscharführer Guthardt est le principal coupable. Guthardt se disait haineusement antisémite, il déclarait haut et fort qu’un Juif valait moins qu’une tête de bétail. Son père avait été ruiné par un marchand de bestiaux — juif. Guthardt avait déjà fait l’objet d’une peine comminatoire pour coups. Lors de la reconstruction, le Dr. Schroeder est obligé d’admettre que le suicide par pendaison est impossible.

De nouvelles analyses conduisent les médecins légistes à préciser la date et la nature des blessures : sur la tête, les coups ont été répétés avec violence, dans une position verticale ou horizontale contre le sol ou contre un mur, les marques au cou sont des marques de strangulation, les blessures aux testicules ont pu être provoquées par des coups de pied, des coups ou coups de genoux (Fusstritte, Schläge oder Stösse), ce qui n’exclut pas une forme de torture par écrasement des testicules avec des morceaux de bois ou autre matière dure. Les autres blessures ont été vraisemblablement provoquées par des coups de pieds, des coups de poings. Weissler a donc été gravement maltraité par une ou plusieurs personnes après le 15 février, et étranglé à mort le 19 février. Guthardt, Drexel, Nordbrink, Zeidler sont désignés comme des complices, soit actifs – Mittäter, soit passifs – Mitwisser. Paul Zeidler l’aurait achevé à coups de pieds le 19. 5. 1937.

L’analyse des blessures est précise, professionnelle, sachlich, le démontage des mensonges aussi. En revanche, la saisie des interrogatoires reste flou, voire contradictoire. On entrevoit le scénario, mais sans plus. Le capitaine du camp, Dr. Schroeder qui avait signé l’acte de décès, est jugé incertain dans ses déclarations, mais sans plus. Il lui sera conseillé de faire, à l’avenir, des rapports plus conformes à la vérité (wahrheitsgemässe Angaben).

Le procès

Dans une lettre du 24 juin 1938, le Procureur général auprès du Tribunal informe le Chef des services de presse auprès de la Justice que pour des raisons de sécurité d’État, le procès aura lieu à huis clos, les 25, 27, 29 juillet 1938, et qu’aucune information ne devra filtrer.

Zeidler a été condamné à un an de prison, le 21.11.1938. Il n’est plus question des autres suspects.

À Plötzensee [voir III.3], je le répète, le 17 février 1937, la guillotine était livrée. On décapitait pour de petits délits, du vol à l’étalage ou de l’« abattage non déclaré ». On mourait pour avoir douté du génie militaire d’Hitler and Co., pour avoir colporté des blagues politiques…

Dans le cas de Friedrich Weissler, la Justice s’est contentée de peu. Comme pour les meurtres de Rosa Luxembourg, de Karl Liebknecht et de plusieurs autres, dans la République de Weimar, qui avait gardé intact le système judiciaire impériale, et ses fonctionnaires, restés fidèles à l’Empereur. Sous couvert « d’indépendance de la justice ».

Werner Koch et Ernst Tillich, internés à Sachsenhausen, seront relâchés en 1938.

Ironie de l’Histoire : le cas-Weissler fait l’objet d’un entre-filet dans un rapport de la SOPADE 2) sous le titre : IV Combat contre l’Église-IV Kampf gegen die Kirche suivi d’un commentaire qui intègre la mort-juive de Weissler dans un combat contre l’Église chrétienne, « ces événements de la dernière semaine » est-il écrit, « montrent que le combat contre les Églises chrétiennes n’est pas terminé, mais qu’il est entré dans une phase nouvelle, peut-être décisive. » (Vierter Jahrgang 1937, p. 216-217).

*

Selon des rumeurs, les interventions de Dietrich Bonhoeffer, théologien, auprès de Karl Barth à Bâle et auprès de George Bell, Évêque de Chichester (Sussex), auraient été trop tardives. Mais est-il possible — en six jours — d’enclencher un mouvement de protestation ?

Mais.

Que le cas de Friedrich Weissler, sauvagement assassiné, n’ait pas été analysé, décortiqué pour en faire une figure emblématique du destin d’un Allemand-Juif de droite, non ‘bolchevisé’ donc sous le IIIe Reich, témoigne de la prudence somnolente des institutions religieuses, certes, mais aussi laïques, droites/gauches, car RIEN de l’histoire humaine n’est inéluctable, et un combat déterminé autour de cette figure si ‘exemplaire de citoyen allemand’ qu’elle en devient caricaturale, eût pu alerter les consciences européennes, et leur faire prendre conscience de ce qui se mettait en place. Weissler, bien que respectueux des valeurs « völkisch », meurt, torturé, parce que juif. L’intervention des Églises avait réussi à freiner l’euthanasie des malades mentaux, des handicapés. Pourquoi pas la mise à mort raciale des Juifs ?

Martin Niemoeller, ex-Corps franc, ex-nationaliste devenu pasteur et pacifiste, déporté à Dachau, écrira en 1946, un article avec pour titre : Selbstbekenntnisse deutscher Schuld-Aveu de culpabilité allemande, et pour sous-titre : Wir haben versagt- Nous avons failli. [Aufbau, Jg. 12. 1946, Nr. 10 (08.03.1946), p.1-6].

Les mea culpa peuvent-ils prétendre à une fonction de réparation pour les victimes ? J’y vois surtout une fonction cathartique non dépourvue de jouissance auto-accusatrice. Et comme telle, de l’ordre du privé (Selbstbekenntnis-aveu à soi-même).

Que dire du Mémorandum de l’Église évangélique adressé à Hitler qui conduisit Friedrich Weissler, Werner Koch, Ernst Tillich à Sachsenhausen ? Je n’ai rien à en dire, ou si peu, il faudrait le situer dans son cadre historique. Ce n’est pas mon propos. Ce mémorandum ressemble, d’une certaine manière, à la lettre de Weissler. On y argumente avec précision d’un point de vue théologique, on y cite abondamment les textes nazis réfutés qui témoignent largement de la dimension ‘religieuse’ du discours nazi. L’Église qui dépend financièrement de l’État voit ses pouvoirs sur la société de plus en plus limités par la nouvelle religion, inacceptable tant du point religieux que du point de vue moral et financier 3). Mais ce mémorandum est plus un état des lieux qu’une déclaration de dissidence combative comme la Confession de foi de Barmen de l’Église confessante en 1934, qui contestait la création de « l’Église évangélique de la nation allemande », en avril 1933, favorable au Führerprinzip.

Quand je sors du Gedenkstätte, il fait nuit noir. Et froid. Je fais quand même un morceau de chemin à pied pour ne pas avoir l’air trop abrutie aux yeux des amis que je rejoins. Je n’ai pas assez de distance pour pouvoir parler de cet après-midi passé sur le cas Weissler. J’avais pourtant des questions à poser à G., juriste. L’association Rechtsanwalt (avocat) und Notar (notaire) dans la lettre de Weissler m’intrigue, quelles fonctions recouvrent ces termes dans l’Allemagne des années trente ? J’ai préféré les écouter parler de leur voyage en Thaïlande, devenue « ce bordel du monde occidental », assez riche pour pourrir le monde, et pas seulement avec ses vaches folles.

— Ils sont tous plus ou moins malades, dit W.

Un effet de la démocratisation du sexe, ajoute G., avant, seules les hautes couches de la société jouissaient de la liberté sexuelle, maintenant, c’est à la portée de tout le monde !

Liberté, démocratisation. Étranges emplois de mots dont la valeur éthique a été marquée du sang des émancipateurs, des émancipatrices, étranges emplois de termes catégorisés dans des combats toujours nouveaux pour un plus de dignité. Ne seraient-ils plus qu’un assemblage de lettres pour jeux de société ? Des valeurs politiques démodées ?

Là où les prolétaires ont échoué, la drogue réussit…

À Berlin un quidam, plutôt téméraire, a fait des prélèvements d’urine dans les toilettes du Reichstag, depuis, on palabre sur la drogue, la corruption, l’argent sale du trafic de drogue, comme si les mafias étaient seules responsables de la consommation de la drogue !  Sans consommateurs pas de pourvoyeurs, ils obéissent aux lois du marché dans une société marchande, où le profit est roi. Pas de quoi s’offusquer. Le “laxisme” des politiques doit avoir  ses raisons que la raison des citoyens ordinaires ne connaît pas, car ils doivent avoir  des  raisons  pour ne pas  accorder le Faire  (laxiste)  et le  Dire  (répressif). Et donc  changer les législations. La police  baisse  les bras, dit-on. Un peu facile !

Que faire ? Tenter de responsabiliser les consommateurs. De  l’ordre  du  possible ?  Quand on voit à quel point certains sont dégradés, on doute du réversible. Des gens jeunes aux mouvements compulsifs, certains/certaines ne cessent de tirer ou caresser une mèche de cheveux ou semblent s’épouiller… Le plus souvent abandonnés à leur misère physique.  La solution ?

Je m’avoue aussi excédée par le discours permissif des branchés que par le discours répressif, ces deux mamelles inséparables de  tous  les  problèmes  graves de  société.  Je n’aime pas entendre dire dans la rue par un frustré : aussi longtemps qu’on aura cette clique de socialistes au pouvoir, il faudra supporter cette racaille de la drogue, désignant un automobiliste dans une voiture décapotable qui se plaît  à pavaner dans une rue étroite…

Les effets de la  drogue sur la société civile sont encore à explorer. Qui s’y risque ? Quoi qu’il en soit, j’avoue admirer l’internationalisme des réseaux de la drogue. Au point que même les corps des dealers se ressemblent, chaque strate de la hiérarchie produisant son corps, son visage, son regard. Sans parler des méthodes. Le faire nous modèlerait-il à ce point ? Aux mêmes causes, les mêmes effets ?

L’internationale de la drogue est en avance, depuis longtemps, sur l’usage des nouvelles techniques, entre autres choses, elle fait circuler les informations, voire les photographies des adversaires, des présumés dangereux… et eux ne connaissent pas le doute !

Pourquoi  réussissent-ils, là  où les prolétaires ont échoué ?  Il est vrai qu’ils jouissent de complicités si diversifiées dans toutes les strates de la société,  les prolétaires et les opposants  à la société-telle-qu’elle-est, d’une manière générale, ont, eux, beaucoup, beaucoup d’ennemis. Dans toutes les strates de la société.

La violence teutonne encore et toujours…

À chaque voyage, je bute d’une manière ou d’une autre, dans le quotidien, sur cette violence qui me paraît spécifiquement allemande. Dans la haine de ceux/celles qu’ils/elles considèrent comme des gêneurs, des Allemands — aujourd’hui encore — font toujours monter le niveau d’un ou deux degrés. C’est ce petit + qui la spécifie, à mes yeux. Une violence qui cherche et trouve toujours des points de fixation où se loger. C’est une violence très partagée, qui n’est ni de droite ni de gauche. Allemande.

Mais c’est aussi, me semble-t-il, par cette violence ‘renforcée’, alchimiquement transmuée par la pratique artistique (sens large), que l’œuvre de nombreux artistes allemands atteint un degré rare de puissance. Elle irrigue l’écriture de Brecht, à des degrés différents suivant les moments, elle anime les pinceaux de Grünewald interrogeant la souffrance de la chair dans la figure du crucifié, elle pousse les pointes du graveur Dürer quand il interroge, triture les horreurs de la guerre… Elle habite la critique défigurante de George Grosz, d‘Otto Dix. Et de tant d’autres. Ils en rajoutent, et cette insistance même mériterait d’être interrogée. Transmuée, alchimisée, elle éclaire, dévoile ce qui travaille le corps social. Les pièces de Brecht d’avant 33 sont à cet égard étonnantes, et seuls les metteurs en scène allemands parviennent à donner forme à cette violence sourde. C’est le jeune Hans Peter Cloos qui me révéla, voici quelques années (1979), aux Bouffes du Nord, le ténébreux qui est au coeur même de l’Opéra de quat’sous, une pièce qui a tendance à être culinarisée. Odette Aslan* m’avait dit « avoir frémi »…

[* O.Aslan (CNRS) est une survivante des camps d’extermination]

Cette violence teutonne est spécifique, elle a des racines rizomiques dans la Misère allemande séculaire où le désir et l’amour du maître savamment cultivés par la dogmatique chrétienne ont bétonné ces structures psychiques que Freud tentera de vriller par l’analyse. La violence des nazis en représente le pôle le plus inférieur. Et, rien ne m’autorise à penser que ce quelque chose, ce petit + qui travaille le corps social germanique, soit en voie de tarissement. Rien. Peut-être que l’Europe en sera sinon le thérapeute patient, du moins son garde-fou.

Mardi 5 décembre 2000

Helden wie wir ! – Des héros comme nous !

Soirée aux Kammerspiele, pour voir une pièce qui a beaucoup de succès : Helden wie wir – Des héros comme nous!, un roman ossi du même titre adapté à la scène. Un One-man-show de comédien talentueux, Götz Schubert. Dans la salle, des rires complices. L’auteur explore sur le mode humoristique ou ironique, la machinerie du régime. La question de la Stasi, traitée sur le mode comique, peut paraître banalisée, qui semble réduite à une histoire de sexualité frustrée — et triomphante, puisque c’est par le pénis du héros que le Mur tombe. Mais la parodie en éclaire certains aspects, comme l’éducation étriquée qui dresse l’enfant à devenir un bon Untertan (sujet-assujetti) dont tous les pouvoirs ont besoin.

La dérision de la rhétorique du discours-stasi jette un éclairage sur son fonctionnement. Un supérieur hiérarchique enseigne à l’apprenti-stasi comment rendre suspicieux un fait perçu comme anodin. Un travail de Pénélope : il faut faire et refaire ses phrases jusqu’à qu’elles en deviennent incompréhensibles, l’abscons créant la suspicion. Ainsi, une femme qui passe à telle heure, à tel endroit fait sens suspicieux parce que l’observateur fixe ce fait banal dans une phrase alambiquée. Interprétation suspicieuse qui produit un fait suspicieux. LE discours performatif du pouvoir, lui-même ! Et de sens suspicieux en faits suspicieux, c’est la société toute entière qui devient suspicieuse. Ce que la société-DDR était aux yeux des apparatchiks, tenus en laisse par leurs homologues soviétiques qui, quelque part, les méprisaient. L’auteur, Thomas Brüssig, fait dire justement à son héros : « Le système n’était pas inhumain. Mais, il était misanthrope – Das System war nicht unmenschlich. Aber es war menschenfeindlich».

L’apprenti-stasi apprend aussi à dire sans dire, à substituer des mots neutres ou flous à des désignations trop précises, dans ces jeux de substitution, le référent auquel les Realpolitiker attachent pourtant tant d’importance, passe à la trappe. Ainsi, un matin Wunderlich (Fantasque, Biscornu…) demande à ses élèves:

— Que savez-vous du post-structuralisme ?

Ils répondent en hésitant, se reprenant :

il s’agit « d’un groupe d’artistes », « non on ne peut pas dire artistes », il s’agit « d’un groupe d’éléments » – Eine Gruppe von [..] Elementen» qui « sous couvert d’activité littéraire, chiffre des messages chiffrés », qui « utilise des signes et des symboles » et dit « ouvertement» ce qu’il vise : miner la structure de la poste — A — et saper souterrainement «  l’efficience des voies d’acheminement » du courrier, structure — B —.

Et ainsi de suite. L’essentiel étant que les intéressés se comprennent à demi-mot. Ou font semblant.

Un système où tout fait sens… unique. Sans jeu entre les mots, les événements, la pétrification même. Effets dérivés de l’herméneutique si puissante en Allemagne où la théologie continue d’irriguer la matière philosophique (mais pas seulement)? La caricature est a le mérite de montrer le fond des choses.


Mercredi 6 décembre.

En direction de l’aréoport. Échanges avec un chauffeur de taxi grec.

Retour à Paris. Conversation intéressante avec le chauffeur de taxi qui me conduit à Tegel. On commence par échanger des propos sur le temps toujours au beau. Son accent est étranger, je me risque à lui demander d’où il vient. Je dois deviner. Mais je ne devine pas. Il est grec, depuis 20 ans en Allemagne, chauffeur de taxi depuis 5 ans. Il a toujours travaillé à l’Ouest.

J’essaie de faire glisser la conversation sur son expérience d’étranger en Allemagne. Il parle longuement des Turcs qu’il connaît bien et dont il déplore « la culture de l’auto-exclusion ».

— Ils se font eux-mêmes PLUS étrangers – Sie machen sich selbst MEHR Ausländer. Je vis dans ce pays, je vis dans cette ville, l’Allemagne est devenue en vingt ans MON pays et Berlin, MA ville, dit-il, avec un accent d’insistance sur les possessifs. Sinon, il faut mieux partir, je n’ai pas quitté la Grèce pour en rêver à l’étranger, si j’avais été si bien dans mon pays, j’y serais resté. En fait, je voulais partir en Amérique, aussi loin que possible…

Mon père, ce macaroni au sourire parfois grincheux, disait sensiblement les mêmes choses qui n’avait emporté aucune nostalgie italienne à ses semelles.

J’essaie de lui expliquer ce que j’éprouve face aux étrangers non-européens et lui demande s’il pense que des Allemands sont plus racistes que d’autres Européens…

— NON ! dit-il avec force, et après un long silence où manifestement il cherchait à formuler quelque chose d’obscur en termes clairs, il dit cette phrase-sésame :

— Non, mais les Allemands sont allemands – Die Deutschen sind deutsch !

Il faudrait ajouter ‘ne sont qu’allemands’ pour rendre compte de l’accent d’intensité sur l’adjectif deutsch. La formule éclaire ce sentiment d’étrangeté que j’éprouve, car si les Allemands ne sont qu’allemands, dialectiquement, il est logique que de leur côté, les étrangers soient plus étrangers. À l’identité isolée et isolante des indigènes répond l’identité isolée et isolante de ces Autres qui ne peuvent pas ne pas se percevoir comme un corps étranger. Et cette identité allemande est indissociablement germanique/ chrétienne.

Le Die Deutschen sind deutsch ! de ce penseur grec fait écho au Deutschland bleibt deutsch ! L’Allemagne reste allemande ! inscrit sur la banderole que brandissaient les Allemands de l’Ouest, le Premier jour de la séparation Est-Ouest. Des identités ferrées.

*

Des amis me racontèrent en riant une anecdote qui fait sens ici : à Roissy, les ressortissants non européens doivent remplir un formulaire d’entrée. Un couple d’Allemands qui participaient au voyage vers la Thaïlande, en novembre 2000, s’empressa de remplir le formulaire. Le policier français, intrigué, leur demanda leur nationalité :

— allemande !

— mais les Allemands sont des Européens !

Le couple l’ignorait en cette fin de siècle où s’annonçait l’usage de l’Euro.

Épilogue

 

Paris et la clarté de son ciel bleu-nuit

Dès mon arrivée, j’observe le ciel, je regarde la nuit tomber. De fait, à Paris, la nuit est moins dense et le passage se fait en douceur. Quand le ciel s’assombrit, du bleu subsiste qui donne une certaine luminosité au ciel. Je ne l’avais pas remarqué. Je téléphone à B. pour lui dire que j’avais raison ! Mais, il est vrai aussi que Berlin est moins éclairé que Paris. B. me dit, que certaines rues parisiennes sont très sombres — aussi ! J’insiste, étale mes connaissances récentes sur la Longitude, Latitude, Fuseau, respectifs de Berlin et Paris. Si le faisceau est le même, la longitude et la latitude présentent quelques écarts : LONGITUDE-Paris: 2°20; Berlin : 13°24. LATITUDE-Paris: 48°52; Berlin : 52°31 ! Elle rit aux éclats à cet étalage de chiffres visant à prouver la justesse de mes impressions.

Le soir, pour prolonger mon séjour berlinois, j’écoute un des CD achetés. Der Ja-Sager – Celui qui dit Oui, un Schuloper, musique de Kurt Weill. Je l’ai écouté deux fois, pour le plaisir. Comment a-t-on osé analyser le Lehrstück brechtien, en faire la théorie, sans la musique ? C’est elle qui complexifie le texte, c’est elle qui pose des questions, crée des contradictions, des tensions… Des histoires de réception qui châtre un texte. Par dogmatisme. Dans le champ de l’art, de la littérature, il faut apprendre à marcher comme une danseuse, sur les pointes. Je repense à Nelken de l’ironique et tendre Pina Bausch. L’utopie : marcher sur un champ d’œillets en fleurs sans les saccager.

« Indicible beauté et simplicité poétique – Unsagbare Schönheit und schlichte Poesie », écrivait un critique viennois en 1932. «Rester rigoureux dans la simplicité», disait Kurt Weill.

Je ne dirais pas mieux en peu de mots de ce Jasager.

Jeudi 13 décembre 2000

Centre de Documentation Juive Contemporaine : trouver/ne pas trouver un NOM-sépulture

Préparant une exposition sur les Juifs berlinois, Dietlinde Peters m’a demandé de feuilleter à Paris le Livre mémorial. Elle voudrait savoir si la nièce de Martha Wygodzinski 4), médecin berlinois, qui fut déportée, à Theresienstadt à l’âge de 73 ans, avait réussi à échapper à l’extermination. La nièce avait immigré à Paris où elle épousa en 1936, Jacques Claude Froehlich, dessinateur.

Je suis donc allée au Centre de Documentation Juive Contemporaine. Nous avons cherché Leonore Froehlich, née Zepler et Jacques Claude Frohlich, son époux, d’abord dans les données sur CD. Défilent de nombreux Froehlich, Leonore et Jacques Claude ne figurent pas sur la liste des disparus. Il me faut monter à la bibliothèque et vérifier cette absence dans le Livre mémorial. La responsable qui me reçoit, une dame d’un âge certain, très beau visage, parlant bien l’allemand, fait descendre le Tome F. On lui remet un énorme livre, noir, qu’elle tient quelques secondes contre elle, puis l’ouvre. Dans la longue liste des disparus à l’entrée Froe, un seul nom : Hermann Froehlich.

Étrange expérience que de chercher chez les morts, de possibles survivants. Par l’absence d’un nom sur une feuille, sur un écran. Chercher et ne pas vouloir trouver. Je cherche Jacques Claude et je trouve Hermann, en simultané, absence d’un nom qui signifie vie, présence d’un nom qui signifie mort, annulant le soulagement. J’entrevois furtivement où pourrait jeter racines la culpabilité des survivants, culpabilité incompréhensible à mes yeux. Survivre n’est-ce pas une victoire sur le nazisme ?

Je reviens au département des Archives pour informer du résultat de la recherche.

Je n’ai rien trouvé.

— Tant mieux, dit-elle, mais elle me conseille d’aller au centre de la Solidarité des Juifs allemands, rue St-Lazare.

Je jette un œil sur la documentation, la collection du Stürmer y figure. Je reviendrai.

Je descends au Mémorial. Je regarde de loin, comme paralysée. Difficile de trouver la forme de l’indescriptible. Je ne peux penser ce type de mémorial que sous la forme d’un jardin Zen. Un espace de méditation-sur. Le vide du dépouillement. Avant de sortir, je fais un détour par l’exposition temporaire sur Auschwitz. Je m’arrête devant une photo montrant des hommes nus, au squelette saillant, et si démunis dans l’humiliation. Je m’empresse de sortir.

Lundi 22 décembre

À Paris, ce lundi 22 décembre, on donne à voir sur la Deux, le premier épisode de Sans famille ! Un souvenir pleurnichard d’enfance. Aussi tenace qu’un mauvais parfum, qui fait surface chaque fois que je fais des crêpes, me rappelant les larmes versées sur l’évocation des premières crêpes du jeune Rémy !

À Berlin, dans le Café am Schiffbauerdamm, j’ai entendu avant de partir, une chanson de mon enfance, Les Roses blanches, un autre souvenir pleurnichard. Je n’en croyais pas mes oreilles, j’éclatai de rire, entendre en novembre 2000, à Berlin, dans cette ville futuriste, une chanson française sur laquelle, enfant, je pleurais à chaudes larmes…

De quoi est faite cette nostalgie du passé le plus ringard ? De quoi est-elle le symptôme ? Et pourquoi donc, les fictions offertes aux enfants de ma génération étaient-elles aussi mélodramatiques ? Les livres de prix, aux flamboyantes couvertures rouges, avec dorures, étaient souvent des histoires tristes d’orphelins. La peur comme moyen d’éducation ? Douteux.

Il doit exister quelques liens entre le douteux et le fascisme triomphant dans toute l’Europe des années trente… Toutes les formes de dictature (politique, politico-mafieuse, mafieuse, et cetera) pourrissent les psychés par la peur distillée jour après jour sous de multiples formes, visibles (intimidations permanentes), invisibles (faire-croire à son omniprésence, à son omniscience…).

Les contes de la vieille tradition populaire au contraire, qui savent jouer de la chimie complexe des affects les plus troubles, favorisent l’émergence d’un sujet qui apprivoise ses peurs et les transmue.


Vendredi 28 décembre

Les autoroutes du Führer

Je regarde les cassettes achetées au centre culturel Urania. L’une d’elle est un documentaire sur les Autoroutes du Führer de Peter Friedrich Leopold, vu à Berlin dans le cadre de films sur le national-socialisme. D’immenses chantiers ont été ouverts par le Führer and Co., qui donneront du travail à des millions de chômeurs et flatteront le narcissisme national dont on sous-estime l’importance. Le Führer — en uniforme — inaugure des chantiers, la pelle à la main, faisant un gros effort pour soulever la pelle. Le 24 avril 1944, le Führer fêtait son anniversaire sur une autoroute. Sinistre de solitude. Le temps lui-même faisait gris.

Les autoroutes du Führer ont conduit les troupes d’occupation à Berlin, d’où rayonnaient les principales autoroutes. J’aime l’ironie de la grande Histoire. Grimaçante, mais souvent tonique.

Dans ce documentaire, il me semblait avoir entrevu, des baraquements semblables aux baraquements de nombreux camps de concentration. Arrêt sur image pour les regarder de près. La classe dirigeante y logeait les ouvriers itinérants. Ce type de baraquement appartenait au paysage social de l’époque et ne troublait personne. Pis, comparés aux logements insalubres des ouvriers berlinois, ces baraquements de bois feraient presque bonne figure.

D’une manière générale, les baraques pour ouvriers, immigrés en particulier, ont été longtemps normales, dans toute l’Europe. Je repense au père d’une amie, un de ces maçons italiens que les Lyonnais allaient chercher dans le Piémont, dans les années trente. À 16 ans, il “vivait” dans une baraque non chauffée en pleine montagne, l’eau y gelait… La sensibilité à l’injustice est — elle aussi — historique et donc relative. Encore que l’insensibilité des nantis à la souffrance des producteurs de plus-value présente des formes qui paraissent archétypales à force d’être répétitives dans la longue durée.

Dimanche 30 décembre 2000

Résister à Sachsenhausen

À mon retour de Berlin, j’ai emprunté les quelques ouvrages sur Sachsenhausen, disponibles à la Sorbonne et à l’Institut-Goethe. Dont un ouvrage de 1934, Oranienburg 1933, écrit par un évadé, Gerhart Seger, député socialiste du Reichstag, traduit en français, dès 1934, publié par La Pensée sauvage, Paris. Le livre fit du bruit, grâce aux exilés, et quelques sympathisants. Mais qui s’intéresse à la gente “rouge” ou “rosée” torturée, assassinée, incarcérée, au début des années trente, en Europe ?

J’emprunte aussi, un ouvrage sur Oradour de Lea Rosch, Günther Schwarberg. Der letzte Tag von Oradur – Le dernier jour d’Oradour 5), afin de confronter les témoignages des survivants et les souvenirs d’Alfred EDER. Comparés aux témoignages bien ordonnés des quelques rares rescapés/ées, les souvenirs d’Alfred Eder paraissent chaotiques. Une différence majeure dans le point de vue commande les récits.

Eder a été projeté dans l’enfer et en a gardé une vision d’enfer, nécessairement brouillée, confuse. Il VOIT l’horreur. Son récit est fait de bribes qui se bousculent, quand son unité arrive dans des voitures peintes rouge-blanc, les soldats ignorent où ils sont. Eder voit des pendus, des incendies, des soldats de différentes unités à l’oeuvre. Dans l’église, il voit des soldats pointer leurs armes sur la poitrine des femmes et tirer, d’autres avaient des grenades… il voit la cervelle d’un nouveau-né dégouliner sur le mur de pierre de l’église… Vision d’enfer qui surpasse ce qu’il a déjà vu. Pire que sur le front russe.

Les souvenirs des victimes, qui se situent en amont de l’événement, gardent la mémoire du désarroi, fait d’incompréhension, d’étonnement. Elles n’ont rien compris à ce qui se passait, elles ordonnent les souvenirs dans un ordre logique, et ce faisant donnent sens à ce qu’ils/elles avaient vu sans imaginer une seconde qu’on allait les tuer. On ne va quand même pas tuer les enfants rassemblés.

Cette différence fondamentale résultant de deux points de vue, l’un optique (Eder voit le massacre), l’autre cognitif (comprendre/ne pas comprendre/ne pas imaginer) se double d’une ressemblance, que l’on sait banale aujourd’hui, les principaux Täter, dont des Alsaciens (un tabou français) n’ont pas été condamnés. Pis. Les rescapés/ées du massacre, trop peu nombreux, sont intimidés, menacés, insultés, lors des procès.

Le destin d’Alfred Eder en Allemagne, contenait en creux les procès, français, allemands, de l’immédiat après-guerre. Les victimes meurent deux fois, une première fois, sous les balles, pendus/es, violées, une deuxième fois parce que les bourreaux ne sont pas condamnés, parce qu’ils nient les faits, voire les revendiquent.

*

L’ouvrage français, Sachso 6), contient un chapitre sur la résistance. Je le dévore. Sous le Grand Ordre nazi, le désordre de la corruption instrumentalisée par les détenus, le désordre des sabotages, des taupes (allemandes, françaises, russes, polonaises, tchèques…), de toutes professions, de toutes convictions, des prêtres, des communistes, des socio-démocrates, etc., minent l’édifice, patiemment, jour après jour. Malgré la terreur, la brutalité sadique des SS, des droit commun. De petits actes de sabotage, de solidarité finissent par participer d’un Grand Acte : la défaite militaire des nazis. Je regrette de ne pas l’avoir lu avant la visite des lieux. J’aurais été moins écrasée, j’aurais murmuré Le temps des cerises, la Marseillaise, La Claire Fontaine, ces chants que des résistants français ont chanté dans ce camp, en ce Noël de 1943 !

« À Sachsenhausen, cette histoire débute pour les Francais par l’arrivée des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais en juillet 1941. L’organisation clandestine d’alors, déjà internationale, est dirigée par des antifascistes allemands, notamment les communistes Albert Buchmann, Rudi Grosse et le Lagerältester Harry Naujocks. Organisation maintes fois décimée par les S. S., qui torturent, pendent ou fusillent, mais chaque fois reconstituée. » (p. 354)

Ces mineurs étaient arrivés :

« à demi fous de faim et de soif, après avoir été entassés plusieurs jours dans des wagons de marchandises plombés sans recevoir ni boisson ni nourriture. Nous, les anciens du camp, nous ne restons pas inactifs. Des morceaux de pain noir sont collectés. Pendant des semaines, de nombreux détenus sacrifient une partie de leur ration de soupe pour essayer de remettre sur pied les Français. Et la solidarité des détenus de toutes les nations se révèle efficace. » (p. 356).

Comme Esther reponsable de la mort de Jésus, comme mon père, ce macaroni responsable du coup de poignard de l’Italie dans la dos de la France. Ces mineurs du Nord, un « groupe homogène de combattants arrêtés et déportés en pleine bataille contre les kollabos et l’envahisseur nazi », disent s’être heurtés à la haine des Polonais, des Tchèques, qui les tenaient responsables de Munich. « Tout le contexte politique d’avant-guerre » leur était « reproché » (p. 360).

Variantes archaïques du bouc émissaire ? Qui peut se dire à l’abri de ces généralisations ?

Organiser la résistance dans un camp de concentration n’est pas une affaire simple. Elle est à l’image du lieu, traversée de contradictions.

« Au début des années 40, alors qu’affluaient les premières victimes des pays d’Europe envahis par les nazis, nous n’avons jamais baissé la tête. Au contraire, nous avons tenté de nous organiser et ce n’était pas facile, crois-moi. Nous avons pris des risques énormes, et nombreux ont été nos camarades qui ont payé de leur vie… Il a fallu trier, rechercher, cataloguer les véritables antifascistes et les véritables patriotes… Nous avons toujours eu à nous battre sur deux fronts, contre deux ennemis aussi redoutables l’un que l’autre. D’abord les S. S., puis l’autre catégorie de détenus, les souteneurs, les pédérastes, les gangsters et les assassins, qui souvent étaient nos ennemis les plus dangereux… Sortis, avec la bénédiction des S. S., des prisons dans lesquelles ils purgeaient leurs peines, ils implantèrent ici les méthodes du banditisme et créèrent le racket. Il fallait se battre, non seulement pour sauver sa vie mais son idéal… Tous ces ignobles individus avaient l’appui des S. S. et les S. S. pouvaient tout exiger d’eux. Pour les vaincre, les écraser et les mettre hors d’état de nuire, il nous a fallu employer contre eux leurs propres méthodes. Nous les avons compromis, nous les avons fait tomber dans des pièges. Et cela devint à l’intérieur des camps, et en particulier du nôtre, une lutte sournoise, âpre, une guerre dans l’ombre où tous les coups étaient portés avec haine et violence. » (Confidences faites par Christian Mahler, arrêté peu après l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, à Jean Mélai, mineur de fer lorrain », p. 355).

Des ‘truands’, des ‘pédérastes’ participeront aussi aux sabotages. Des “rouges” passeront du côté du manche :

« Sous la menace d’une mort horrible, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, quelques-uns faibliront. Cherchant à tirer profit du poste cependant précaire où ils accèdent, à l’instar des « droit commun », ils se mettent à frapper et à hurler avec les loups nazis. D’autres parent de prétextes idéologiques leur abandon de la lutte collective pour la sauvegarde d’une «planque» individuelle, se montrent durs et sans pitié à l’égard de ceux qui tombent sous leurs coups. Ces Linken prétendent qu’au stade de la domination nazie la résistance au camp n’a aucun sens, que la révolution suivra automatiquement l’écroulement de l’hitlérisme. Qu’il faut donc sauver les cadres de cette révolution, fût-ce au prix de l’écrasement de la masse des détenus. » (p. 355-356).

L’ouvrage apporte des précisions sur les exécutions des prisonniers de guerre soviétiques :

« Les mineurs, peu à peu intégrés dans la collectivité, vont bientôt être les témoins impuissants d’un épouvantable massacre. En septembre 1941 arrive à Sachso un ordre de l’Etat-major général de la Wehrmacht (retrouvé dans les archives de Sachsenhausen) dont la teneur rabaisse le haut-commandement allemand au rang des plus abjects criminels de guerre : en représailles de prétendues exécutions de prisonniers allemands par l’armée russe, il ordonne l’extermination de dix-huit mille officiers et commissaires soviétiques, prisonniers de guerre, qu’il envoie au camp. Les tueurs S. S. s’activent. Les prisonniers sont entassés à trois mille par baraque, sans nourriture ni boisson, dans l’impossibilité même de s’asseoir. Les morts doivent être portés à bout de bras par-dessus les têtes et sortis par les fenêtres. Autour, les autres détenus, hors d’eux-mêmes devant ces crimes horribles, sont tenus à distance par les S. S., mitraillettes braquées. Alertés par la disparition de leurs camarades qui partent par groupes de vingt, soi-disant pour des camps de prisonniers de guerre, puis surtout édifiés par le bruit des fusillades toutes proches et par l’odeur de l’épaisse fumée noire qui sort du crématoire, les soldats russes se rebellent, se jettent les mains nues sur ceux qui les conduisent à la mort. Profitant du trouble ainsi créé, un groupe d’anciens d’Espagne, par une action désespérée, s’empare d’une marmite de pommes de terre, force le barrage des gardes-chiourmes et l’introduit par une fenêtre dans un des blocks. La direction clandestine parvient à grand-peine à empêcher dans le camp une rébellion générale qui se serait terminée par une totale extermination. Quand les exécutions sont suspendues, onze mille soldats ont disparu.» (p. 356-357).

Sur les 5,5 millions environ de soldats soviétiques faits prisonniers, plus de la moitié sont morts de faim, de froid ou furent abattus ou envoyés à Himmler.

Pouvoir imaginer, à Sachsenhausen, des hommes, des femmes, debout, malgré la faim, le froid, les sévices…, pouvoir imaginer des drapeaux allemands en berne dans ce camp, et entendre rire les détenus rend plus léger.

« L’aube glaciale d’un jour de février 1943 se levant sur le camp éclaire les drapeaux nazis en berne. « Nous apprenons ainsi », dit Louis Voisin, « les journées nationales de deuil pour Stalingrad. C’est un immense éclat de rire, de jubilation, parmi nous qui grelottons sur la place d’appel. De fait, les visages exsangues et émaciés sont hilares. Bourrades amicales autant que réchauffantes, hochements de tête et clins d’œil font frémir les mornes alignements des rayés. » (p. 363-364).

La résistance pouvait prendre des formes inattendues. Ainsi, huit spécialistes francais travailleront :

« de jour et de nuit presque uniquement pour le chef d’atelier S. S. en lui fabriquant des briquets (en séries de cinquante !), des timbales, des couteaux à pain, des rasoirs, des lanternes, des jardinières, des tables en fer forgé de toute beauté… »

Dans un autre kommando, « à l’armurerie S. S. », Raymond Welti voit un jour le lieutenant armurier venir à lui avec un mousqueton en main:

« En caressant la crosse, il me répète: «Elegant Form!» Il veut que je transforme cette arme de guerre en carabine de salon ! Bien volontiers, je rends inoffensifs vingt-cinq à trente mousquetons, et la confiance ainsi gagnée sera utilisée à bon escient.» (p. 375-376).

Du temps pris sur des activités plus sérieuses. Et le plaisir de corrompre les Maîtres. L’art aussi de faire et défaire, de saboter des pièces de machine sans en avoir l’air. André Franquet et ses camarades doivent ébaucher cinq mille couronnes d’alu de 500 millimètres :

« Je me suis apercu en vérifiant une de mes premières couronnes avec un autre instrument de mesure qu’il ne reste plus assez de métal avant la cote juste. J’appelle Pierrot Saint-Giron. Il constate lui aussi que les indications données par les pieds à coulisse suisses sont toutes entachées de la même erreur qui, pour être minime, n’en est pas moins réelle. Mais il est formel : il ne faut pas arrêter l’usinage des ébauches, il faut continuer à se servir des pieds à coulisse suisses.
«Résultat ? Ce n’est que lorsque tout est fini qu’un dernier contrôle renvoie notre production au rebut. […] personne ne savait ni n’aurait pu même supposer que des pieds à coulisse suisses soient faux !» (p. 377).

Saboter, freiner la production de guerre de l’usine Heinkel. Laisser filer les grenades défectueuses ou faire des obus défectueux

« Sur un lot de cent dix mille grenades, quatre-vingt-dix mille sont bonnes pour la refonte, refusées par le contrôle militaire.» (p. 381)

Ces ouvriers ont une culture de la résistance aux Maîtres qui remonte loin, très loin, transmise par des récits familiaux, des contes, des légendes populaires. La Ruse, arme politique des David face aux Goliath.

Les nazis ont cru pouvoir en venir à bout par la terreur. Leur bêtise ou plus exactement leur assurance aveuglante m’étonne : déporter des hommes, des femmes, les faire travailler pour l’armement, en Allemagne ! À Berlin, où chaque famille ouvrière était touchée par «la mort, l’emprisonnement ou la détention – dans un camp de concentration d’un ou plusieurs de ses membres».

Certains des généraux du complot contre Hitler avaient eu conscience du danger que représentaient ces millions d’étrangers en Allemagne. Autour de 12 millions. Plus que la population algérienne du temps de la colonisation. On comprend l’hésitation de certains généraux.

J’éprouve toujours un certain plaisir physique à retrouver la dialectique des effets de boomerang, qu’il marrive d’oubler. Le chapitre sur le sabotage du bombardier He-177 commence par être un régal.

« Dès l’été 1943, une série de catastrophes réjouissent les Français. Aux essais en charge, un 177 se coupe en deux. Plusieurs avions sont gravement endommagés en se posant sur le ventre, leur train d’atterrissage n’a pu sortir. D’autres s’abattent, volets bloqués. Début 1944, lors d’un raid de quatre-vingt-cinq appareils He-177 sur l’Angleterre, dix-sept seulement parviennent à rentrer.»

De l’extrait de vinaigre chimique, du gros sel peuvent faire merveille. Ouvriers qualifiés, ils ne cessent d’inventer.

Mais on s’en doute, le prix à payer peut être lourd.

Dans les camps, d’une manière générale, la résistance a été « un facteur décisif de survie ». Croire à, croire en quelque chose. Dieu, la Révolution, la Liberté, la Patrie, l’objet importe peu, le croire est porteur.

*

Avec ces images de résistance en réserve, peut-être pourrai-je retourner à Sachsenhausen.

Je commencerai par m’incliner devant la Station Z que j’avais évitée, où furent gazés au Zyklon B, les Juifs hongrois qui avaient survécu au transport, et je penserai à Serge B., ce petit Juif parisien du XVIIIe arrondisement, qui « à la façon d’un bébé, les doigts aux lèvres» adressa un baiser à Marcel Leboucher, médecin-déporté qui avait soigné sa blessure au pied. Avant de partir “en transport”, dans une charrette, vers sa mort juive. Au crematorium. En février 1945, deux mois avant l’arrivée des Soviétiques. Agé de quatorze ans.

« Sur la piste d’essai des chaussures de Sachsenhausen qui vit s’user plus de vies humaines que de semelles », je penserai à Roger Maran, «marin de commerce originaire de la région bordelaise», «un type tout simple. Il était jeune, aimait les femmes, aimait tout le monde ; en bref, il aimait vivre.» qui se refusait à marcher au pas de l’oie «obligatoire quand on longe le bâtiment du commandant S.S. d’où, accoudés à la balustrade, ces messieurs dominent et contemplent ce summum de l’ordre nazi qu’est le camp». Il mourut roué de coups.

Je comprends de manière très intime qu’on puisse préférer mourir plutôt que de s’offrir à la jouissance des Maîtres. Le refus de lever la jambe prend racine au plus intime du sujet, il dit l’irréductible volonté de renvoyer les Maîtres, en ce cas SS, à leur propre untertanisme consenti. C’est quelque chose de très fort, de profondément vital qui “â-ni-me” ce refus. Malgré la mort assurée, une affirmation de la vie.

Je penserai aussi aux quelques évadés, à leurs ruses et aux solidarités rencontrées. Je penserai à ces soldats russes qui se jetèrent sur les bourreaux, main nue, parce que la mort de leurs camarades leur était insupportable.

*

P.-S. 2008. Je ne suis pas retournée à Sachsenhausen. Je ne retournerai pas sur ce Gedenkstätte. Après avoir lu Pélerins parmi les ombres de Boris Pahor 7), si dense, si précis dans l’évocation d’un regard, celui de la faim, de la complicité amicale ou haineuse, d’une attitude, d’un geste…, qui font l’opacité du réel et de son vécu, je savais que je ne pourrais plus repousser les fantômes. Force de l’écriture poétique qui laisse des traces qui n’en finissent pas d’agir. Les «images de résistance en réserve», non seulement ne feraient pas le poids, mais elles deviendraient «romantiques», c’est-à-dire obscènes dans ces lieux.

Ce 31 décembre 2000

Le XXe siècle du calendrier grégorien s’achève en Tour Eiffel illuminée. Amen.

 

MONTRES ET HORLOGES

L’heure ne commettra jamais l’erreur
De remonter son cours
Pour se nouer à elle-même,
Dans un hoquet où les secondes
Serreraient la gorge du jour
Au point de rendre blêmes les années,
Nos années, siècles étranglés.

Roland Dubillard

 *

Que sera le XXIe siècle ? Rien ne permet de penser que ce sera mieux ou pire, malgré le règne croissant des mafias et de leurs complices aux multiples visages, des trafiquants de toutes sortes, le développement exponentiel du Destructionbusiness. Et cætera. En bref, le cynisme comme éthique de vie.

Mais.

Mes randonnées dans l’Histoire m’ont appris que les mouvements profonds de l’Histoire, y compris ce que j’appelle la dialectique des effets de boomerang, se préparent en secret, ils sont souterrains, IMPRÉVISIBLES.

Et puis… il nous faudra choisir. D’autant que la vie peut se passer de l’espèce sapiens, et inventer d’autres formes de vie.

 

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1. Le rapport présente ça et là des fautes de frappe, le cellule 6 devient 60, Drexl→Drexel…

2. Deutschland-Berichte der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands (Sopade), 1934-1940, Reprint, 4. Aufl.- Salzhausen, Verlag Petra Nettelbeck, 1980.

3. En Allemagne, c’est l’État qui lève l’impôt pour les Églises, et l’on est d’emblée classé dans une des religions officielles. J’ai eu moi-même à me battre pour recouvrer les sommes prélevées sur mon salaire, parce que classée, à mon insu, sous l’étiquette ‘catholique’, la rubrique agnostique n’existant pas. À la chute du mur, ce type de prélèvement choqua les Ossi qui furent nombreux à « sortir » de l’Église pour ne pas avoir à payer cet impôt.

4. Dr. Dietlinde Peters lui a consacré une monographie, parue depuis dans la collection Jüdische Miniaturen, Spektrum jüdischen Lebens, Band 73, intitulée : Dr. Martha WYGODZINSKI (1869-1943), « Der Engel der Armen», Berliner Ärztin-engagierte Gesundheitspolitikerin, qui parut en 2008 chez Hentrich & Hentrich, Stiftung Neue Synagoge Berlin.
Une belle personne. Après des études de médecine en Suisse, Martha Wygodzinski s’installa à Berlin dans le quartier ouvrier du Prenzlauer Berg ; à Pankow, elle s’occupait d’une maison pour mères célibataires, s’engagea dans les mouvements féministes, devint membre du SPD. Elle fut la première femme a être reçue par la Société berlinoise de médecine. Elle exerça sa profession jusqu’en 1936, en septembre 1938 lui fut retirée son «Approbation», en juin 1942, elle fut déportée à Theresienstadt où elle mourut le 27 février 1943 d’épuisement et de faim.

5. Lea ROSH, Günther SCHWARBERG, Der letzte Tag von Oradour, 1. Auflage Januar 1992; 2. Auflage Mai 1994, Copyright: Steidl Verlag, Göttingen 1992, 1994.

6. SACHSO, Au cœur du système concentrationnaire nazi, par l’Amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen. Avec 42 photographies hors texte et un index, MINUIT / PLON, 1982.

7. Le camp dont il est question, Struthof, se situe en Alsace. Mais les fantômes des camps de concentration se ressemblent, ils/elles ont partagé la faim, le froid, la solitude, la dégradation, les réduisant à des ombres décharnées.

 

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